Modélisation de la CompleXité
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"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
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Note de lecture

Rédigée par J.-L. Le Moigne sur l'ouvrage de DE PERETTI André :
« Energétique personnelle et sociale. Du changement à l'inertie ? »
     Ed. L'Harmattan, Paris, 1999, ISBN 2-7384-8035-7, 439 pages.

Est-ce le bon titre pour cette œuvre attachante qu'il faut peut-être montrer d'abord par ses derniers mots qui surprendront, hélas, bien des énergéticiens : "... Et l'humour n'est-il pas la démarche d'une complexité saisie qui se dénoue en conscience, d'une lucidité qui s'affine en tendresse, d'une vigueur qui s'infléchit ou s'inverse en délicatesse ?". Conclusion qu'entendront, j'en suis certain, tous ceux qui ont eu la chance d'écouter et de dialoguer avec André de Peretti, polytechnicien et poète, administrateur et pédagogue, écrivain, animateur et formateur infatigable depuis un demi-siècle.

Je ne sais, mais je voudrais convaincre tous les citoyens, qu'ils fassent profession des sciences dures (et l'énergétique n'est-elle pas une des plus dures ?) ou des sciences douces (celles qui s'attachent à la connaissance de la personne humaine et de ses sociétés), que, par ce livre, ils se retrouveront unis, conjoints, en permanente reliance : le témoignage de ce penseur de grande culture leur montrera combien cette utopie est et peut être réaliste.

Je saurais mal le faire autrement qu'en leur conseillant de lire le livre plutôt que mes quelques commentaires. Tout au plus les inviterais-je à ne pas attacher trop d'importance au titre : car l'Énergétique ici joue plus le rôle d'une puissante fusée de lancement que celui d'une description de l'orbite magnifique que parcourt cette caméra embarquée.

La première partie, certes, honore le contrat annoncé : vous saurez tout ou presque sur la prégnance des métaphores que la puissante science énergétique, riche de la longue histoire des sciences du mouvement puis de la forme (cinématique, dynamique, hydro- et thermodynamique, mécanique quantique...), a léguée à nos cultures : potentiel, résonance, tension, force, rupture, impulsion, champ, onde, articulation, assimilation, conversion, symétrie, équilibre, inertie, intensité, flux, tourbillon, fission, fusion, évolution, transformation,... La liste est longue de ces concepts précieux sans lesquels nous ne pourrions guère décrire nos perceptions de nos actes.

Puisqu'ils nous sont si précieux, ne nous devons-nous pas de comprendre les contextes dans lesquels ils se sont formés et par lesquels ils se relient se donnant sens mutuellement par leurs interactions ? Si nous n'y prenons pas garde, il y aura toujours un académicien imprécateur qui nous censurera au nom d'une imposture qu'il dira intellectuelle alors qu'elle ne sera que banalement corporative. Et il criera si fort que nous n'oserons pas lui faire remarquer qu'il commet lui aussi les mêmes impostures en manipulant sans vergogne le concept d'énergie qu'il est bien incapable de définir de façon unique, stable et mesurable. (Demandez-lui quelle est l'unité de mesure de l'Énergie : vous verrez qu'il vous répondra par la mesure du Travail, ce qui devrait l'inciter à convenir qu'il est mal venu à nous donner des leçons de rigueur intellectuelle !).

Et c'est sans doute parce que ce concept est si complexe qu'il s'avère si commode pour amorcer la description de bien des situations que les humains perçoivent complexes, qu'elles relèvent des sciences dures ou des sciences douces. Nulle imposture dans son usage dès lors qu'il est "lucide, délicat... et chargé d'humour"... Vertu que l'on trouvera en lisant les pages qu'André de Peretti consacre à l'Énergétique et à son histoire (sans toujours nous rappeler un clin d'œil que les "scientistes durs" auxquels il se réfère par probité scientifique usuelle, n'ont pas souvent eu ce sens de l'humour qui aurait du atténuer l'assurance voire l'arrogance de leur propos).

Peut-être nous dira-t-il en une autre occasion pourquoi il n'a pas retenu, dans cette longue histoire qui commence avant Aristote et qui va s'accélérer à partir de 1850, le récit de la prégnante domination de "l'énergétisme" (ou de la "doctrine énergétique" de W. Ostwald, Prix Nobel 1909) au début du XXe siècle ? Ses contemporains ne s'étonnaient pas de lire ses appels lyriques voire mystiques, qu'entendaient volontiers les grands scientifiques que cite A. de Peretti : "C'est dans l'énergie que s'incarne le réel ; elle est le réel en ce qu'elle est ce qui agit. On n'a jamais trouvé d'incarnation aussi vivante du savoir humain..." (Ostwald, "l'Énergie", 1908). Ce n'est pas par hasard que l'éminent énergéticien français Henry Le Chatelier préfaçait en 1913 une des premières traductions importantes des études de F.W. Taylor ("La Direction des ateliers" ; et je ne suis pas certain que les grands philosophes de l'époque qui nous influencent encore aujourd'hui (H. Bergson, P. Teilhard de Chardin, ...) y furent insensibles ? S. Lupasco, que A. de Peretti cite avec plaisir tout en convenant des limitations de sa "théorie des trois matières" (p. 93) n'est-il pas le dernier avatar contemporain de cette "puissante doctrine énergétique" ? (Mais est-il le dernier ? : ses disciples, inattentifs à la légèreté épistémologique de son propos, sont encore nombreux).

Dans le même temps d'ailleurs, la science économique trouva dans cet énergétisme une orientation paradigmatique si commode pour garantir son apparente scientificité académique, qu'elle ne s'en est pas encore complètement débarrassée un siècle après ; et je soutiens volontiers que les conséquences pour l'économie de notre vie quotidienne de cette réactivation du Saint Simonisme par l'Énergétique Ostwaldienne nous fut fort dommageable.

Les trois autres parties pourraient fort légitimement être présentées comme une synthèse de l'œuvre psychosociologique importante d'André de Peretti, synthèse à laquelle l'énergétique sert de cadre peu contraignant plutôt que de substrat paradigmatique fondateur : cet attentif lecteur et interprète de Carl Rogers a su être sensible à toutes les recherches qui depuis un demi-siècle s'efforcent de donner sens à ces complexes familiers que sont les êtres humains en relation entre eux, avec eux-mêmes, avec leur planète. L'énergétique ne sert ici que de support à "l'approche heuristique de ce projet " (p. 9) : quelques dessins pour ce dessein de modélisation ou de compréhension, dans l'expérience.

Et l'expérience d'A. de Peretti est si riche et si variée que nous en sommes à chaque page enrichis : dès 1950, la décolonisation et sa fraternité avec L. Massignon, l'essor de la psychosociologie en France dès les années 60, puis les responsabilités institutionnelles dans les grands systèmes d'enseignement tant en France que pour l'ONU et l'UNESCO... toutes ses expériences seront sans doute plus visibles pour le lecteur que ses œuvres littéraires et poétiques ; mais celles-ci se percevront souvent en filigrane. Les concepts réducteurs d'une théorie énergétique souvent soucieuse "d'imposer ses verdicts "(E. Morin, La Méthode, t. 4, p. 248, cité ici p. 414) vont être subrepticement relativisés, même si l'on ne va pas jusqu'à dire avec G. Bateson parlant de la modélisation des processus mentaux et communicationnels : "Toute tentative visant, comme cela est fréquent, à construire un cadre théorique pour la psychologie et le comportement, en empruntant aux sciences exactes la théorie énergétique, relève du non-sens et de l'erreur manifeste...". Mais on n'en est pas loin, lorsqu'on dit avec E. Morin : "la théorie ne doit pas être... instrumentalisée... elle doit être... domestiquée. Une théorie doit aider et orienter les stratégies cognitives qui sont menées par les êtres humains..." (id. p. 248 cité p. 360) : cette formule retient tant l'attention d'A. de Peretti qu'il l'a reproduira deux pages plus loin, p. 362, pour l'appliquer à la formation des maîtres invités à accélérer "l'oscillation entre théorie et pratique".

Je ne crois pas que je trahirai sa pensée en reprenant ce qu'il écrit de la réduction de toute pensée au "politique d'abord", et en l'appliquant (aussi ) à "l'énergétique d'abord" : "J'ai ressenti l'excès d'une thèse exposant le "politique d'abord" (ou l'énergétique d'abord ?) ... je regrette que beaucoup de chercheurs, de formateurs, d'enseignants, d'intellectuels ou de sociologues français de gauche comme de droite, se laissent inlassablement séduire par la simplicité de cette thèse... au point de ne plus se reconnaître le droit à des innovations ou à des actions avisées. Car s'il est vrai que la politique (… l'énergétique...?) est en transversalité de toute activité et de tout rapport social, on ne peut oublier qu'il y a d'autres transversalités qui ne sont pas "politiciennes" (ou énergétiques !). Et dialogiquement, il n'est pas légitime de déduire que toute activité et toute relation doivent prendre des formes... qui appartiennent à l'ordre ou à la sphère propre du politique (de l'énergétique ?) ... Plus généralement il est exclu que soit affirmée d'emblée, par anxiété ou obsession, la suprématie d'un niveau ou d'un processus quelconque, en vue d'édifier une intelligibilité définitive..." (p. 378).

Légitimité, intelligibilité : c'est sans doute par ces deux mots clés que je suis tenté de synthétiser ici l'essentiel du projet, ou de la quête, qui guide la passionnante aventure d'André de Peretti dans les champs de la connaissance en actes, ce qu'il appelle "une cohérence raisonnable ouverte aux devenirs abordés grâce à un compagnonnage chaleureux, en respect de tout hétérogène" (p. 416). Appel à l'hétérogène qui m'incite à préférer l'intelligibilité à la cohérence et à nous inviter à quêter avec plus d'exigence encore les arguments qui assureront ici et maintenant la légitimité de nos propos et de nos enseignements. Car l'énergétique, malgré sa cohérence interne, n'est pas condition de légitimité, et le "Principe de Moindre Action" qu'elle sacralise, s'il décrit l'abeille minimisant sa consommation de cire pour construire sa cellule si parfaitement géométrique, ne permet pas de rendre compte de l'architecte concevant son projet ; projet qu'il peut vouloir à l'inverse de l'abeille, responsable et solidaire... Pourquoi nous interdirions-nous de le représenter et de l'interpréter sous le prétexte que le principe énergétique de moindre action ne le permet pas ! Pour reprendre les métaphores proposées par K. Marx, si le travail peut faire pour l'homme "de sa propre production, sa propre déperdition, sa punition" (citation reprise par A. de Peretti, p. 261), il peut aussi être pour lui "du même coup son propre but, dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d'action..." au lieu d'être soumis à la loi du principe de moindre action qui l'asservirait.

C'est peut-être la discussion de la légitimation des énoncés proposés par l'énergétique, et donc la "critique épistémologique interne" de cette énergétique qu'il faudra poursuivre en repartant de l'état des lieux si bien brossé par A. de Peretti. L'exercice est difficile, mais le signal d'alerte semble toujours le même : chaque fois qu'une construction théorique nous propose un gain en intelligibilité au prix d'une réduction ou d'une simplification dont nous pouvons être conscients, il importe de nous interroger sur la légitimité ou sur l'enseignabilité de cette théorie, ici et maintenant. Exercice critique de désacralisation de la science auquel nous ne sommes pas accoutumés : on peut comprendre sans simplifier, et peut-être le doit-on ? C'est cela je crois qu'E. Morin appelle "l'éthique de la compréhension". En relisant un des derniers alinéas intitulé "Multiplicité, personnalisme et démocratie", dans lequel A. de Peretti parvient à nous faire découvrir quelques réflexions essentielles pour ce propos de Kant ("Agir de telle sorte que..."), de N. Wiener, de W. Gibbs, de J. Piaget et de J. Illitch, (p. 410), je me dis que c'est en d'autres termes ce qu'il veut nous faire sentir : cette éthique de la compréhension qu'il interprète par la permanente "dialectique de la pensée et de l'action" sera la source de la légitimation critique de son propos.

J.-L. Le Moigne

Fiche mise en ligne le 12/02/2003


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