Modélisation de la CompleXité
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"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
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Note de lecture

Rédigée par J.L. Le Moigne. sur l'ouvrage de HOUDE Olivier et MIEVILLE Denis (Ed.) :
« Pensée logico-mathématique. Nouveaux objets interdisciplinaires »
     Ed. PUF, Paris, 1993. 242 p.

En annonçant d'emblée un projet très ambitieux, les auteurs de ce recueil n'ont-ils pas pris le risque de décevoir leur lecteur ? Je le crains et le regrette d'autant plus que certaines des études publiées au titre de "la pensée logico-mathématique" sont d'un grand intérêt pour nos réflexions collectives sur le développement des sciences de la cognition entendues dans leur complexité.

"L'objectif de ce livre, assure O. Houdé, est de contribuer à ... un échantillonage dans le domaine de la pensée logico-mathématique en retenant six disciplines clés des sciences cognitives (psychologie, logique, neuroscience, intelligence artificielle, sémiologie et philosophie de l'esprit) ... pour fournir ... quelques éléments de réponse à la question "Quoi de neuf depuis "Logique et connaissance scientifique"?" (publié il ya 25 ans sous la direction de J. Piaget). Quiconque a travaillé ce monumental traité d'épistémologie du XXème siècle, fondant "l'Epistémologie constructiviste" sur la circulation entre les sciences logico-mathématiques, les sciences de la matière, les sciences de la vie et les sciences de l'homme et de la société (ou) disait J. Piaget : "Psycho-sociologiques"), ne peut être que surpris par cette extraction des seules disciplines logico-mathématiques arrachant quelques fibres à la psychologie, la neurologie et la sémiologie : ne perd-t-on pas l'essentiel du projet épistémologique piagétien ? Si les sciences de la cognition constituent "le fait nouveau" depuis la parution de "Logique et connaissance scientifique", peuvent-elles se définir par échantillonage sélectif au sein d'une classification établie en 1967, sans transformer cette classification ? J. Piaget n'avait-il pas insisté sur le caractère "nécessairement cyclique" de cette classification, caractère qui interdisait que l'on "picore" des disciplines en sautillant de l'une à l'autre et en ignorant leurs irrigations circulaires mutuelles, pour en faire de nouvelles, par échantillonage au gré des inspirations du moment ?

Si bien que l'agrégat quasi arbitraire que l'on nous propose d'étudier semble bien mal argumenté épistémologiquement en tant que tel, et que le "deuxième étage de la fusée encyclopédique piagétienne" que l'on nous annonce, ressemble plus à un rafistolage à la Dubout qu'à un harmonieux aboutissement épistémologique. Si, à la question "Quoi de neuf depuis l'Encyclopédie Epistémologique Piagétienne ?", les auteurs, au lieu de répondre "les sciences de la cognition", avaient répondu "les sciences fondamentales de l'Ingénierie", avec H.A. Simon, ou "les nouvelles sciences de la complexité", avec E. Morin, on voit aisément combien la perspective ouverte au lecteur aurait été plus ample, moins réductrice et moins "académique".

Mais rien n'oblige le lecteur à prendre en considération le projet annoncé. Sauf peut-être O. Houdé lui-même, les co-auteurs ne s'y réfèrent guère. Peut-être même l'ont-ils ignoré ? L'article de D. Mieville : "Logique, histoire et diversité", reprend et actualise l'article écrit presque sous le même titre il y a 25 ans par J.B. Grize (à qui il a succédé à Neuchâtel), en privilégiant la théorie méréologique de Lesniewski qu'il a réintroduit avec talent en 1984 ; l'article de J.B. Grize, "Sémiologie du langage" expose avec brio en 20 pages l'essentiel de la théorie de la schématisation qu'il a développée depuis qu'il a fondé le centre de recherche sémiologique de Neuchâtel, auquel nous devons tant (et qui constitue certainement un "fait nouveau" depuis la parution de l'Encyclopédie Piagétienne). L'anicle de O. Houdé (Psychologie) et a fortiori celui de M. de Glas (I.A.), bien que souvent stimulant et, pour le premier, parfois original, souffrent d'une incomplétude manifeste qui ne facilite pas une interprétation positive : ils ignorent, absolument et ostensiblement, toutes les contributions apportées à l'I.A. et à la psychologie cognitive depuis quarante ans par A. Newell et par H.A. Simon (l'unique référence à une idée classique d'A. Newell renvoie à son livre publié en 1990 alors qu'elle est publiée depuis 1972 au moins). Que J. Piaget ait ignoré en 1967 la théorie de la computation symbolique d'H.A. Simon, publiée à partir de 1959, la chose était compréhensible (encore que regrettable puisque J. Piaget a rencontré H.A. Simon à Paris en 1965 : sans doute était-il déjà inhibé par le cybernétisme syncrétique de S. Papen, très actif à Genève dans les années soixante). Mais que 25 ans après, ses héritiers spirituels officiels ignorent les travaux des auteurs du monumental "Human Problem Solving", 1972, ou de "The Sciences of the Artificial", 1969, 1981, le fait est si incongru que l'on se prend à douter de la pertinence des références auxquelle s, pardifférence, ils prêtent attention. A tort sûrement, mais comment en irait-il irait-il autrement ?

Il faut pourtant, malgré ces réserves quant aux fondements épistémologiques du discours, ranger ce livre dans notre bibliothèque des sciences de la complexité. Son inévitable incomplétude n'affecte pas la pertinence de sa démarche : en se proposant "de nouveaux objets interdisciplinaires", O. Houdé et ses collègues mettent en oeuvre une dynamique cognitive et un questionnement épistémologique qui va progressivement se redéployer, par une sorte de complexification sémiologique : on ne manipule pas impunément (fut-ce à son insu) le constructivisme dialectique restauré par J. Piaget en 1967.

J.L. Le Moigne.

Fiche mise en ligne le 12/02/2003


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