Modélisation de la CompleXité
Programme européen MCX
"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
Association pour la Pensée Complexe
 

Note de lecture

Rédigée par JLM sur l'ouvrage de TODOROV Tzvetan :
« Enquête sur le siècle, »
     Robert Laffont 2000, 356 pages

sur l'analyse des systèmes totalitaires, qu'il considère comme la caractéristique principale et inédite du siècle qui vient de s'écouler. Ses développements sont scandés par l'évocation des œuvres significatives du siècle sur ce thème (aux yeux de l'auteur) : Vassili Grossman, Margarete Buber-Neuman, David Rousset, Primo Levi, Romain Gary et Germaine Tillion, à qui Todorov dédie son livre.

Je trouve chez Todorov une trame pertinente que ce que j'ai vécu comme témoin ou parfois acteur. J'ai pris conscience des forces qui actionnent le monde par ce que j'ai vécu depuis 1939, tragiques évènements, mais aussi émergence d'un monde nouveau porté par la science et la technique. Bien qu'étant un enfant, j'ai encore en mémoire le déferlement du nazisme, puis sa chute, et aussi Hiroshima. J'ai eu “ ma ” guerre, Algérie, Suez, j'ai vu sur le terrain, au Mozambique, les conséquences de la colonisation, j'ai assisté à l'implosion du monde soviétique. J'ai aussi beaucoup milité pour faire évoluer le monde et mesurer comme tant d'autres la vanité des idéologies millénaristes et les perversions des interprétations scientistes.

Mémoire du mal, tentation du bien, telles sont les deux dimensions avec lesquelles il faut interpréter l'émergence des totalitarismes nazis et communistes et des drames du 20éme siècle. Beaucoup d'aspects s'éclairent si on renonce à une vision manichéenne de notre histoire récente. Les praticiens de la pensée complexe s'y retrouveront très bien. L'analyse de Todorov sur la mémoire est également très intéressante, en particulier sa topologie des acteurs de mémoire, qui distingue le témoin (partial par essence), l'historien (scientifique par définition) et le commémorateur (quelque part toujours manipulateur). L'auteur définit son ouvrage comme celui d'un témoin : il en est d'autant plus passionnant.

L'ouvrage fouille notre histoire récente (totalitarismes nazis et staliniens) mais aussi colonialisme (Algérie) et action humanitaire (Bosnie et Kosovo). Il doit être prolongé par une analyse de ce qui conditionne le devenir de notre histoire : n'y a t il pas une forme de totalitarisme dans l'importance des marchés et des mesures financières qui créent une forme de dictature économique mondiale ?

Quelques citations :

"Un précepte pour le prochain siècle pourrait être : commencer par combattre non le mal au nom du bien, mais l'assurance de ceux qui prétendent toujours savoir où se trouvent bien et mal; non le diable, mais ce qui le rend possible : la pensée manichéenne elle-même."

"Vouloir éradiquer l'injustice de la surface de la terre ou même seulement les violations des droits de l'homme, instaurer un nouvel ordre mondial dont seraient bannies les guerres et les violences, est un projet qui rejoint les utopies totalitaires dans leur tentative pour rendre l'humanité meilleure et établir le paradis sur terre. Il implique aussi que nous soyons convaincus d'être le seule et unique incarnation du bien, comme dans les guerres de religion. Celles-ci se sont arrêtées, en effet, le jour où l'on a admis que plusieurs conceptions du bien pouvaient coexister. De son côté, le mal n'est pas une addition accidentelle à l'histoire de l'humanité, dont on pourrait se débarrasser facilement, il est lié à notre identité même ; pour l'écarter, il faut changer d'espèce."

"On doit opter pour le droit contre la force, mais, entre deux forces, on peut préférer celle qui dit son nom à celle qui se dissimule sous un masque de vertu."

"La bonté ou l'amour, que Grossman oppose au bien, ont cet avantage qu'ils s'adressent toujours à une personne et qu'ils s'interdisent d'en faire un moyen pour atteindre un but, celui-ci serait-il sublime."

“ La voie de l'action morale est solitaire, et on l'emprunte parce que le bonheur des autres fait le nôtre, non parce qu'elle augmente notre célébrité. (…)

Si l'action morale est nécessairement individuelle et demande à fuir l'espace public, il n'en va évidemment pas de même des actes politiques ; et ceux-ci se jugent à leurs résultats, non au motivations de leurs agents. Un politicien qui contribue au bien-être de son peuple reste un bon politicien, même s'il est mû par me seul désir de gloire. Le danger prend une autre forme que l'on pourrait désigner par la tentation du bien. Celle-ci est, à vrai dire, beaucoup plus répandue que la tentation du mal, et aussi, paradoxalement plus dangereuse. Il suffit d'examiner l'histoire de n'importe quelle partie du monde pour se rendre à l'évidence : les victimes de l'aspiration au bien sont plus nombreuses que celles de l'aspiration au mal. Cette tentation consiste à se percevoir soi-même comme une incarnation du bien et à vouloir l'imposer aux autres - non seulement dans la vie privée, mais aussi dans la vie publique. C'est en somme la confusion entre morale et politique inverse à celle que pratiquent les pays totalitaires. . Pour ceux-ci, les choix moraux sont soumis aux objectifs politiques : est bon ce qui sert le but du moment, la victoire de la révolution ou la dictature du Parti. Ici, en revanche, l'unité se fait au nom de la morale, qui dicte son choix au politique. Telle serait la vie politique dans une théocratie, si l'on imaginait la théologie remplacée par la seule morale : à l'extérieur, croisades (imposer le bien aux autres, qu'ils le veuillent ou non) ; à l'intérieur, gouvernement de la vertu, persécution des moralement incorrects. Nos Etats, démocraties libérales, ne sont pas sérieusement menacés par cette dérive, puisque nos institutions restent laïques ; Nos sociétés, en revanche, ne sont pas immunisées contre elle (la tentation du bien…). ”

Daniel Carre

Fiche mise en ligne le 12/02/2003


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