Modélisation de la CompleXité
Programme européen MCX
"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
Association pour la Pensée Complexe
 

Note de lecture

Rédigée par J.L. Le Moigne sur l'ouvrage de SIMON Herbert, with M. EGIDI, R. MARIS and R. VIALE :
« Economics, Bounded Rationality, and the Cognitive Revolution »
     Edwar Elgar, UK, 1992, 228 pages.

Un groupe de socio-économistes italiens avait organisé à Turin en 1988 une discussion avec H.A. Simon sur le rôle de la rationalité dans la compréhension des comportements humains, et sur les conséquences pour la recherche en sciences sociales (économie et organisation en particulier) de la "Révolution Cognitive" (label par lequel ils caractérisaient l'émergence du paradigme que H.A. Simon désigne habituellement comme celui de la "Rationalité Limitée"). Discussion qui fut si fructueuse et si enrichissante qu'ils cherchèrent judicieusement à lui donner quelque audience en la transformant en un livre qu'un éditeur anglais prit le risque d'éditer : ils demandèrent à H.A. Simon de leur "prêter quatre articles (de 1956, 1964, 1966 et 1988) pertinents pour le propos, et ils invitèrent quelques bons spécialistes européens en sciences sociales (R. Boudon et M. Egidi en théorie des organisations, R. Viale et R. Marris en sciences économiques) à commenter en liberté les thèmes abordés par ces échanges sur la rationalité, l'intelligence et l'organisation en économie.

Initiative heureuse puisqu'elle nous vaut un ouvrage vivant, aisé à lire, foisonnant d'arguments et d'illustrations ; au moment où les sciences économiques et de gestion prennent enfin conscience des insupportables limitations conceptuelles et instrumentales dans lesquelles les confinait le paradigme énergétique au sein duquel elles ont assuré leur scientificité institutionnelle depuis un siècle, ces contributions auront, on veut l'espérer, une vertu épidémiologique autant qu'épistémologique. Il y a certes cinquante ans qu'H.A. Simon a commencé à proposer aux sciences sociales le "regard" de l'épistémologie empirique : les comportements économiques sont habituellement des comportements cognitifs intelligibles, différents des comportements strictement optimisateurs de l'abeille dessinant l'organisation de ses cellules de facon à minimiser sa consommation de cire, ressource rare !... Cette intelligibilité des processus cognitifs, que développe depuis les sciences de la cognition réouvre aux sciences économiques l'accès aux ressources de la modélisation raisonnée des systèmes complexes, qu'elles avaient failli oublier dans une sorte de pétrification académique dont le "Paradigme Néo-classique" constitue depuis près d'un siècle l'archétype. Les ouvertures pourtant prometteuses de la théorie des jeux hors du champ de l'énergétique semblaient ne pas suffire à "transformer le regard" d'une science trop bien installée. Il est rassurant de constater que des socio-économistes européens, prenant conscience collectivement des enjeux pour leur discipline du renouvellement paradigmatique proposé par H.A. Simon, commencent à s'y intéresser et à examiner ses multiples portées. On peut craindre que la bannière sous laquelle ils présentent leur entreprise, celle de "La Révolution Cognitive ne rebute encore, par son inutile clinquant verbal, bien des gardiens des temples académiques (Qui se souvient que l'on nous assurait, il y a sept ans, de l'irruption de "La Révolution de l'Intelligence" ?). Mais on peut espérer que ces maladresses superficielles seront perçues pour négligeables, tant le caractère dramatique de la crise contemporaine de la science énergético-économique devient insupportable.

Sans doute fera-t-on observer que ce recueil n'apporte pas grand chose qui ne soit déjà connu... pour qui voulait le connaître : deux des quatre articles repris par H.A. Simon ont déjà été republiés, l'un (celui de 1956) dans "Models of Bounded Rationality", (publié en 1982), l'autre (celui de 1966) dans "Models of Discovery" (publié en 1977) ; et les arguments évoqués par H.A. Simon en réponse aux questions ne sont pas réellement nouveaux pour les familiers de sa pensée et de son oeuvre ; tout au plus quelques précisions ou nuances parfois intéressants (sa position par rapport à l'école autrichienne, ou la pensée d'Hayek par exemple). Les commentaires des économistes européens, eux non plus, n'apportent pas d'arguments très neufs, puisqu'ils redéveloppent des recherches publiées ces dernières années (voire plus anciennes pour R. Boudon), à l'exception originale peut-être de M. Egidi. (R.Marris souligne la pertinence de sa discussion de l'organisation cognitive de la division du Travail, p. 204, mais il me semble qu'on en trouverait trace dans "Administrative Bebavior" de H.A. Simon 1943/47). Ce n'est donc pas tant par son contenu que par son existence, en 1993 et en Europe, que ce recueil d'accès facile me semble aujourd'hui si bienvenu. Puisse-t-il inciter nombre de ses lecteurs potentiels à remonter aux sources et à renouveler leur intelligence des comportements socio-économiques (ou organisationnels) en lisant les textes de base par lesquels depuis un demi siècle, H.A. Simon nous propose un paradigme de la rationalité modélisatrice si manifestement fécond. Ils pourront alors reprendre une lecture critique de quelques-uns des essais européens qui constituent la dernière partie de cet ouvrage : critique qui sera sans doute un peu académique puisque leurs auteurs jouent ce jeu familier : la discussion du concept de rationalité subjective à laquelle se livre R. Boudon, ou celle du concept de rationalité limitée à laquelle s'exerce R. Marris, peut-elle ignorer l'importance du concept de rationalité procédurale développé par H.A. Simon depuis 1973 ? On comprendra que ce genre de "dispute académique" ne mérite guère une attention prioritaire. Plus intéressante peut-être est la forme de la critique de R. Marris et la contre-proposition qu'il en infère : "Ce fut une erreur stratégique (de parler de) rationalité limitée, en impliquant ainsi l'existence d'une forme idéale, illimitée, de rationalité" (p. 188). Je crois que l'argument est pertinent, au moins du point de vue de la sociologie scientifique : les "scientifiques institutionnels", eux, ne connaissent pas de limites à leur propre rationalité (qu'ils appellent d'ailleurs logique formelle !). En parlant de rationalité limitée, on évoquait un comportement honteux, dont il importait de ne pas se targuer en public ! La limitation que veut exprimer H.A. Simon n'est pas celle d'un concept (la rationalité) mais d'une action (la capacité cognitive du système raisonnant). Et il montrera même qu'en se "libérant" des limites d'une rationalité parfaite (celle du syllogisme parfait de la logique formelle), les capacités cognitives des humains, reconnaissables disait Léonard de Vinci "aux oeuvres que l'oeil exige des mains de l'homme" sont, elles, a priori illimitées ! Dans son dernier livre, (La Terre Patrie, Seuil 1993), E. Morin dit très heureusement qu' "on reconnaît la vraie rationalité à sa capacité de reconnaitre ses insuffisances" (p. 188). Ce qui est sans doute la meilleure façon de caractériser "La rationalité limitée". Peut-être faudra-t-il, le temps aidant, accepter de re-traduire le concept en l'appelant "Rationalité Intelligente" comme le suggère R. Morris ? Le néologisme, peut-être plus élégant que celui de "Rationalité Procédurale" forgé ultérieurement par H.A. Simon, pourrait être mieux entendu et interprété. Mais il faudra pour cela accompagner ces réflexions d'une méditation épistémologique quasi ascétique, celle par laquelle nos cultures scientifiques accepteront de passer du primat du "Principe Leibnizien de Raison Suffisante" à un "Principe - que j'attribuerai volontiers à H.A. Simon - de Raison Intelligente". Mais je ne suis pas certain que ce dernier acceptera volontiers une telle paternité. Il nous faudra peut-être alors parler de "Raison Organisante", puisque, ce livre le confirme à nouveau de façon souvent très explicite, réfléchir sur la rationalité de nos comportements individuels et collectifs, c'est aussi réfléchir sur la complexité de l'organisation, qu'elle soit sociale ou cognitive, naturelle ou artificielle.

J.L. Le Moigne

Fiche mise en ligne le 12/02/2003


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