Modélisation de la CompleXité
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"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
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Note de lecture

Rédigée par LERBET Georges sur l'ouvrage de LE GOFF Jean-Pierre :
« La démocratie post totalitaire »
      Paris, La Découverte, 2002, 203p.

Dans ce travail descriptif et critique, sensible aux préoccupation paradigmatiques en train  d’advenir, il semble que l’ébauche de modélisation qui touche à l’autoréférence et à l’autonomie soit intéressante, même si ces concepts auraient mérité d’être plus différenciés afin d’être reliés[1]. En effet, on sait que dans l’autoréférence s’enchevêtrent des niveaux de dépendance de l’individu envers lui-même. Cela le rend en partie aveugle à ce qui lui sert de référents internes même et d’autant plus qu’il peut les prolonger indéfiniment de façon ouverte en « creusant » des mises en rapports qui tendent vers une vacuité, une potentialisation, des valeurs qui le concernent en propre.

Cette autoréférenciation n’est pas à confondre avec l’autonomie de ce même individu. Invisible de l’extérieur mais ressentie par lui, elle est le résultat  des interactions entre ce qui procède de ses rapports avec ce qui lui est extérieur (environnement, société, institutions, autrui, c’est-à-dire  hétéroréférencé) et ce qui procède de strictement de lui-même : précisément ce qui autoréférencé.

De cela, il ressort concrètement - et compte-tenu particulièrement des travaux de Von Foerster, que, pris dans les hétéroréférenciations, les cadres (institutions) sont vécus par l’individu de façon « méta » relativement à lui. Tout se passe alors comme si, à ses yeux, il se trouvait dans un (ou des) système(s) extérieur(s) susceptibles de se boucler sur eux-mêmes[2] selon une autoréférenciation qui l’inclurait et qui serait d’un autre ordre que celle qui lui est propre. Cela étant, comme il ne parvient pas, par construction, à se dévoiler complètement à lui-même, il conjecture aisément, mais à tort, que d’éventuels systèmes plus riches que lui existent et lui sont opaques[3] car ils sont supposés être dotés de points fixes aveugles différents[4]. De plus, les liens avec autrui lui semblent si remplis et si vastes qu’il ressent une dépendance à leur endroit. Tout cela aboutit à que ces phénomènes ressentis prennent dans son esprit valeur de déterminisme au point qu’il peut se sentir ne devenir qu’un simple pion dans la société.

Une telle induction partant du point de vue individuel et portant sur un supposé collectif analogue est trompeuse. Elle nous paraît fonctionner comme un véritable transfert illusoire de l’individuel ressenti vers le collectif supposé et structuré à l’identique. C’est sur la base de ce transfert dont cet ouvrage décrit avec pertinence la variation des conséquences fâcheuses, que l’on peut éclairer les dangers de la croyance en une autoréférence du collectif[5].

Un bon exemple des effets pervers liés à la croyance en ce transfert, consiste à rechercher une même transparence légitime dans le corps social pour des raisons légales dans « une démocratie accomplie où la parole circulerait sans obstacle » (p.84) et celle, illusoire, de l’individu au sein d’insitutions comme l’école ou l’entreprise[6]. L’usage abusif de l’idée de compétence, de construction « obligée » de son propre projet[7], va dans la même direction. De plus, comme le souligne Le Goff, (p.50), si « on peut y voir un écho affaibli du parti pris de scientificité lié au positivisme et au scientisme », « on réduit l’être humain à une somme de comportements élémentaires ». On en vient précisément à réduire l’homme à une boite noire dont tout le jeu de la science consisterait à la rendre transparente ; ce qui, paradoxalement, détruit le discours sur l’épanouissement de l’autonomie.

Plus généralement et de façon réciproque, l’implicite reconnaissance d’une vacuité autoréférentielle de l’individu, source d’incomplétude, est souvent transférée sur un sentiment de vacuité sociale qui produit une société du vide.

Le sentiment vécu par l’homme de son impuissance à tout dire en raison du sens incomplet qu’il véhicule et qu’il exprime, se retrouve dans une insignifiance collective[8]. Le médium y devient le message, comme si le contenu attractif vide « qui contient en contraignant », devenait une forme creuse.

D’un point de vue plus psychosocial, il n’est pas douteux que la même incomplétude autoréférente des individus - qui est source de sentiment de solitude -, renvoie à celui d’une « égalité » implicite. Cela fonde, pour une bonne part,  l’individualisme et le vécu de relations euphémisées chez des individus politiquement et socialement « corrects » mais inauthentiques.

Conjointement, ces insuffisances sociales cohabitent avec le sentiment du pouvoir partiel propre à chacun sur lui-même. Ce sentiment s’accommode assez bien de celui de l’impuissance des institutions et du nivellement des valeurs[9]. Il rend ambiguë l’absence de hiérarchie[10]. Sorte de « point aveugle des démocraties », lié à la crainte du totalitarisme ,il les rend incapables d’affirmer clairement l’interdit et l’autorité[11].

Il semble donc que l’on puisse lire la vie démocratique comme un rapport au totalitarisme qui est selon les moments en plein ou en creux. D’où il ressort une lecture binaire et dramatique du monde avec rejet du tragique ou son effacement lié à celui du refus de prendre en compte ce qui fonde l’individu quand n’est pas négligé ce qui le met en relation avec lui-même.

Faute de savoir construire et assumer les recadrages envisagés, la plus grande pente des évolutions est celle de la stabilisation conservatrice de états des systèmes. On pense au mieux  des « changements 1 » et on les met en œuvre par une barbarie douce[12]. Cela étant, on assume peu les changements propres une démocratie authentique laquelle implique l’instable et les prises d’un risque de catastrophes toujours possibles (les totalitarismes), afin de mieux les éviter. Concrètement, la voie habituelle pour les éviter se cantonne donc à la pratique du même par le déplacement des uniformités vers l’insignifiance qui est une façon magique de  masquer en douceur de la violence à gérer. Volià qui suscite névroses et dépressions[13] avec inaction de la pensée décidante à défaut assumer le dépassement des transferts latents que j’ai évoqués. Car, on le sait bien et Jean-Pierre Le Goff en est convaincu, la dignité de l’homme debout face à son destin singulier n’est pas transférable.

En définitive, ce bel ouvrage est un plaidoyer[14] éclairant pour dénicher les pièges tendus à l’humanisme pour qui l’homme existe par lui-même dans/par/pour le collectif, sans s’y réduire à l’état d’acteur-objet asservi.

Georges LERBET



1-JPLG associe ces deux concepts en adjectivant le second (" autonomie autoréférentielle "). Cela le conduit, me semble-t-il, à ne pas accorder d'importance à leur interaction, l'autonomie s'inscrivant alors sur le seul versant solipsiste de l'individu. C'est ce qui apparaît quand l'auteur écrit que "
(l)a suspicion vis-à-vis de toute autorité et de tout pouvoir, la vision noire de l'histoire et des sociétés modernes s'accompagnent d'une revendication d'autonomie autoréférentielle, sans ancrage historique ni vis-à-vis institutionnel " (p.96). En fait, ce dont il est question ici, correspond surtout à la " revendication " d'un narcissisme de tendance autistique à vocation à la fois opposante et isolante.
2-Cet aveuglement supposé correspond à un transfert abusif et " aveuglant " de soi à d'autres domaines. Le Goff y fait implicitement allusion quand il écrit (p.186) que " (l)'idéologie libérale et le discours de la modernisation ne sont (...) pas porteurs d'un nouveau totalitarisme (...). Leur succès est plutôt révélateur d'un vide des sociétés démocratiques européennes qui doutent profondément d'elles-mêmes (...) ".
3-Telle peut être l'illusion vécue envers la télévision. Fort justement, Le Goff écrit à ce sujet (p.177) que " la réception massive et continue d'informations (...) (aboutit à) une vision morcelée de la société et du monde qu'il paraît impossible et vain de prétendre ordonner. Dans cette logique de l'informe, la suggestion porte moins sur telle ou telle idée particulière que le téléspectateur serait inconsciemment amené à reprendre à son compte, que sur image éclatée de la société et du monde qu'il est vain de chercher à comprendre et à plus forte raison à transformer ".
4-La raison essentielle de ces confusions semble tenir à l'oubli que les points fixes aveugles autoréférentiels ne peuvent être que de l'ordre des systèmes vivants (bio-cognitifs). Une institution n'a pas de vie propre. Elle est relative à ceux qui la gèrent. De plus, elle ne possède pas de capacité de pilotage autonome. Elle n'a pas de niveau hiérarchique si riche qu'elle puisse gouverner le reste du système qu'elle contient. Il lui manque aussi une capacité particulière d'autoréférenciation pour inventer un sens propre.
5-" Pour affronter une réalité mouvante, on a besoin de concepts stables. Pour affronter une réalité complexe, on a besoin d'idées simples ", rappelle judicieusement Le Goff (p.197) en citant Jean-Marie Domenach. Il nous semble que celle de transfert avancée ici puisse répondre en partie à ce besoin.
6-On relira à ce propos, La barbarie douce du même JPLG.
7-Cf. plus particulièrement p.50 : " Il ne s'agit ni de promettre le bonheur ni de transformer la nature humaine, mais d'évaluer et d'améliorer au mieux ses compétences et ses performances en vue de l'"adaptabilité" et de l'"employabilité" de chacun ".
8-"Les phénomènes contemporains auxquels nous sommes confrontés, écrit Le Goff (p.84), renvoient à mon sens à un processus plus fondamental d'insignifiance et de déliaison " ; ce qui l'amène à ajouter après C.Lefort (ibid.), " L'implication du sujet dans un tel discours mine les repères pour débattre et agir en société ".
9-Dans la confusion ambiante, l'individu a tendance à se penser comme "un parmi les autres" en perpétuelle errance " (pp.191-192).
10-"(le discours de la modernisation fait) "l'économie des majuscules" et le pouvoir se fait invisible ", écrit JPLG (p.82).
11-" La parole et les actes perdent leur cohérence, opérant un louvoiement constant, un retournement contradictoire sur eux-mêmes, comme si toute conviction sensée, tout volontarisme à l'action étaient irrémédiablement marqués par une potentialité totalitaire. Ce mode de fonctionnement individuel et collectif intériorise une sorte de chantage au totalitarisme, à l'autoritarisme et à la répression (..) " (cf. pp.185-186).
12-Il s'agit d' " une autre figure de la barbarie, différente de la violence et de la cruauté " (p.186).
13-Jean-Pierre Le Goff exprime cela très clairement quand il écrit après H.Arendt (p.73), que l'homme " (...) peut ressentir une sorte de rage intérieure, mais celle-ci débouche avant tout sur des actes pulsionnels individuels séparés. Son mal-être est inséparable d'une apathie profonde d'une "fatigue d'être soi" qu'ancune fiction, organisation ne semblent vraiment à même de secouer ".
14-L'auteur en appelle très judicieusement aux politiques quand il écrit (p.198) que " (l)e renouveau du politique n'est pas seulement une affaire d'éthique ou de morale des dirigeants, (et qu')il implique de rompre avec la démagogie, la référence emblématique à la " demande sociale " et aux contraintes qui masquent mal les incohérences et l'absence de vision prospective ".

Fiche mise en ligne le 12/02/2003


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