Modélisation de la CompleXité
Programme européen MCX
"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
Association pour la Pensée Complexe
 

Note de lecture

Rédigée par J.-L. Le Moigne. sur l'ouvrage de ARASSE :
« Léonard de Vinci, le rythme du monde »
     Ed. Hazan, Paris, 1997, 543 pages.

Il est peut-être un autre langage pour entendre la modélisation de la complexité ? Ce serait celui de "l'ingenio par le disegno". La "pensée graphique" de Léonard de Vinci nous révèle, dès lors qu'on y prête attention, "cette dimension active productive, de la pratique du dessin"... Ainsi "dessiner, c'est vraiment connaître" (p. 271-274), et "l'acte graphique a pour fonction d'"inventer"" (p. 289). Le disegno n'est-il pas "ce concert de lignes conçues par l'esprit, associé à la capacité de les représenter en actes de sorte qu'elles ressemblent à une chose qui existe ou qui pourrait exister", selon le mot d'un disciple de Léonard, Carlo Urbino, que rapporte D. Arasse (p. 133). Dessiner, concevoir..., un "concert de lignes". Est-il plus belle intelligence de la modélisation des complexités perçues par l'esprit humain ?

Un des immenses mérites de cette oeuvre monumentale de D. Arasse, qui enrichit notre intelligence de la "terrible vigueur de raisonnement"... qui est aussi familier pouvoir de l'esprit, est de nous rendre accessible et intelligible cet étonnant témoignage de Léonard : l'acte graphique est inséparable de l'oeuvre et il est intelligible. De l'invention de l'hélicoptère au tracé des mains de la Joconde, qui saurait séparer le modèle et la modélisation ? P. Klee, déjà, disait de cette oeuvre fascinante qu'est "Sainte Anne, la vierge et l'enfant" : "Née du mouvement, elle est elle-même mouvement fixé et se perçoit dans le mouvement" (p. 459).

Que l'on médite sur "la carte d'Immola" (p. 210), sur les études de l'architecte (p. 155), sur l'invention de la rôtissoire automatique (p. 208), ou sur la rare douceur de "la scapiliata" (p. 312), on reconnaîtra le modélisateur-compositeur, explorant le champ des possibles, transformant savoir-faire en savoirs qui susciteront d'autres projets. Que l'on s'arrête un instant sur l'invention du "sfumato", qui irrite tant nos cartésiens adeptes du trait clair et net, et l'on verra combien, et comment, "l'ombre qui n'appartient pas au corps fait comprendre le corps" (p. 308), comme le fond sur lequel se détache peu à peu cet arbre le fait comprendre mieux que le tas de sciure auquel nos analystes dits scientifiques voulaient le réduire en arguant de "leurs méthodes".

En s'attachant à explorer, en s'aidant d'une exceptionnelle documentation contem-poraine permise notamment par "l'invention" du Codex de Madrid en 1963, mais aussi de sa grande familiarité avec la "tradition léonardienne", D. Arasse nous permet d'enrichir notre intelligence de la méthode de Léonard (prolongeant et développant, sans rupture notable m'a-t­il semblé, les contributions accumulées depuis trente ans par C. Pedretti ou M. Kemp) : il l'actualise, nous la rend sensible et visible, invitant, peut-être à son insu, ses lecteurs pensifs à reprendre la méditation si novatrice alors qu'avait entrepris, il y a un siècle P. Valéry. Peut-être à son insu, disais-je, car je ne suis pas sûr que D. Arasse ait eu l'audace de s'engager assez dans l'exploration épistémologique stimulante dont il semble suggérer les vertus et appréhender les risques... académiques. Il reste qu'il rend possible un exercice aujourd'hui si tonique. Possible et prometteur : lorsqu'en 1894, à 24 ans, P. Valéry rédigeait son "Introduction à la méthode de Léonard de Vinci", il ne disposait que des premières traductions souvent médiocres, des "Cahiers" alors recensés, présentés dans un contexte quasi hagiographique. Un siècle après, les réponses qu'il apportait aux questions initiales : "Que peut un homme ? Comment fonctionne son esprit ?", ne sont-elles pas enrichies par les connaissances que nous proposent D. Arasse lisant Léonard de Vinci (et A. Pons lisant G. Vico et J. Robinson lisant P. Valéry) ? Il est peut-être aujourd'hui quelques lecteurs et lectrices de Léonard qui reprendront, pour le prochain siècle, quelques nouveaux commentaires sur la Méthode de Léonard de Vinci ?... Ils et elles contribueront grandement aux développements des sciences de la cognition et de la complexité qui nous aideront à transformer nos expériences en conscience de l'intelligible complexité ?

Il me faut ajouter un nota bene de circonstance : remarquablement illustré (320 illustrations) et édité, le livre de D. Arasse est un monument de bibliothèque... dont le prix est de 895 F. Comme on aura encore quelques difficultés à convaincre les institutions scientifiques et professionnelles du fait qu'il s'agit là d'un texte de référence épistémologique et pas seulement esthétique, il faudra faire appel au concours de quelques parents et amis désireux de vous faire un présent original !... ou à les associer en une légère coopérative bibliographique épistémo-civique ?

*

Le "Léonard de Vinci, le Codex Leicester, l'art de la science", édité par "Digitug 1997, 49320, Grézillé - le musée du Luxembourg", sous la forme d'un CD Rom et d'un ouvrage (qui reproduit les fac-similés des 36 pages manuscrites destinées à un vaste "Traité de l'eau" que méditait Léonard) sont publiées la même année. Malheureusement l'ouvrage ne publie pas de traduction, mais seulement un bref commentaire de chaque page rédigé par le Pr. Claire Farago. Le commentaire d'accompagnement vocal du C.D. Rom (remarquablement imagé) est de M. Kemp, mais l'enthousiasme pour la performance technologique des réalisateurs de C.D. Rom (CORBIS et, indirectement, Microsoft, Bill Gate étant le nouveau propriétaire du CODEX) est tel que les musiques d'accompagnement absorbent une bonne part de l'exposé oral qui n'est écrit nulle part. On rêve d'un lien hypertexte qui permettrait de passer du son brouillé au texte aisé à lire. En revanche, l'ouvrage d'accompagnement présente une longue introduction du Pr. C. Pedretti qui documente scrupuleusement l'histoire de cet étonnant manuscrit : ... de la méthode de Léonard de Vinci pour l'élaborer, l'écrire et le dessiner... jusqu'aux tribulations de ces pages qui, rédigées par annotations successives et enchevêtrées (l'hyper texte, déjà !), sans doute vers 1508-1510... disparaît pendant deux siècles, avant que "le grand pouvoir de l'or" ne fasse apparaître dans nos cultures cette oeuvre qui "ne sépare pas le comprendre du créer" (P. Valéry). La précédente exposition en France du Codex Leicester (alors Codex Hammer) de Léonard avait été présentée il y a quinze ans (au Musée Jacquemart-André, Paris) : la brève introduction qu'avait rédigée C. Pedretti à l'époque pour le catalogue révèle, par contraste, combien les études léonardiennes continuent à progresser... ; le "monument" de D. Arasse caractérisant sans doute une nouvelle étape qui va enrichir encore notre intelligence de la complexité de l'interaction du comprendre et du créer, du savoir et du faire. Confessons pourtant, en reprenant ce catalogue ancien (qui reproduisait les mêmes fac-similés des pages du Codex L.) une réelle déception : en 1982, le C.D. Rom n'était pas inventé, mais l'éditeur veillait à rédiger (et à traduire en français) des notices qui présentaient et interprétaient les textes et les dessins de chaque page rendant ainsi possible un "accès quasi direct" au texte pour le lecteur de Léonard qui ne déchiffre pas aisément l'italien. Pourquoi n'a-t-on pas repris ces trente-six fiches dans le C.D. Rom, à défaut de la traduction de "Guinti Barbera de Florence" ? Peut-être parce que l'exercice était techniquement trop facile : je soupçonne les éditeurs de ce C.D. Rom d'avoir été fascinés par leurs réalisations graphiques et picturales que nulle imprimante ne saura reproduire. Il est vrai que certains "écrans" sont d'une beauté et d'une originalité telle qu'on hésite à cliquer pour aller plus avant... comme on hésite à tourner une page du Arasse... après avoir lu les réflexions qui accompagnent telle reproduction... Concluant la présentation "codescopique" (ou "cédéronique") du chapitre consacré à "l'Esprit du Maître", M. Kemp évoque "la crise de la complexité"... Je ne suis pas sûr que le mot "crise" soit ici pertinent : n'aurait-il pas mieux valu parler ici de "stratégie de la complexité" ? Léonard, à la différence de Descartes est d'abord un concepteur (ingenio) qui s'exprime d'abord par dessins et desseins (disegno) plutôt que par analyse et simplification. Il privilégie toujours le "faire" sur le "fait". C'est bien de stratégie qu'il s'agit : création, émergence, production de science... les germes du "Nouvel Esprit Scientifique" nous apparaissent dans le mystère perçu d'un certain sourire.

J.-L. Le Moigne.

Fiche mise en ligne le 12/02/2003


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