Modélisation de la CompleXité
Programme européen MCX
"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
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Note de lecture

Rédigée par J.-C. Sallaberry sur l'ouvrage de FRONTISI-DUCROUX :
« Dans l'oeil du miroir »
     Paris, Odile Jacob, 1997, 298 pages.

L'ouvrage est composé d'un travail de Françoise Frontisi-Ducroux à propos de l'usage et de la représentation du miroir en Grèce ancienne, travail encadré par deux textes de Jean-Pierre Vernant, qui nous propose une relecture de l'Odyssée.

Françoise Frontisi-Ducroux nous présente une étude remarquablement documentée à que ce soit à partir des textes ou des images à de l'usage du miroir dans la Grèce antique. L'idée centrale est que cet objet participe de la construction de l'identité, de manière négative au sens institutionnel. En effet, si le miroir semble réservé aux femmes et ainsi caractériser leur position, on ne peut parler de construction d'une identité qui "ne concerne que l'individu mâle". Quant à ce dernier, la conception des Grecs est que son miroir est l'oeil d'un autre homme. Pour se connaître soi-même, l'homme grec tourne ses regards vers son ami à son heteros ego. La philia, ainsi, "sous-tend et cimente toutes les relations sociales". L'attribution du miroir à la femme et la réprobation attachée à l'usage masculin de l'instrument provient de ce que le miroir constitue un objet voyant plus passif qu'actif, qui par réciprocité visuelle dénie à celui qui s'y mire "le statut de sujet du voir". Pis, le symptôme majeur de la folie étant l'impossibilité de communiquer avec autrui, se regarder dans un objet comporte le risque d'altération, d'aliénation. Le rapport de cette position au mythe à on pense à Narcisse mais aussi à Dionysos à est soigneusement étudié, permettant une intéressante réflexion sur la question du double. La conclusion repère le miroir comme un "opérateur de la discrimination des sexes". Interdit (symboliquement) aux hommes en raison du danger de non ouverture à autrui et du danger d'aliénation, il convient aux femmes dont la condition est la fermeture, voire la réclusion à l'aliénation ne constitue pas un risque puisque la femme est autre par définition.

Jean-Pierre Vernant signe deux textes, "Ulysse en personne" et "Au miroir de Pénélope". Son érudition lui permettant de cultiver le lecteur tout en lui faisant plaisir, il l'invite à une lecture surprenante et merveilleuse de l'Odyssée. Surprenante parce que commençant par la fin, pour rappeler ensuite les épisodes antérieurs au moment où ils sont utiles à l'idée directrice. Merveilleuse car elle donne à entendre la musique de la langue d'Homère, tout en permettant de la comprendre : "le polumetis Odusseus, le poikilometis, Ulysse aux mille ruses..." à chacun peut entendre la filiation du français dans polumetis (de nombreuses ruses). Le centre du propos pourrait tenir en deux questions. Comment se fait-il qu'après des années de tribulations Ulysse débarquant enfin sur Ithaque, l'histoire ne se termine pas rapidement ? Pourquoi doit-il se cacher, se déguiser, avoir encore recours à des ruses ? L'hypothèse est ici que le "nom" dont il s'affuble face au cyclope, outis (personne), n'est pas seulement l'indice d'une ruse à malgré le jeu de mot outis-metis. Il a effectivement perdu son identité. Car la conséquence du séjour chez les lotophages à mangeurs du lotus qui fait perdre la mémoire à est l'oubli par Ulysse des siens et du retour. Or "comme le regard, comme la vision, l'oubli implique réciprocité... ne plus avoir en tête le souvenir des siens, de sa maison, de son pays, c'est du même coup sortir de la mémoire de ceux dont le souci a cessé de vous habiter". L'identité chez les Grecs suppose la réciprocité du face à face et de l'échange, qui permet de rappeler l'histoire et les exploits. Pour redevenir Ulysse, le héros doit l'être dans le regard des autres, notamment dans celui de Pénélope.

Ainsi, ce livre qui semble s'adresser aux "branchés" de la culture classique concerne chacun d'entre nous. En nous restituant certaines de nos racines, il énonce une hypothèse forte sur la représentation et l'identité. Cette dernière pourrait bien n'être que représentation. Et malgré le caractère intime attaché à sa conception, non seulement représentation de soi mais aussi représentation construite par les autres. Plus précisément, la représentation de soi semble s'autoriser des représentations construites par les autres. L'idée que nous ne pouvons pas ne pas tenir compte des autres n'est pas nouvelle, pensera-t-on. L'hypothèse que la construction de soi passe par l'autre est énoncée par plusieurs auteurs contemporains. Mais il y a justement lieu d'inverser le sens, si j'ose dire, de la nouveauté, puisque depuis huit siècles avant notre ère l'aède antique nous adresse ce message.

J.-C. Sallaberry

Fiche mise en ligne le 12/02/2003


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