Modélisation de la CompleXité
Programme européen MCX
"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
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Note de lecture

Rédigée par Michel Cucchi sur l'ouvrage de DEJOURS Christophe :
« Souffrance en France »
     Seuil, 1998, Collection L'Histoire immédiate.

Christophe Dejours, psychiatre enseignant au CNAM, reprend la réflexion laissée par Hannah Arendt sur la "banalité du mal et son dernier ouvrage, "La vie de l'esprit", pour étudier la manière dont la souffrance est infligée à autrui dans la société néolibérale contemporaine, notamment dans les entreprises, en utilisant l'expérience historique que nous a léguée l'horreur nazie. Il constate d'abord que c'est toujours au nom de justes causes qu'est mobilisée l'aptitude de chacun à faire souffrir, mais, "si la guerre se poursuit, c'est [d'abord] parce que la machine de guerre mise en place fonctionne" (p. 13). Pour expliquer ce fait primordial, deux réponses sont possibles : cette guerre est dans la logique interne du système (ici le marché mondialisé), lequel est mu par des lois naturelles ; l'autre point de vue, illustré ici par Christophe Dejours, tient les lois économiques pour "instituées" et l'évolution des conjonctures "sensible aux décisions et aux actions humaines" (p. 13). Dès lors, "la question [...] n'est pas de chercher à comprendre la logique économique, mais de suspendre au contraire cette question, pour concentrer l'effort d'analyse sur les conduites humaines qui produisent cette machine de guerre et sur celles qui conduisent à y consentir, voire à s'y soumettre" (p. 14).

Le travail occupe dans cette réflexion une place centrale. "C'est par la médiation de la souffrance au travail que se forme le consentement à participer au système. Et lorsqu'il fonctionne, le système génère, en retour, une souffrance croissante parmi ceux qui travaillent [...]. Plus ils donnent d'eux-mêmes, plus ils sont "performants", et plus ils font de mal à leurs voisins de travail, plus ils les menacent, du fait même de leurs efforts et de leurs succès" (p. 15). La souffrance engendre en retour des défenses individuelles et collectives, si bien que dans les phénomènes de violence, contrairement aux conceptions classiques, "la souffrance est première" : pour lutter contre cette souffrance au travail, susceptible de rompre l'équilibre psychique, le sujet mobilise des défenses : défenses individuelles, défenses collectives sous forme de "stratégies collectives de défense" (p. 39), toutes étant capables de générer à leur tour de la violence sociale.

La pérennité de cette situation est expliquée par deux facteurs-clés : c'est d'abord la peur, engendrée par le phénomène de "précarisation" (p. 59). "L'élément décisif qui fait verser le rapport au travail au profit du bien ou du mal, dans le registre moral et politique, est la peur" (p. 176). La lutte contre la peur atténue la conscience morale et augmente la tolérance au mal. C'est aussi le mensonge, "sans lequel l'exercice du mal et de la violence ne peut pas perdurer" (p. 167), intervenant comme processus de rationalisation (ce dernier terme étant pris dans son sens psychopathologique). "La boucle est bouclée, lorsque la stratégie collective de défense rejoint le processus de rationalisation pour l'alimenter et s'en nourrir. On est alors dans l'idéologie défensive, et la violence se profile à l'horizon" (p. 113).

Pour l'auteur, "le processus de mobilisation et de mobilisation de masse dans la collaboration à l'injustice et à la souffrance infligées à autrui, dans notre société, est le même que celui qui a permis la mobilisation du peuple allemand dans le nazisme" (p. 134), même si des différences existent : différences d'objectifs (dans le premier cas, c'est la puissance économique ; dans le second cas, c'est la domination du monde) et de moyens (intimidation dans le premier cas, terreur dans le second cas). Le problème dans le contexte des rapports au travail est "de comprendre le processus grâce auquel des "braves gens" dotés d'un "sens moral" consentent à apporter leur concours au mal, et à devenir, en grand nombre, voire en masse, des "collaborateurs" (p. 95) :

- Une première explication est la valorisation du mal, qui se pare des vertus de la morale. Alain Finkielkraut note par exemple que "la violence nazie doit être accomplie non par goût mais par devoir, non par sadisme mais par vertu, non par plaisir mais par méthode [...] au nom de principes supérieurs et dans le souci constant de l'œuvre à exécuter [...]. Le pouvoir hitlérien [...] a donné au crime toute l'apparence - et tout l'appareil - d'une morale avec obligations et sanction" (L'humanité perdue, pp. 76­77). Christophe Dejours soutient que le mécanisme permettant ce "retournement de la raison éthique" n'est possible "que parce qu'il est fait au titre du travail, de son efficacité et de sa qualité" (p. 99).

- Une seconde explication est le recours aux ressorts de la virilité. "Le discours viril est un discours de maîtrise, appuyé sur la connaissance, la démonstration, le raisonnement logique, supposé ne laisser aucun reste" (p. 126). Elle relève de la rationalité "pathique" contre la rationalité "morale-pratique".

Pour Agir contre la souffrance, comme on ne peut condamner les stratégies défensives, nécessaires à la sauvegarde de l'intégrité psychique, il faut agir en deçà de la souffrance, au niveau de la rationalité pathique de l'action.

- Agir d'abord sur le mensonge : c'est le maillon le moins solide de la chaîne de "banalisation du mal". En s'y attaquant, on peut espérer "un réveil de la curiosité dans la société et surtout un intérêt renouvelé de la communauté scientifique pour le travail" (p. 167).

- Intégrer la rationalité pathique dans les représentations, ce qui revient à ne plus exclure le sujet de nos représentations de l'organisation de production comme de l'organisation sociale.

- Reprendre la question éthique du courage : cette étude peut s'inspirer des modèles professionnels massivement féminins, tels que la profession d'infirmière : conduites associant "recon-naissance de la perception de la souffrance, prudence, détermination, obstination et pudeur" (p. 169). "Le courage, à l'état pur, sans adjonction de virilité, est une conquête foncièrement individuelle" (p. 125).

Nous pouvons bien sûr ne pas partager toutes les préoccupations de Christophe Dejours, et le trouver moins convaincant sur sa critique du management moderne, lorsqu'il classe par exemple (p. 47) André Gorz parmi les partisans des thèses néolibérales ! Son témoignage apporte cependant beaucoup sur les thèmes relatifs à la souffrance au travail et est à méditer quant aux formes que doit prendre notre projet de prendre soin de l'homme en travail dans les organisations.

Michel Cucchi

Fiche mise en ligne le 12/02/2003


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