Rédigée par Serge Diebolt sur l'ouvrage de ARNAUD André-Jean et FARINAS DULCE Maria-José : |
« Introduction à l'analyse sociologique des systèmes juridiques » Bruxelles, Bruylant, 1998, 378 p. |
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Pour le lecteur (fût-il ou non étudiant), la première partie de l'ouvrage (Les paradigmes fondateurs) sera une véritable introduction à la sociologie juridique. Même si les plus grands auteurs sont cités, l'accent n'est pas tant mis sur la documentation que sur une description vivante de l'évolution des modèles et des paradigmes qui se sont succédés au sein d'une même discipline : la sociologie juridique. On sent ici la volonté de faire comprendre plutôt qu'apprendre. Par exemple, comment à l'origine fortement marquées par le positivisme et la monodisciplinarité, sociologie, droit et politique vont parfois, sous l'impulsion de penseur prestigieux ou au gré des circonstances, entrebâiller entre elles quelques portes, et dans quelles limites. L'ouvrage expose pour ce faire le courant les idées en les situant, chose rare et qui mérite d'être soulignée, dans le temps et l'espace.
Le lecteur pourra alors adopter une double lecture : la découverte de la diversité des courants de pensée qui ont traversé la pensée socio-juridique au fil des siècles, et la méditation devant l'enchevêtrement et les errements de ces différents courants : pourquoi un savoir a-t-il autant de mal à se mettre à distance de lui-même pour se constituer en théorie ? Pourquoi, si l'objet observé est prétendument externe à l'observateur, ne semble-t-il pas pouvoir être pensé de manière objective ?
La réponse est contenue en termes implicites dans le plan même
de l'ouvrage : parce que l'analyse sociologique du droit ne peut par
essence se distinguer d'une prise de parti concernant l'objet qu'elle
étudie. Expliciter la prise de décision en droit, c'est par
là même dévoiler un pan de son mystère, et l'exposer
à la critique. Par conséquent, et dans la mesure où
sa procédure influence son fond, la décision humaine ne peut
se décrire de manière objective quand elle touche au domaine
des choix collectifs. Et ce petit ouvrage de mériter sa place dans
notre bibliothèque de la complexité, car il nous montre une
pensée juridique conçue comme s'organisant pour
organiser : la pensée juridique suit un mouvement
fondamentalement complexe.
Néanmoins, cette caractéristique est loin d'en favoriser l'étude, comme nous le montre une seconde partie (Les paradigmes émergents) prospective et ouverte.
Car si les fausse certitudes de la pensée rationalisante ont engendré des paradoxes, la résolution de ces paradoxes ne passe pas par une simplification des schèmes cognitifs, bien au contraire. Puisque la société contient le droit mais que le droit régule la société, le droit régule tous les phénomènes qui concernent le social, c'est-à-dire la décision humaine. Sa discipline n'étant par définition pas autonome, le sociologue juriste se voit ainsi amené à l'élargir à quasiment tous les domaines des sciences. Et dans la mesure où son objet se reformule continuellement au fur et à mesure qu'il l'explicite, il est alors pour lui plus adéquat de parler de projet constructiviste que d'objet positivement descriptible.
Partant de ces bases épistémologiques, il pourra alors construire des modèles cognitifs ou normatifs (chapitre 2), qui lui permettront de donner un éclairage nouveau sur des questions diverses qui peuvent s'étendre à l'échelon planétaire (chapitre 3) : la globalisation, le pluralisme, l'alternatif et l'informel, la polycentricité (voisine de la polysystémie chère à André-Jean Arnaud)...
Ce tour d'horizon se clôt (section 4) par l'exposition d'un modèle de décision complexe appliqué au droit. Ce modèle (p.343 s. Le texte intégral de cette section est également visible sur le site internet de l'AE-MCX (http://www.mygale.org/09/mcxapc - forum de l'atelier 11), ou directement à l'adresse : http://www.msh-paris.fr/ red&s/communic/arnaud/ciress_4.htm) propose une représentation du processus de décision dans le cadre judiciaire. Selon lui il revient :
1. aux parties elles-mêmes de construire leurs problèmes (ce qu'elles ne pourront réaliser éventuellement qu'avec la parti-cipation d'aides psychologiques, sociales, familiales, d'experts, etc.) ;
2. à l'avocat d'imaginer des plans d'action qui constituent des projets d'actions satisfaisants ;
3. au juge de choisir parmi ces plans d'action celui qui sera le plus
satisfaisant
On pense immédiatement aux trois niveaux du schéma
décisionnel tel qu'exposé par Simon et Le Moigne (Science
des systèmes sciences de l'artificiel, La modélisation des
systèmes complexes, respectivement). Ce schéma, s'il est
séduisant, n'est toutefois ici pas totalement exempt de griefs. On
pourrait par exemple objecter que le rôle de l'avocat consiste souvent
à interroger le client pour l'aider à construire son
problème, se rapprochant davantage du médecin psychiatre (cf.
à ce sujet les nombreux ouvrages de J. Miermont). De plus, même
s'il ne peut statuer ultra petita, le juge peut tout de même
rendre une décision telle qu'il reconstruit véritablement
la décision selon ses propres projets. Il n'y aurait donc pas un,
mais plusieurs processus de décision judiciaire, ou alors un
métaprocessus endogène mais disposant d'une raison propre,
transcendante par rapport à ses acteurs (car résultant de leurs
interactions).
Comme on le voit, l'ouvrage se termine sur une discussion largement ouverte,
et a le grand mérite de poser in fine plus de questions qu'il
n'apporte de réponses, peut-être plutôt du fait même
du nombre de réponses qui ont été auparavant exposées.
La bibliographie et le style, même s'ils se veulent ouverts, sont
néanmoins globalement tournés vers le droit et la sociologie,
ce qui ne surprendra pas compte tenu du titre de l'ouvrage. Que ceci ne
décourage cependant pas le lecteur qui ne serait ni sociologue ni
juriste, dès lors qu'il possède un esprit curieux et qu'il
désire aiguiser chemin faisant ses propres réflexions sur les
grandes questions de ce siècle.
Serge Diebolt
Fiche mise en ligne le 12/02/2003