Modélisation de la CompleXité
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"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
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Note de lecture

Rédigée par Georges Lerbet sur l'ouvrage de LE GOFF Jean-Pierre :
« La barbarie douce. La modernisation aveugle des entreprises et de l'école »
     Paris, La Découverte, Sur le Vif, 1999, 127 pages

"Peut-on se révolter contre l'" autonomie ", contre la " transparence " et la " convivialité " ? Que faire face à des pouvoirs et à des institutions qui ne cessent de dire et de répéter qu'ils ne sont là que pour prendre acte et pour répondre au mieux à la " demande sociale " et aux " besoins des individus " ?". En ces deux interrogations, l'auteur exprime à la fois les composantes de la barbarie douce et les difficultés que l'on rencontre pour en combattre le caractère insidieux qui se diffuse dans la société globale en général et dans les entreprises et à l'école en particulier.

Le travail sociologique esquissé par Jean-Pierre Le Goff jouera, à n'en pas douter, un rôle éveilleur chez le lecteur qui n'est pas trop contaminé par la doxa à la mode, cette doxa constituée de maîtres mots qui servent à justifier, voire à imposer subrepticement, le management dans les entreprises et le pédagogisme dans le système scolaire. Au fil des pages les exemples débusquent bien le piège tendu à chacun d'entre nous qui sommes concernés comme travailleurs, comme parents, voire comme usagers du système éducatif. Les mots vidés de toute signification profonde, réduits à une logorrhée de surface sont là pour imposer des injonctions en face desquelles on demeure démuni quand on se laisse priver de sens critique. Or, cette privation s'opère au nom d'une certaine (pseudo- ?) scientificité que je voudrais dénoncer ici, de façon peut-être plus accentuée que ne le fait Jean-Pierre Le Goff, dont l'ambition est surtout descriptive.

Descriptive, en effet, puisque la première partie du livre ("moderniser à tout prix", pp. 11-68) est consacrée à un travail de sociologue très accompli. Elle laisse cependant un peu le lecteur sur sa faim quand la seconde ("Comment en est-on arrivé là ?", pp. 69-111) contient surtout un causalisme culturel en référence aux effets pervers de l'idéologie soixante-huitarde. Il n'y a donc pas, dans ce livre, de tentative d'interrogation de la "barbarie douce" qui s'appuierait sur un recadrage épistémologique. Or, si ce recadrage paraît devoir s'imposer, il demeure ici à l'état latent, peut-être en raison du positivisme sociologique encore puissant dans lequel baigne encore l'auteur.

Ce recadrage épistémologique que suscite chez moi la lecture du livre de Jean-Pierre Le Goff consiste précisément à commencer par rendre lucide combien l'usage que font des sciences humaines, les managers, politiques et "pédagogistes" repose sur un modèle de type strictement behavioriste, voire de conditionnement. Cela signifie que l'individu n'est envisagé que comme réagissant à une situation stimulante. Autrement dit, le spécialiste de la discipline considère qu'il est dans le vrai quand il se contente de lire à sa façon ce qu'il "voit" de l'autre. Ce faisant, il se croit autorisé à transformer sa lecture en jugement pertinent et "scientifique". Il opère alors selon une démarche pseudo analytique, grossière et souvent grotesque dans ses applications, en tout cas vidée de tout fondement de l'ambition de scientificité.

Cette ambition médiocre n'est plus que la justification d'un projet latent de réponse ajustée à une norme sociale préétablie, même si cet établissement reste implicite : quoi de plus "sérieux" que de s'appuyer sur des enquêtes, sur des questionnaires remplis par l'intéressé pour justifier un licenciement ? Quoi de plus sérieux que de regarder un enfant de quatre ans pour induire, du haut de son statut d'adulte "compétent", une image sociale qui suivra le bambin durant sa scolarité jusqu'à l'âge adulte, parce que un "comportement" normé et inventorié comme tel, aura été inscrit dans un livret scolaire ainsi contaminé par les projections d'un enseignant ?

Où est la science même positive dans tout cela ? Évidemment nulle part.

Si ces traces de pseudoscience perdurent elles s'affirment surtout comme contre productives. C'est particulièrement le cas quand elles sont censées viser l'autonomie. Dans l'exposé de l'usage qui en est fait, Le Goff montre bien qu'au mieux ce mot évoque une notion en tant que "compétence transversale", mais jamais un concept. Il ne saurait du reste en être autrement puisque, depuis les travaux de von Foerster en particulier, nous savons que l'autonomie ne peut constituer un observable que par défaut, en raison du principe selon lequel plus un système vivant est autonome, plus son comportement contient une part importante d'imprévisibilité ; ce qui constitue précisément une contre-épreuve à l'ambition béhavioriste concernant ce trait de l'individu.

A travers ce seul trait, mais ô combien central chez tout individu ! on perçoit combien il y a bien pratique de manipulation quand est fait le déni de la complexité des systèmes autonomes, en leur appliquant des paradigmes aussi impertinents que pervers. On perçoit aussi la nécessité d'une avancée épistémologique pour mettre en évidence les dangers de ces manipulations qui ruinent la conscience et ce qu'il peut y avoir de traces de science chez ceux qui s'y adonnent.

Mais aussi on soupçonne combien une pensée philosophique très riche à l'instar de celle de Ricoeur peut apporter une corroboration à ces critiques. Quand Le Goff se réfère heureusement à cet auteur dans des notes qui sont autant de clins d'œil, le lecteur éprouve le besoin de faire clairement émerger cette pensée comme recours méditatif et il se pose la question du sujet et il n'éprouve que plus de regret que cette question demeure absente ou diffuse dans les pages si intéressantes qu'il peut lire.

Il n'y a, bien sûr, dans cette étude et comme pour mieux dénoncer le langage "moderniste" que des "acteurs" impliqués dans des stratégies tellement "citoyennes" qu'elles n'ont plus rien de civique. Si bien que faute de reconnaître l'autonomie du subjectif et l'authenticité qu'elle suppose, il ne saurait exister de sujets. Car une telle existence impliquerait des interrogations sur l'assujettissement, c'est-à-dire précisément ce sur quoi la barbarie opère un masquage qui est d'autant plus accentué que la douceur prévaut.

En fait, le rôle éveilleur de ce petit livre me paraît exemplaire pour quiconque en fait un outil de réaction et partage la révolte de son auteur. Il m'aurait peut-être encore davantage paru salutaire si Jean-Pierre Le Goff était allé jusqu'à poser la problématique du devenir des sciences humaines qui demeurent enferrées dans le paradigme positiviste encore dominant, et quand sont évités les travaux d'auteurs comme Barel, Dupuy, Varela, etc. lesquels confortent le rôle que jouent le paradoxe et le tragique dans le bio-cognitif et le social ; ce qui ne se résout pas dans une moralisation unicisante appuyée sur une pseudo scientificité porteuse de langue de bois, mais peut-être davantage sur la difficulté qu'il peut y avoir à construire une éthique (tragique) du sujet.

Georges Lerbet

Fiche mise en ligne le 12/02/2003


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