Modélisation de la CompleXité
Programme européen MCX
"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
Association pour la Pensée Complexe
 

Note de lecture

Rédigée par J.L.Le Moigne sur l'ouvrage de MORIN Edgar :
« Itinérances, entretien (1999) avec Marie-Christine Navarro »
     Editions Arléa - France Culture, Paris, 2000, ISBN 2-86959-501-8, 104 pages.

Est-ce une coïncidence, ou un signe de notre temps hésitant entre les multiples formes de la médiatisation ? Je ne sais : sur nos tables presque simultanément ces dernières semaines, trois petits recueils reprenant des entretiens radiophoniques pour les deux premiers, parfois partiellement publiés vers 1992 pour le dernier, entretiens à voix multiples ordonnés autour d'Edgar Morin et de son œuvre.

Peu importe, puisque ces trois petits livres nous vaudront chacun une soirée de bonheur, celui de la conversation avec Edgar Morin au fil d'une "Itinérance"(quel joli mot) qui nous fera rencontrer sans surprise auprès de lui Geneviève de Gaulle-Anthonioz et François Mitterrand, Dionys Mascolo et Bernard d'Espagnat, Jean Duvignaud et Manuel de Dieguez, Emmanuel Levinas et les journalistes éditeurs qui agencèrent ces dialogues

"Les auteurs qu'on aime sont ceux qu'on relit, et qui, à la relecture, se renouvellent sans cesse, dont le message, comme l'image d'un kaléidoscope, prend sans cesse une configuration nouvelle qui vous charme", confesse E. Morin en évoquant Héraclite et Pascal, dans Itinérance (p.69). La formule nous dit peut-être pourquoi nous lisons avec bonheur les pages "butinantes", allant de fleur en fleur, de ces brefs entretiens : elles nous font relire les méditations d'E. Morin qui prennent ainsi, à chaque instant "de nouvelles configurations qui nous charment".

Au puriste desséché qui nous dirait que ces pages ne disent rien de plus que ce qu'E.Morin a déjà écrit ailleurs et avant, répondons que c'est là qu'est pour nous la richesse et la puissance de cette passion de comprendre dont sans cesse il témoigne : à chaque lecture, dans un contexte toujours changeant, nous comprenons autrement, et peut-être un peu plus ou un peu mieux . Et pour ceux qui se plaignent sans cesse de la relative prolixité livresque d'E. Morin, observons qu'ils trouveront là une sorte de condensé kaléidoscopique de cette pensée qui s'exprime souvent, à la manière de Léonard, sur les registres du "sfumato", du "clair-obscur". "Vous n'avez pas la liberté de lire les tomes de la Méthode ? Soit, mais vous disposez sûrement d'une soirée paisible pour lire "Itinérance"" .

Chacun de ces dialogues suggère de nouvelles méditations sur cette passion de l'entendement humain qui anime Edgar Morin depuis toujours et qu'il veut si chaleureuse, si communicative et pourtant si exigeante. Les derniers mots d'Itinérance : "Chercher, résister, mais aussi aimer" ne résument pas ces innombrables cheminements qui n'appartiennent qu'à celui qui chemine, mais ils les éclairent. Nul ne montre un chemin déjà tracé qu'il suffirait de suivre scrupuleusement pour comprendre enfin le sens de ce qu'ensemble nous faisons. Mais il est des témoins qui nous disent comment ils cheminent. Ainsi l'itinérance de la fraternité :

" Nous ne serons pas frères parce que nous sommes assurés qu'ainsi nous serons assurés d'un salut éternel : un chemin tout tracé. Nous le serons au contraire parce que nous savons qu'il n'est sans doute pas de salut assuré, et parce qu'il est si plausible de considérer que nous soyons condamnés à être abandonnés sur une toute petite planète qui dérive dans un cosmos indifférent ; alors aimons-nous les uns les autres pour qu'ainsi chacun de nous se sente moins abandonné, moins désespéré ". On reconnaît bien sûr le message de "Terre-Patrie", mais on l'entend ici dans un autre contexte, celui d'une connaissance qui soit compréhension ("Reliance" p.79 et "Itinérance" p.101).

A moins que l'on ne s'attache aux itinérances sur la responsabilité de la mémoire ? Ne laissons-nous pas contaminer notre passion pour la Justice quand nous lui demandons d'aviver notre mémoire pour nous exercer au talion ? "La grandeur d'une civilisation, c'est d'échapper au talion" (p.93) Nous avons tant "besoin d'humanité". A. Michnik n'a-t-il pas raison de nous dire "Amnistie oui, amnésie non" ? (p.94)… Ainsi page après page, le lecteur se sent invité à une méditation épistémologique qu'il sait poursuivre dans cette complicité invisible avec un chercheur qu'il sait aussi en quête que lui. Témoignage plutôt que révélation, compagnonnage plutôt que déclamation. Chaque page renvoie à de nouvelles attentions.

Je n'ose prolonger ici l'invitation, craignant d'imposer à mon insu une sorte d'exégèse de ces textes qui ne sont pas sacrés, mais fraternels, "en reliance" dira volontiers E. Morin. Des textes qu nous invitent et nous aident à comprendre : "Non seulement on ne comprend pas les autres, mais on ne se comprend pas soi-même, et il faut savoir pourquoi on ne comprend ni les autres ni soi-même". Ce savoir, cette connaissance qui relie, n'est-ce pas le cœur de la compréhension humaine, de l'entendement humain ?

J.L.Le Moigne

Fiche mise en ligne le 12/02/2003


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