Modélisation de la CompleXité
Programme européen MCX
"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
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Note de lecture

Rédigée par J.-L. Le Moigne sur l'ouvrage de ERMINE Jean-Louis :
« Les systèmes de connaissances »
     Ed. Hermès, Paris, 1996. 160 p.

On aurait pu craindre que les métaphores de l'énergétique, sur lesquelles se sont construits depuis près de deux siècles les discours des sciences économiques puis des sciences de gestion, ne masquent cette complexité de l'économie de l'information et de la gestion des connaissances : il était si tentant d'interpréter de façon naive et sommaire la théorie mathématique de la communication de C. Shannon (1948), en prétendant que l'information était, comme la matière ou le travail, une grandeur mesurable, soumise aux lois de la conservation et de l'équilibre énergétique ; il suffisait pour cela d'oublier que l'unité de quantité d'information que dégageait la théorie, le bit, était une unité sans grandeur que l'on pouvait traiter et gérer en termes énergétiques, comme on le fait apparemment si aisément lorsqu'on veut modéliser les traitements et les transformation sde matière et de travail : les modèles de l'économie et de la gestion ne peuvent-ils "s'appliquer" aussi aisément aux "quantités d'information" qu'on les applique aux quantités de blé ou de watts, pour étudier leur production et leur transformation ? La tentation est et demeure grande d'oublier que l'information ne se détruit pas lorsqu'on la consomme, se multiplie lorsqu'on la partage et se développe lorsqu'on l'échange ! Ce qui permet aux "nouveaux énergéticiens", qu'ils soient économistes, gestionnaires ou informaticiens, d'appliquer leurs modèles de l'énergétique aujourd'hui bien rodés par un siècle de bons et loyaux services et par un quasi monopole dans les systémes d'enseignement.

Mais une des dernières venues de la recherche scientifique, la psychologie cognitive, allait progressivement proposer quelques modèles non énergétiques des transactions de ces artifices que sont les informations-connaissances que génèrent et manipulent à plaisir les êtres humains dans l'élaboration et la manifestation de leurs comportements. Modèles qui gagnèrent vite quelque considération dans les communautés scientifiques, non seulement parce qu'ils se référaient volontiers à une longue tradition culturelle, d'Aristote à C.S. Peirce ou à P. Valéry, mais aussi parce que les développements scrupuleux de la psychologie expérimentale leur donnaient, depuis les années cinquante, une crédibilité rassurante : les oeuvres de J. Piaget et d'H.A. Simon constituent aujourd'hui des repères épistémologiques fondamentaux pour toute recherche sur la cognition naturelle et artificielle, et donc pour toute interprétation des iprocessus de transaction affectant les "systèmes de symboles", ces artifices par lesquels nous relions dans l'action la forme et le sens, l'information et la connaissance.

Dès lors, nos exercices de modélisation de la gestion des connaissances ou d'économie de l'information vont pouvoir disposer d'un paradigme alternatif au paradigme énergétique pour se développer : appelons-le provisoirement le "paradigme de la cognition" pour le caractériser par référence à l'émergence contemporaine des sciences de la cognition et de la communication. Sans doute faudra-t-il l'affiner pour disposer d'un langage permettant de rendre compte de la complexité irréductible des processus socio-organisationnels de traitement de l'information ou de computation symbolique : on a proposé il y a peul de construire un paradigme "inforgéthique" autorisant le "changement de registre modélisateur" que l'on recherche (l'information est à l'organisation ce que la matière est à l'énergie. Mais cette correspondance est plus complexe encore puisque affectée par la capacité de décision éthique des acteurs en jeu). Réflexion paradigmatique et épistémique qui reste à poursuivre, sans que son inachèvement compromette la discussion des expériences qui pragmatiquement se poursuivent aujourd'hui : "En marchant se construit le chemin". Le célèbre vers d'A. Machado dit parfaitement le projet du livre que nous propose aujourd'hui J.-L. Ermine : à la fois retour d'expérience, méditation épistémique et proposition pédagogique, il nous livre une des premières synthèses dont nous disposons aujourd'hui pour aborder la gestion des connaissances dans et par les organisations sociales. Exercice novateur qui va s'avérer très bienvenu tant pour les praticiens (les gestionnaires et les informaticiens qui les assistent) que pour les chercheurs en ingénierie des systèmes d'information, et plus généralement en sciences de l'ingénierie des organisations sociales complexes.
Il faut souhaiter une large audience à cette "réflexion expérimentale", car les enjeux sont aujourd'hui importants : nos technologies de l'information se sont développées depuis cinquante ans pour assurer les fonctions de contrôle de nos organisations sur le mode de la régulation énergétique (ou de la première cybernétique). Il s'agit aujourd'hui de les mettre au service de leur complexe fonction d'intelligence : l'intelligence qui s'exerce et s'exprime par nos fascinants "systèmes de symboles" médiatisant nos "systèmes de connaissances", observaient déjà A. Newell et H.A. Simon dans leur célèbre "Conference Turing" de 1975. Un texte fondateur que nous pourrions utilement relire aujourd'hui pour interpréter dans ses multiples dimensions le riche exercice de transformation d'expérience en science que nous propose ici J.-L. Ermine.

J.-L. Le Moigne

Fiche mise en ligne le 12/02/2003


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