Modélisation de la CompleXité
Programme européen MCX
"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
Association pour la Pensée Complexe
 

Note de lecture

Rédigée par JLM sur l'ouvrage de RUELLE David :
« Hasard et Chaos »
     Ed. Odile Jacob, Paris, 1991, 248 p.

Un des pères de la théorie du chaos (quel joli nom pour une théorie) se propose d'entretenir les citoyens de ce nouveau paradigme, en s'efforçant de l'insérer intelligiblement au milieu des paradigmes voisins et souvent familiers qui tisse la culture scientifique contemporaine. De telles tentatives sont rares, difficiles et rarement réussies. Aussi faut-il nous précipiter, avec quelque boulimie sur l'essai, souvent teinté d'humour, que vient de publier le créateur (en mai 1968 !) de la turbulente "théorie des attracteurs étranges". Hasard, probabilité, turbulence, entropie, irréversibilité, information, complexité algorithmique... autant de concepts aujourd'hui familiers que la physique théorique s'efforce de revenir pour qu'ils décrivent plus élégamment la théorie des verres de spin, les théorèmes de Gödel, la machine de Turing ou le problème des trous noirs et quelques autres propositions scientifiques. Le soin avec lequel D. Ruelle distinguera la modélisation des phénomènes compliqués, et très compliqués, auxquels s'intéresse surtout la physique théorique, de la modélisation des phénomènes complexes dont il ne traitera que dans un cadre très spécifique, celui, purement mathématique, de la complexité algorithmiquelui vaudra la respectueuse attention des chercheurs qui explorent aujourd'hui les nouvelles sciences de la complexité ; le bon sens avec lequel il observe que "l'application" des théories du chaos à la modélisation des fluctuations économiques et boursières, manque quelque peu d'assurance épistémologique réfléchie, témoigne de la probité intellectuelle du théoricien autant que du citoyen. Sans doute, par moment, se laisse-t-il prendre au jeu : son credo épistémologique ("il existe une réalité extérieure avec ses lois propres, qui transcende les règles de la psychologie", (p. 214). est sans doute impérialiste à son insu, tolérant mal d'autres alternatives épistémologiques dans le champ des sciences. La pirouette habituelle sur "l'amoralité et l'irresponsabilité de la science" (p. 215) dissimule l'autre face de la même pièce : la science est aussi "aventure infinie", et l'aventure n'est aventure qu'en s'assumant responsable. Mais, par rapport à tant d'autres discours impérialistes érigeant les fragiles hypothèses d'une ontologie déterministe intégrale en critère absolu de vérité des connaissances enseignables, le propos de D. Ruelle, et son effort méritoire pour "relier" des concepts et des théories trop souvent disjoints, méritent d'être salués et surtout travaillés. Peut-être le prolongera-t-il plus tard, par une médiation épistémologique plus "ouvrante", en veillant à ne pas se laisser prendre au piège des mots trop "attracteurs" (je pense au concept d'état, défini en physique quantique dans un espace de phase, allégrement utilisé ensuite pour décrire l'état d'un système !). Pour la modélisation de la complexité, cette démonstration brillante de larges pans de l'expérience modélisatrice de la physique théorique contemporaine, constitue à la fois un gisement d'heuristiques, et une invitation à poursuivre ses méditations épistémologiques. Le but des sciences douces n'est décidément pas de suivre la physique théorique comme l'idéal scientifique parfait et dur qu'il leur faudrait atteindre. Les sciences dures sont pour elles des bases de départ possibles, plus que des objectifs rêvés ! Le jour vient peut-être où les nouveaux mathématiciens ne consacreront plus toutes leurs énergies à la modélisation d'un monde fermé, et en affecteront une petite part à l'invention de l'intelligible complexité de l'oeuvre ouverte. En lisant D. Ruelle, j'ai eu plus d'une fois l'impression que son livre pourrait constituerun repère durable pour reconnaître cette bifurcation dans la longue et fascinante histoire de la modélisation de la complexité. Qu'on relise en parallèle, par exemple, les pages d'E. Morin sur la Turbulence (la Méthode, T.1, 1977), et les chapitres de D. Ruelle sur le même thème : étrangement peut-être, les unes attirent les autres et réciproquement ; je crois même qu'elles s'irriguent mutuellement à l'insu de leurs auteurs sans doute (au moins lorsqu'elles furent rédigées).

Fiche mise en ligne le 12/02/2003


 > Les statistiques du site :