Modélisation de la CompleXité
Programme européen MCX
"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
Association pour la Pensée Complexe
 

Note de lecture

Rédigée par J.-L. Le Moigne. sur l'ouvrage de DEBRAY Régis :
« Transmettre »
     Ed. Odile Jacob, Paris 1997. 204 pages.

Pour réfléchir intelligemment sur la complexité fascinante de la transmission au fil des siècles des cultures et des connaissances, et sur la prégnance invisible des techniques de cette transmission qui transforment peut-être ces "inoubliables" que sont nos croyances, rites, mythes ou savoirs, faut-il faire une place à cette nouvelle discipline que R. Debray propose depuis quelques années à nos académies sous le label judicieux de "médiologie" ? Le lecteur pressé de "Transmettre", essai de circonstance d'un auteur lui aussi pressé de nous convaincre à fût-ce "en clarifiant à coups de serpe" (p. 28) à risque de réduire ce plaidoyer pour la médiologie à cette revendication traditionnelle : "(Elle) réclame le droit, sinon à l'indépendance, du moins à l'autonomie interne... un médiologue doit traiter à son niveau propre des questions "mineures" que les sciences majeures... laissent nécessairement en souffrance parce qu'elles ne sont pas outillées pour ce faire" (p. 156). Droit qui risque de lui être contesté, elle en convient, par le "bon droit... des acquis professionnels..." sur lequel veillent "les gardiens des sciences instituées", par "la défense catégorielle de la "niche" corporative" et par "l'amour propre des "patrons""... "La méchanceté du milieu lui est consubstantielle, c'est un fait de nature, et de nature médiologique" (p. 194-195).

Si la médiologie nous apprend qu'il existe une "nature médiologique" qui secrète la méchanceté des académies contre la médiologie, nous apprend-elle aussi comment contourner cette méchanceté ? Ce n'était pas, dira l'auteur, le projet de son essai. On pourrait aussi penser que ce livre ambitionnait de doter "les ouvriers de la médiologie" des "outils rudimentaires et des maigres moyens qui leur permettraient de hâter" (p. 196)... cette reconnaissance d'un droit à la "niche académique" que revendique leur père fondateur. Mais celui-ci sait que son entreprise risquerait d'être tenue pour "une lubie de mégalomane et non pour un essai de savoir réflexif, si elle ne s'interrogeait sans relâche sur ses propres faiblesses (rendant la modestie obligatoire, quoi qu'on en ait)" (p. 193). Cet appel à la modestie risque de laisser le lecteur dubitatif, tant l'auteur, sûr de sa culture et de sa notoriété, n'en témoigne guère, manifestant même parfois une arrogance qui le dispense de "l'obstinée rigueur" de l'argumentation consciencieuse.

Parce qu'il interdit (au nom de quelle autorité ?) de "renoncer au postulat matérialiste qu'il existe un monde indépendant de nos représentations" (p. 139) et de "saborder le postulat de l'objectivité de la nature (qui) est la pierre angulaire de la méthode scientifique" (Monod) (p. 138), R. Debray va proclamer, sans nuancer ou relativiser son propos : "Rien de plus leurrant... que le fameux poème de Machado qui sert parfois de devise au constructivisme épistémologique... Car le propre du chemin fait de main d'homme est d'être tracé avant et de subsister après le passage du marcheur" (p. 138-139). Ah si nous avions écrit "piste" au lieu de "chemin" (p. 139), le maître médiologue nous eût pardonné au nom de son postulat sacré ! Monod convenait pourtant que sa définition de l'objectivité impliquait une "contradiction épistémologique profonde" (p. 33 de "Le hasard et la nécessité"), mais R. Debray, lecteur et auteur pressé, n'a sans doute pas eu le temps de lire le paragraphe suivant... et de s'interroger sur la portée de cette "contradiction épistémologique" ! S'il s'était livré à cette "critique épistémologique interne" de la médiologie au lieu de se cautionner du "système d'Auguste Comte" (seule alternative selon lui au système de Karl Marx ! : p. 12 ou p. 194), n'aurait-il pas rendu un réel service à la médiologie, et surtout aux citoyens qui s'efforcent d'agir dans ce "champ complexe" (p. 78) qui enchevêtre "matière organisée" et "organisation matérialisée" (p. 28) ? Il aurait sans doute perçu alors le caractère récursif (... et fort dépendant de nos représentations !) des concepts qu'il introduit (matière organisante ?, organisation matérialisante ?) et il aurait montré tout ce que les oeuvres d'Y. Barel et d'E. Morin apportent ici à sa réflexion sur "la transmission". Si "l'objet de la transmission ne préexiste pas à l'opération de sa transmission" (p. 37) à mais ne se leurre-t-il pas en avançant sans preuve cette "vérité générale" à que pourrons-nous dire lorsque l'objet transmis sera précisément l'opération qui le transmet ("le medium est le message" !) ?

Il aurait pu montrer les conditions épistémologiques permettant de légitimer "la base factuelle" des phénomènes socio-culturels et "l'invention du sens" que les générations successives leur attribuent peut-être (p. 137). Il aurait pu discuter les conséquences de l'hypothèse qu'il retient "de rendre au sujet en situation sa capacité de produire ses propres normes" (p. 134) au regard du postulat d'objectivité qu'il impose par ailleurs.

Peut-être alors aurait-il vu que lorsqu'il assure que "matérialiser... c'est tracer des signes mais aussi tracer des voies par où les faire passer" (p. 30)... il construit son chemin en traçant des signes... ce qu'il ne tient pourtant pas pour "un leurre". Où a-t­il trouvé la définition sacrée de ce "seuil de positivité et a fortiori de scientificité" (p. 13) que la Médiologie devrait franchir pour être enfin discipline autonome sinon enseignable ?

La réduction délibérée de la critique épistémologique à une topique méthodologique (au demeurant assez légère encore ; mais qui jetterait la première pierre aux explorateurs ? : les "façons de faire" en médiologie encha"nent trois "gestes" : "décentraliser, matérialiser, dynamiser", p. 161), est sans doute caractéristique de bien des recherches scientifiques contemporaines, tant orthodoxes qu'hétérodoxes. Mais les sciences de la communication et de l'information semblaient rejoindre de plus en plus volontiers les "nouvelles sciences de l'éducation" (cf. G. Lerbet, Nathan, 1996) dans ces exercices certes encore difficiles parce que peu familiers de "critique épistémologique interne" (le "Textes Essentiels" de D. Bougnoux, Larousse, 1993, en témoignait). Ne peut-on espérer que l'étude de la complexité des processus "technologisés" de transmission des connaissances dans les cultures contribue à son tour à cette entreprise, dont l'enjeu dépasse celui des querelles rituelles sur le statut académique d'une nouvelle sous-discipline ? Puisque R. Debray évoque, trop succinctement hélas, les contributions de L. de Vinci, de G. Vico ou de P. Valéry à son propos, ne peut-on espérer que, remettant l'ouvrage sur le métier, il s'efforce de construire, lui aussi, des "chemins qui ne sont pas encore là" (sinon il les aurait déjà foulés !) et qui sans doute un jour, tel "le sillage sur la mer, s'effaceront" à leur tour (dernier vers du poème de Machado, que R. Debray, auteur et lecteur pressé, a oublié de recopier). Que ce sentiment d'incomplétude épistémique, exacerbé sans doute par l'arrogance de l'écriture, ne détourne pas trop vite l'attention du lecteur citoyen (l'important n'est pas de devenir médiologue... il est de ne pas mourir idiot en se solidarisant de notre "Terre-Patrie" !) : les questions que soulève et qu'explore "Transmettre" sont, pour nous tous aujourd'hui, à l'heure du cyberspace et de l'hyper media, des questions pertinentes et urgentes. Et l'audace de ce livre est de les aborder par un verbe, qui appelle l'action : "Transmettre"... et qui appelle je crois d'autres verbes : re-produire et re-lier. Une stratégie cognitive rusée émergera peut-être dans cette trans-formation complexe.

J.-L. Le Moigne.

Fiche mise en ligne le 12/02/2003


 > Les statistiques du site :