Modélisation de la CompleXité
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"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
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Note de lecture

Rédigée par J.L. Le Moigne. sur l'ouvrage de ORLEAN A. (Ed.) :
« Analyse Economique des Conventions »
     PUF, Paris, 1994. 403 pages.

Considérée comme une discipline scientifique enseignable par et dans les sociétés modernes, la science économique prête en général peu d'attention au fait qu'elle serait probablement inintelligible sans cette "connaissance commune non explicitée" ("CK", pour "Common Knowledge" selon le nouveau rituel). Sans doute parce que, comme la plupart des disciplines institutionnalisées au siècle dernier, elle postule que son objet et ses méthodes préexistent à son développement et que même si les institutions la méconnaissaient encore (comme elles méconnurent longtemps la science écologique ou les sciences de gestion), elle disposerait de la même légitimité scientifique intrinsèque que la physique ou la chimie. Comme ses méditations épistémologiques la faisaient très rarement sortir de ce paradigme "positiviste-étendu", elle avait peu, jusqu'à ces dernières années, osé s'interroger sur ses propres fondements : d'Adam Smith à K. Marx, de Ricardo à Keynes, de Walras à A. Marchall,... ne disposait-elle pas d'une vaste collection d'écoles rivales qui toutes se recouvraient du même manteau "positiviste-étendu", du matérialisme dialectique à l'empirisme logique ? Et jusqu'à ces dernières années, nul ne semblait entendre les clameurs d'H.A. Simon, pourtant Prix Nobel 1978 d'Economie, qui soulignait les échecs de ce paradigme ("The failure of Armchair Economic", Challenge, Nov. 1986, pp. 18-25) et surtout l'extrême pauvreté épistémologique du postulat de "rationalité parfaite" (ou "objective" ou "substantive") auquel pratiquement tous les enseignements d'économie se croyaient tenus de se rattacher. Les échecs les plus patents ne suscitaient apparemment aucun processus d'apprentissage organisationnel au sein de la discipline puisqu'elle ne disposait pas de moyens d'appréciation de ces échecs, échecs qui s'exprimaient en d'autres codes : éthique, politique, sociale, juridique, psychologique, technologique, statistique... Comme ces autres disciplines, moins assurées de leur maturité épistémologique, ne disconvenaient pas du fait qu'elles avaient sans doute une part de responsabilité dans ces échecs pratiques (que l'on parle de chômage, de création d'entreprise ou de commerce extérieur), la science économique ne tirait de ses échecs que des leçons locales : des incitations à changer d'école, mais pas de paradigme épistémologique de référence : de Ricardo à Marchall, de Marx à Keynes, des classiques aux néoclassiques, la théorie des jeux puis celle des anticipations rationnelles autorisant des raffinements de plus en plus élégants que reprennent "les plus brillants économistes mathématiciens... développant une "Nouvelle Economie Institutionnelle" rappellera M. Granovetter (p. 80) en citant la fière formule de J. Hirshleifer assurant en 1985 que désormais "l'Economie constitue bel et bien la grammaire universelle des sciences sociales". Qui rendrait la grammaire responsable des méfaits d'un discours !...

C'est dans ce contexte que la récente émergence, au sein de la science économique, d'une "nouvelle" école, "L'économie des conventions" (dont ce recueil dirigé par un de ses principaux animateurs, A. Orléan, présente les principales caractéristiques), nous vaut quelques prudentes raisons d'espérer : le paradigme "Standard-Etendu" (je reprends la formulation imagée d'O. Favereau) va-t-il enfin imploser, et la scienceéconomique va-t-elle récursivement s'intéresser aux conventions épistémologiques sur lesquelles elle repose (ce que j'appelle son "propre contrat social"). Peut-être ai-je tort de charger l'Economie des Conventions d'une si écrasante responsabilité (... "Scier la branche positive et familière sur laquelle la discipline est si bien installée depuis un siècle" !)? Ne lui demandons que d'être un signe précurseur annonçant la conception d'une future science de l'ingénierie des systèmes socio-économiques ! Mais prêtons attention à ces méditations épistémologiques encore bien peu visibles et souvent embryonnaires (R.J. Aumann ne parle-t-il pas de "mesures de l'irrationalite" p. 53 !) que propose cette étude, que l'on soit ou non économiste de profession (car il n'est pas nécessaire, rappelle G. Canguilhem, d'être épistémologue de profession pour faire profession d'épistémologie !).

L'Economie des conventions est née, nous rappelle A. Orléan dans les années 84-85, à l'initiative de quelques économistes, les uns attentifs à la légitimité épistémologique de leur discours, les autres à sa légitimité politique (politique de l'emploi). On sait le rôle décisif de quelques chercheurs du CREA et du C.E.E., et on se souvient peut-être de la première synthèse publiée par "La Revue Economique" en mars 1991. Le recueil publié ici fait donc le point de dix années de recherches consacrées à l'étude du "rôle joué par les formes non-marchandes de coordination, de production et d'allocation des ressources", recherches conduites prudemment au sein de la science économique institutionnelle. A. Orléan le rappelle scrupuleusement :

"Bien que de nombreux chercheurs, mais pas tous,... aient des positions "non standard", on ne trouvera nulle part un quelconque rejet de la littérature néoclassique ; bien au contraire, les développements de la théorie standard étendue sont au coeur de nombreuses analyses". Sans doute parce que tactiquement, il faut "jouer le jeu" de la convention tacite de la discipline, en ne se mettant pas en infraction avec le paradigme standard... étendu jusqu'aux conventions ?

Confessons que cette prudence irrite souvent ! Robin Marris reprochait il y a peu à H.A. Simon, l'erreur tactique qu'il avait commise en 1956 en appelant "Bounded Rationality" les formes de rationalités autres que formellement et strictement déductives ! Cette prudence académique a été payée d'un prix élevé puisque ce n'est que depuis quelques années que les économistes commencent à comprendre que "Bounded Rationality" ne se traduit nullement par "Rationalité Limitée" (ce qui, a la lettre, ne veut rien dire), mais Rationalité Internalisée, (engendrée à l'intérieur du système cognitif, et non pas externe, importée des cours de logique déductive formelle) ; Robin Marrisproposait de le traduire par "Rationalité Intelligente" ; ce qui, bien que pertinent à la lettre, aurait sans doute eu également des effets pervers, les tenants de la rationalité déductive risquant d'en conclure que par complémentation, ils prônaient une "Rationalité Bête" (ce qu'ils n'auraient guère apprécié, malgré leur prétention à la rigueur objective !). (Voir M. Egidi et R. Marris, éds : "Economics, bounded rationality and the cognitive revolution", 1992, p. 198). H.A. Simon, on le sait, a proposé à partir de 1976 l'expression "Rationalité Procédurale", et c'est sans doute l'expression qui sera retenue ; mais en lisant les tentatives de plusieurs des auteurs de ce livre pour inventer ex nihilo, en méconnaissant apparemment les définitions de H.A. Simon, des rationalités "interactives" (J.P. Ponssard), ou "stratégiques", ou "paradoxales" (R. Salais) ou "internalistes" (J. Ferejohn et D. Satz), voir une "irrationalité inspirée par la rationalité limitée... avec main tremblante" (R. Aumann), sans que jamais soient argumentées épistémologiquement ces conceptions très intuitives du processus cognitif de traitement de symboles, on se prend à souhaiter une sorte d'ascèse collective au sein de la corporation des économistes, qu'ils soient conventionalistes ou néoclassiques.

On ne peut ici commenter les études qui construisent ce dossier, qui enrichissent différemment le lecteur selon ses bases de départ. L'article de R. Salais, par exemple, récapitule en 30 pages l'essentiel du gros ouvrage qu'il vient de publier (avec M. Storper) sur "les mondes de production"), introduisant le concept, très constructiviste, de "Mondes Possibles". L'article de C. Midler propose une très riche synthèse de ses travaux sur les processus d'apprentissage organisationnels des règles de gestion, ce qui le conduit à cette définition originale de la gestion : "L'objet général de la gestion peut être défini comme l'étude des processus de réduction de la complexité dans les situations de gestion". J'aimerais pour ma part remplacer le mot réduction parle mot intelligence (ou intelligibilité), puisque la complexité est par hypothèse irréductible au simple, mais je conviens que cette "convention de langage" mérite au moins qu'on la considère ! Le sociologue M. Granovetter développe en quelques pages convaincantes les conséquences pour notre lecture de la socio-économie de la thèse de "la construction sociale de la réalité". Et Olivier Favereau (le seul à se référer aux textes de base d'H.A. Simon sur la rationalité) propose une réflexion très argumentée sur la prise en compte simultanée des critères d'équité et d'efficacité entendus dans leur dynamique socio-économique, réflexion qui illustre fort bien ce que peut déjà nous apporter l'économie des conventions renouvelant nos théories de l'apprentissage collectif et donc nos théories des règles et des organisations.

On peut d'autant plus légitimement interrompre ici cette présentation de nos attentions du moment (qui laisse dans l'ombre des textes de chercheurs éminents) qu'A. Orléan a rédigé une remarquable présentation du volume qui met en valeur le projet dans son histoire, et les 14 contributions dans leurs articulations mutuelles.

Cette "Analyse Economique des Conventions" va-t-elle sonner le glas de la domination d'un rationalisme individualiste qui nous a fait tant de mal en économie comme ailleurs, faute de culture épistémologique suffisante pour critiquer les simplismes socio-culturels auxquels il nous a conduits ? On se prend à rêver...

J.L. Le Moigne.

Fiche mise en ligne le 12/02/2003


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