Modélisation de la CompleXité
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"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
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Note de lecture

Rédigée par STENGERS Isabelle sur l'ouvrage de PERRAUT SOLIVERES Anne :
« Infirmières, le savoir de la nuit »
     Ed PUF-Le Monde, Coll. .Partage du Savoir, ISBN 2 13 052252 , 2001. 295 pages
Voir l'ouvrage dans la bibliothèque du RIC

Ndlr : Nous remercions Isabelle Stengers et l’éditeur qui nous autorisent à reprendre ici le texte de la préface qu’elle a rédigé pour cet ouvrage. Sans doute fut il d’abord une thèse (qui obtint en 2001 un des  prix de Thèse du journal Le Monde), mais il est aussi un témoignage si bien venu aujourd’hui : Il est possible de ‘transformer nos expériences en sciences avec consciences’, et le savoir de la nuit que forge l’infirmière est lui aussi connaissance actionnable et enseignable  


Lisant le texte d'Anne Perraut Soliveres, je me prenais à rêver à un avenir, improbable mais possible, où ce serait l'une des vocations les plus essentielles de l'Université que de proposer à des praticiens l'aventure que l'Université de Paris 8 - Saint-Denis a permis à son auteur de mener à bien.

Anne Perraut Soliveres est infirmière, et ce livre devrait en apprendre plus sur ce que cela signifie "être infirmière", que mille et une études répondant aux normes de la scientificité. Et en faire penser bien d'autres : je pense aux enseignants, évidemment, mais aussi aux médecins ou aux avocats, à tous ceux qui, comme les infirmières, sont exposés aux dangers d'un métier très particulier : tous ont, d'une manière ou d'une autre, à jouer un rôle important dans la vie de personnes qui ne sont pas des "clients", des "consommateurs", ou des "commanditaires", parce que, le plus souvent, ils ne sont pas là par choix ; et tous ont à affronter le divorce entre un idéal qui n'est pas mensonger - leur rôle est vraiment très important -, et des conditions d'exercice qui peuvent les acculer au désespoir, au cynisme, ou à ce qu'on appelle gentiment la "démotivation". Et ils y sont acculés un par un, chacun pour soi. Rien dans leur formation, qui leur parle d'idéal et de rationalité comme si leur métier allait les faire converger "normalement", ne leur a donné les mots et les appétits qui leur permettraient de construire ensemble les moyens de penser et de chercher, c'est-à-dire de résister.

Pour trouver ces mots, nourrir cet appétit, Anne Perraut Soliveres a dû apprendre à résister à un autre type d'idéal, celui auquel les sciences humaines identifient trop souvent le sérieux scientifique. Elle n'a pas voulu en passer par une "rupture épistémologique" d'avec ce que l'on appelle le "sens commun", et qui aurait, dans ce cas, été le savoir des infirmières tel que "la nuit" lui permet de balbutier, de résonner à lui-même, de faire lien et de cultiver ce qui est la véritable condition de ce lien : l'estime de soi, sans laquelle il n'y a pas d'estime des autres. La nuit prend beaucoup de sens différents dans le texte d'Anne Perraut Soliveres, mais celui là est le principal : les longues heures où l'organisation hiérarchique se fait floue, où le "personnel de garde" a la possibilité et la responsabilité de penser et agir hors mots d'ordre, et où il faut parler, plaisanter, s'écouter et écouter les autres lorsque la léthargie menace, lorsque tout le corps réclame le sommeil. Anne Perraut Soliveres sait ce qu'est un travail d'équipe qui n'a de véritable compte à rendre qu'aux malades traversant, avec ceux qui veillent, les tourments de la nuit. Elle a compris que la "rupture" demandée la renverrait vers la clarté du jour, vers le suivi des consignes. Voire même vers le type de rationalité qu'elle a prise en horreur : celui de la découpe des besoins des malades, et des "tâches ciblées" qui leur correspondent, une découpe qui, sous prétexte d'expliciter, de résister à la confusion du sens commun, exige du personnel soignant qu'il collabore à la construction d'une version de son métier qui n'est pas seulement mensongère mais assure sa vulnérabilité à toutes les "rationalisations" aveugles à leurs effets.

On ne trouvera donc pas, dans cet ouvrage, de soumission à la méthodologie qui impose à un chercheur d'énoncer les hypothèses puis de les vérifier "objectivement". Au nom de la science à construire, le "terrain" n'est pas sommé de se laisser découper selon des hypothèses testables, permettant statistiques et corrélations. Le terrain se fait pensée, et la pensée se fait voix anonyme, mais l'anonymat ne désigne pas ici l'idéal d'une séparation nette entre la personne et les "faits". Ce sont les voix, les rires, les hontes, les révoltes, les résignations, les silences, surtout les silences, de ceux et celles avec qui vit et travaille Anne Perraut Soliveres, de ceux et celles avec qui elle s'est entretenue et qui l'ont pénétrée, qui ont trouvé un "porte-parole".

Bien sûr, chacun pourra s'interroger sur la fidélité de ce porte-parole. Là où les sciences ont affaire à des "faits" effectivement capables de les mettre en risque, à savoir dans les disciplines authentiquement expérimentales, cette question de fidélité est le pain quotidien des questions : ce collègue a-t-il vraiment réussi à ce que ses "faits" l'autorisent à cette conclusion ? A-t-il réussi à monter le dispositif qui en fasse des témoins fiables sur ce point ? Mais ces questions ne s'identifient pas à la nécessité d'une rupture, elles sont partie prenante d'une dynamique de création. Les sciences humaines, lorsqu'elles identifient scientificité et respect d'une méthodologie assurant la rupture avec ce qu'elles appellent le sens commun, résolvent la question de la fidélité de manière drastique : la fidélité du porte-parole ne pose pas problème puisqu'aucune parole n'est portée, puisque toutes sont coupées, renvoyées précisément à ce sens commun dont il s'agit de se détacher.

Anne Perraut Soliveres, qui a beaucoup lu, à la recherche de ce qui pourrait la soutenir dans les risques qu'elle prenait "hors méthodologie", a découvert chez Gilbert Simondon le concept de transduction. Simondon entendait montrer que ce que s'attribue un individu doit toujours être compris comme issu d'un processus d'individuation, où se constitue inséparablement l'individu et l'environnement avec lequel il est en rapport. Et le travail qu'elle présente ici est en effet une individuation : nul ne peut plus savoir non pas "qui parle" - la personne est présente, au fil des pages nous la découvrons -, mais ce qui la fait parler, ce qui l'oblige à penser, les cris, silences, rires, révoltes, impuissances, hontes multiples qu'elle porte désormais en elle, et qui la portent.

Certes, on pourra objecter qu'une telle transduction n'apporte pas les garanties que l'on associe à un résultat scientifique. C'est pourquoi Anne Perraut Soliveres a tout à fait raison de se présenter comme "praticiennne-chercheuse", et de revendiquer un rôle d'"éclaireur". Sa production d'elle-même, les transformations sourdes, difficilement identifiables mais importantes, qu'a suscitées son travail là où elle l'a produit, et les transformations qu'il pourra susciter ailleurs, annoncent et éclairent les devenirs indissociablement politiques, sociaux, culturels et organisationnels qui conditionnent de telles garanties. Il n'y a pas de court-circuit méthodologique qui permette à un chercheur de prétendre rapporter un savoir pertinent et fiable sans que ce savoir ait été mis en risque par ce qu'il concernait. Et une telle mise en risque impose que ce qui est concerné a les moyens de faire la différence entre les propositions qui le concernent. Lorsqu'il s'agit d'expérimentation, il appartient au dispositif expérimental de faire exister des "faits" capables de faire cette différence. Lorsqu'il s'agit de sciences humaines, cette capacité ne peut provenir que des processus d'individuation, comme dirait Gilbert Simondon, ou des processus d'empowerment, comme disent les activistes politiques, processus qui rende capable l'individu praticien de prendre position au nom de sa pratique et non de sa subjectivité personnelle.

Viendra peut-être un jour le temps des chercheurs-praticiens, mais ce temps ne viendra que lorsque les pratiques qui, d'une manière ou d'une autre, ont pour défi de faire converger sur un mode non mensonger l'idéal dont elles sont porteuses et l'organisation d'un métier, reconnaîtront, et se verront reconnaître, que cette convergence ne préexiste nulle part, c'est-à-dire que, sur un mode plus ou moins déployé, chacun(e) y est appelé(e) à jouer un rôle d'éclaireur. Lorsqu'il est question de sciences, chaque société a les savoirs "qu'elle mérite", fiables lorsque la fiabilité est une nécessité, aveugles lorsque ce qui est effectivement demandé à ceux et celles qui en font l'objet est la soumission.

Isabelle Stengers

Université Libre de Bruxelles

Fiche mise en ligne le 12/02/2003


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