Modélisation de la CompleXité
Programme européen MCX
"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
Association pour la Pensée Complexe
 

Note de lecture

Rédigée par J. Miermont sur l'ouvrage de LE MOIGNE J.-L. :
« Le constructivisme. tome 1 : des fondements »
     Paris, ESF, 1994, 252 p.
Voir l'ouvrage dans la bibliothèque du RIC

Cet ouvrage initialement publié en 94  étant épuisé chez l’éditeur initial a été ré édité en 2001 chez un autre éditeur , et sous un titre un peu différent

« Le Constructivisme. tome 1 : Les Enracinements »

avec une nouvelle introduction pour cette nouvelle édition. Le texte lui-même a été repris à l’identiquement (avec quelques corrections typographiques mineures). Les deux notes de lecture de la première édition gardent donc toute leur pertinence pour cette seconde édition

Les deux notes de lecture de cet ouvrage de JL. Le Moigne que l'on va trouver ci-après ont été rédigées spontanément et simultanément par G. LERBET et J. MIERMONT. Il nous a paru judicieux de proposer ici ces deux lectures croisées de ce méme livre, qui éclairent des aspects différents de ce même livre (le tome II "Les épistémologies" de "Le constructivisme" paraît début avril 95 aux E.S.F.).

Quel sens peut-il y avoir à faire une note de lecture sur l'ouvrage d'un ami dans la revue dont il est le responsable et la cheville ouvrière? S'attaquer à cette tâche sans risquer de prêter, aux yeux d'autrui, le flanc à l'illusion de complaisance ou à celle de sévérité excessive, m'amène à battre le chien devant le loup pour dénoncer ces risques, en pensant ne pas dénier, refouler ou forclore ce que j'ai à dire.

Il y a quelques années, Daniel Dennett (1), dont je ne partage pas pour autant toutes les avancées théoriques, écrivait, me semble-t-il fort judicieusement, à propos des propres préoccupations des auteurs qui travaillent sur la nature de l'esprit, que "beaucoup des oppositions les plus saillantes semblent n'être que des amplifications de différences de jugement ou de goût minimes, ou bien de ce que l'on peut appeler des exagérations tactiques "

Pour rendre compte du livre de Jean-Louis Le Moigne, je me dois aussi de traduire. Je vais donc, aussi, amplifier ce qui, de mon propre point de vue, à ce moment de mon propre parcours, émerge comme significatif. On voudra bien m'accorder toutefois, que je vais m'efforcer d'éviter les exagérations. Mon tempérament, ne me porte pas à tomber dans ce travers ; sauf, parfois, quand je suis excédé par ce que je lis.

Je n'ai pas éprouvé, bien au contraire, de tels sentiments en lisant le tome 1 du Constructivisme ; il m'a donc été facile de me decider à dire ce qui est adéquat à ma propre pensée, puisque ma satisfaction y rejoint mon "satisficing". Cependant, satisfaction ne se confond pas ici, évidemment, avec acquiescement envers tout ce que J-LLM a développé.

Par exemple, j'aurais souhaité, par moments, trouver des développements ou des mises en relief pour enrichir la communication imaginée avec l'auteur, via le livre.

Ce premier tome sur le constructivisme traite des fondements. Il se compose de 10 chapitres que précède une préface à vocation intégrative. Ces dix chapitres sont autant d'articles écrits entre 1981 et 1991. Une note introductive permet de mieux situer chacun d'eux dans l'ensemble de l'ouvrage, sans que l'ordre d'exposition réponde à des ambitions chronologiques.

Cette communication imaginée avec l'auteur passe, dès le départ, par les interrogations que soulève cette rupture avec la chronologie. Certes, celle-ci est très compréhensible, comme nous allons le voir plus loin, mais elle est aussi riche de latence. Ainsi, au delà de la contribution cardinale que constitue ce livre à l'histoire de "nouvelles sciences", le lecteur ne peut-il manquer de déceler, aussi, une contribution implicite à l'histoire intellectuelle de J-LLM. Cette histoire-ci s'entrecroise alors, étroitement avec la dynamique des idées contemporaines, en raison du rôle que l'auteur y joue, et elle s'actualise dans les marques d'une évolution de la pensée de J-LLM ou, du moins, dans celle de ses intérêts décelables au vu de tous les textes. Ainsi, qu'ils soient placés en amont ou en aval de l'ouvrage, pour le boucler (chapitres 1 et 10), les textes de 81 et de 82 concernent des préoccupations intellectuelles épistémologiques de méta-niveau (domaine épistémologique externe dérivé de Piaget). En revanche, les écrits plus récents portent davantage sur ce qui a trait aux domaines épistémologiques internes qui se font jour et se différencient : sciences de l'ingénierie et de l'artificiel, sciences des systèmes, sciences de la complexité et sciences de la conception(2).

A travers cette évolution personnelle débusquée, j'ai cru voir poindre les questions majeures très ouvertes posées dans le livre : celles des méthodologies et de la pertinence des nouvelles sciences de la construction(3).

Il serait difficile de rendre compte, dans le détail, de tout le livre où chaque page possède une valeur réactive et suscite des commentaires enrichissants. Ces commentaires, je les limite, ici, principalement, à certains aspects du chapitre 6, parce qu'il y est question de la pertinence des nouvelles sciences et d'une nouvelle scientificité. Dans ces pages, J-LLM procède à un "exercice de diagnostic épistémologique", pour fonder et distinguer opératoirement et opérationnellement "une systémique douce... mais ferme" Son souci majeur, me semble-t-il, y transparaît bien. Il a trait aux conditions d'un enseignable de cette aventure scientifique non-positiviste, pour que celle-ci ne devienne pas de la bouillie pour les chats. Voilà qui implique, en particulier, "la modélisation de la complexité par systémographie à travers la forme canonique du système général" (p.149) ; mais est-ce àdire qu'il faille se contenter de l'accent mis sur la modélisation prise comme une des clés de la nouvelle scientifisation processuelle et non statique ? Il faut voir aussi, derrière, la place reconnue à la recherche de "noeuds critiques" (p.145) dans les "nouvelles sciences".

Il me paraît déterminant que J-LLM, après H.A. Simon et d'autres, nous propose une scientifisation qui ne néglige ni l'incomplétude de l'objectivation, ni celle de la cognition que subsument ces noeuds, en faisant nous interroger sur la question du décidable. En reconnaissant cette ouverture, l'ouvrage aide à pénétrer dans un univers intellectuellement tragique, et moralement optimiste, où il faut laisser une place à l'incomblable vacuité cognitive et participer à sa résolution, sans cesse repoussée par les démarches "d'adéquation". Dans cet esprit où les logiques binaires demeurent très insuffisantes, l'ambition consiste à s'attaquer à la complexité par la modélisation artificielle afin de lancer un défi à l'ignorance, sans devenir une artificialisation absolue, complète et hyperconsistante de l'esprit et du monde.

Au fil des pages, d'un chapitre à l'autre, l'auteur nous conduit dans l'univers de l'esprit(4), ou, plus précisément, dans celui de ce que l'on traduit à partir du "mind" anglo-saxon, lequel a surtout à voir avec la pensée-pensante proche du mens des latins. C'est ainsi que J-LLM aide à nous libérer des lourdes contraintes philosophiques liées aux seules réflexions sur la pensée, pour mettre davantage l'accent sur le penser (le designo, la conception...).

Ce sont ainsi les interactions qui sont interpellées : si on les situait jusque là, trop facilement, entre un sujet et un objet par ailleurs essentiellement disjoints, dans les sciences de la conception, il importe fondamentalement, de les conjoindre.

Pour exprimer en peu de mots, dans ce compte-rendu, ce qui me paraît être très significatif dans cet ouvrage, c'est qu'y est nouée une gerbe d'où émerge une authentique pensée originale, et non pas redondante où il serait rendu seulement compte d'autres pensées. Pour dire vite, avec Descartes et son cogito qui nous assuraient de la simultanéité de notre pensée et de notre existence, nous avions pris l'habitude de masquer les risques que nous faisait courir un éventuel mauvais génie. Cette démarche mentale nous offrait la possibilité de penser l'objet et de le placer hors du sujet pensant, par le jeu du raisonnement fondé sur la méthode analytique. Chez Le Moigne, l'objet (imparfait et conçu comme un système dynamique) est devenu un construit-se-construisant, généré par l'esprit auto-référenciateur. Construit intelligiblement (avant tout par computation symbolique), cet objet est une traduction incomplète (rôle de la plausibilité rationnelle qui n'est pas rationaliste), du jeu d'interactions avec un méta-niveau de l'esprit.

Dans un tel climat intellectuel, on comprend que les idées d'imperfection et de vraisemblance, remplacent avantageusement celles de totalité exhaustive et de vérité dans le discours et dans les pratiques scientifiques où la vérification cède aussi la place à l'adéquation plausible. D'où il ressort ainsi, le rôle privilégié joué par la projection téléologique propensive, aux dépens de la rétrospection causaliste.

Jean-Louis Le Moigne invite à nous familiariser avec ces marques d'un changement paradigmatique qui n'est pas sans risques intellectuels, sociaux, voire, aussi universitaires !. C'est tout cela qui me conduit à qualifier la pensée de notre auteur de"gérondive" où, à l'instar de celle contenue dans le mode latin auquel elle fait référence l'accent est mis sur l'à-faire, l'à-penser, l'à-vivre, etc., en même temps que la construction fonde le sens qui fonde la construction..., pour décrire aussi bien la cognition du monde que celle du sujet connaissant.

"Chemin faisant" aime à rappeler Le Moigne après Machado. Ici comme là, la pensée gérondive n'est pas une pensée injonctive : l'à-faire n'est pas un ordre donné par je ne sais quel démiurge. Il procède, au contraire, du jeu des interactions qui sont susceptibles de fonctionner, cognitivement et socialement, inter- et intra- acteurs, modèles, etc., selon des processus d'actorisations ou de modélisations a priori solidaires.

Pour conclure ce bref compte-rendu, et le mettre en perspective, je désire me situer de façon beaucoup plus pratique, en essayant de réfléchir du point de vue d'un "lectorat". L'ayant taillé à coups de serpe, je me contenterai de distinguer deux catégories, à l'intérieur de celui-ci : l'expert et le novice.

Le lecteur qui, avant la sortie du livre, connaissait quasiment l'ensemble des textes qui le composent, me paraît y trouver un grand intérêt à s'arrêter sur un point aveugle, et à tenter de découvrir la sous-jacence de certains aspects de l'identité narrative de l'auteur3 Sa prise de position, délibérément plus épistémologique qu'"historique", nous livre des fragments d'une "idemté" dans le domaine théorique, mais elle laisse, aussi, supposer des traces des paradoxes constructivistes d'une "ispéité". Cela me semble se révéler particulièrement, dans la vision que J-LLM nous propose de la conception. En le lisant je suis à la fois d'accord avec ce qu'il écrit du point de vue de la cognition personnelle et interrogateur sur un éventuel puissant effet de centration sous-jacent. Je me demande, en effet, si la capacité conceptuelle de J-LLM ne traduit pas si fortement sa propre vision de la conception, que cette dernière ne peut s'appliquer adéquatement qu'à lui-même. Un peu comme penser le sujet épistémique, dont la capacité opératoire mettait en retrait les aspects figuratifs de l'esprit, traduit une dynamique cognitive interne, propre à Piaget lui-même qui concevait le monde surtout opérativement. C'est cet effet de centration supposé, qui fait que, dans ma communication imaginée de lecteur avec l'auteur, je reçois, ici, comme très ouvert, le problème de l'opérationnalisation des sciences de laconception(5) et, plus généralement, de la seconde cybernétique. Que faire pour que soient socialement opérantes des modélisations constructivistes, sans la construction intrapsychique préalable d'un soubassement cognitif de conception suffisant, lequel dépend, précisément, de la mise en oeuvre de conceptions ? Faciliter l'auto-construction par la pratique modélisatrice et apprendre à juger de l'adéquation des modèles ? Certes, mais a-t-on les moyens d'opérer dans cet esprit, sans retomber, parfois lourdement, dans l'injonctif pervers, comme j'ai pu aussi le constater en formation ? Ma conviction de la pertinence de l'entreprise de J-LLM n'est pas remise en question par ces interrogations, elle est seulement confortée dans sa dimension tragique et renforcée par la lecture de l'ouvrage.

Face aux fondements du constructivisme, il me semble que le lecteur novice peut, lui aussi, pressentir ces interrogations. Mais, en présence d'une "somme" aussi exemplaire, il peut la recevoir un peu vite comme un manuel d'épistémologie, avant d'y trouver, derrière, avec un peu d'attention, l'outil réfléchi d'aide à sa propre réflexion. Dans la conduite de cette entreprise intellectuelle, l'outil sera peut-être, parfois, un peu déroutant. Pris dans le labyrinthe de l'érudition et de la richesse de la pensée contenue dans le livre, le novice risque alors d'être amené à regretter de ne pas être assez accompagné dans l'élaboration de son propre méta-niveau de pensée. En ces instants, peut-être pourra-t-il souhaiter, lui aussi - comme Alice -, s'en sortir ou s'y retrouver, pour avancer afin, ensuite, de savoir où aller. C'est ici, qu'un index général aurait probablement constitué un de ces fils d'Ariane qui aident à la construction de son propre cheminement dans un parcours où l'ouvrage de Jean-Louis Le Moigne constitue un repaire pour les nouvelles sciences et un repére d'une grande densité pour les rencontrer. Peut-être cet outil nous sera-t-il offert à la fin de second tome, pour assurer la cohésion de cette oeuvre monumentale? C'est une demande pratique que je formule avec insistance.

Georges Lerbet (février 1995)

  1. Cf. La stratégie de l'interprète. Le sens corrunan et l'univers du quotidien, Pans, Gallimard 90, p.435.
  2. Dans une perspective didactique, on peut regretter que ces différentes sciences ne soient pas "croisées" plus explicitement avec les deux cybernétiques.
  3. Je préfére appeler ainsi, le méta-ensemble de ces disciplines, plutôt que de les placer dans un système philosophique : celui du (des) constructivisme(s). Comme J-LLM l'écrit aussi à peu pres dans le même esprit, à propos de l'idéologie systémiste (pp.115-116), les "-ismes" m'inquiètent toujours. Ils peuvent facilement glisser vers ces utopies closes où, cédant à une illusion de toute puissance, nous croyons en notre lecture du monde, au point de la prendre pour un (éventuel) monde extérieur, donné comme tel à notre esprit, et qui serait isomorphe à la lecture que nous en faisons.
  4. Cf., plus particulièrement, le chapitre 9.

  5. La descendance de la cybernétique que Jean-Pierre Dupuy (Aux origines des sciences cognitives, Paris, Seuil, 1994) a interrogée à partir de l'étude des conférences Macy, me semble traduire la même interrogation. En manquant des rendez-vous concrets, nos approches ne seraient-elles pas vouées à netrouver qu'une fécondité strictement épistémologique? ce qui me semble nécessaire mais insuffisant.

LE MOIGNE, J.-L. Le constructivisme. tome 1 : des fondements, Paris, ESF, 1994, 252p.

Jean-Louis Le Moigne nous propose un ouvrage de référence qui fera date, après "La Théorie du Système Général" et "La modélisation des systèmes complexes". Il s'agit, dans ce premier tome paru, d'explorer les fondements du constructivisme, ou, peut-être mieux, des constructivismes qui rassemblent les démarches de l'esprit et de l'action donnée comme alternative au positivisme. Ses grands concepteurs, au XXème siècle, se nomment L.J. Brouwer, Paul Valéry, Jean Piaget, Herbert Simon, Gregory Bateson, Heinz von Foerster, Paul Watzlawick, Ernst von Glaserfeld, Edgar Morin, parmi d'autres. Et l'on peut y associer Jean-Louis Le Moigne lui-même, qui en propose une version originale et novatrice, qui (re)qualifie les formes de représentation collective, et contribue à l'advenue d'un nouveau paradigme résolument proposé en alternative à l'ancien.

Jean-Louis Le Moigne cherche à s'échapper du dualisme asphyxiant de Descartes, des positivismes d'Auguste Comte ou de Claude Bernard, des néopositivismes de Jacques Monod et d'Henri Atlan, pour lesquels il est indispensable de recourir au critère de falsifiabilité ou de réfutabilité de Karl Popper pour bien séparer la science du mythe. Le constructivisme de Le Moigne cherche au contraire à privilégier l'interaction du sujet observant et de l'objet observé plutôt que leur séparation absolue, et à concevoir la connaissance comme un projet construit. A la vérification d'un énoncé par la correspondance entre le raisonnement démonstratif et l'observation empirique, le constructivisme repose sur l'invention, la poièse, l'ingenium, la création-représentation des phénomènes. "C'est par rapport au projet du système observant (ou de l' "observacteur", E. Morin) que se légitimera la connaissance construite." (p. 123). J'aurais envie d'ajouter : et du système observé, ou, mieux encore, du système observant-observé, et des systèmes observant-observés en interaction avec le premier.

Il s'agit d'une "épistémologie expérimentale" , et non d'une "métascience" qui serait au-dessus des autres. Plutôt que de décomposer l'objet selon la méthode analytique, se substitue l'articulation du projet de la modélisation systémique. Et ce n'est pas en simplifiant les systèmes que surgit l'autonomie déléguée, mais en ouvrant le champ de la complexité, laissant surgir l'imprévisible.

Plutôt que d'avoir à participer à un monde d'objets qu'il nous est donné de découvrir, nous construisons le monde en projet qui nous construit. Au déterminisme d'une épistémologie positiviste (ne peut être affirmé comme réel que ce qui est objet d'une vérification expérimentale qui authentifie l'isomorphie entre l'objet de science et la théorie), Le Moigne prône le recours aux heuristiques téléologiques des épistémologies constructivistes. Il propose par exemple trois axiomes :

  1. l'axiome d'opérationalité téléologique : tout phénomène modélisable est perçu action téléologique (ou projective) ;

  2. l'axiome d'irréversibilité : tout phénomène modélisable est perçu transformation télélologique au fil du temps ;

  3. l'axiome du tiers inclus : ou d'inséparabilité, ou de récursivité, ou de conjonction : tout phénomène modélisable est perçu conjoignant inséparablement l'opération et son produit qui peut être producteur de lui-même.

Serais-je plus royaliste que le roi (intégriste, me dirait Jean-Louis Le Moigne) ? Si l'on suit la leçon intuitioniste de L.J. Brouwer et de H. Weyl, il serait nécessaire de remplacer le quantificateur universel ("tout phénomène") par un quantificateur qui laisse ouverte la totalité : "un grand nombre de phénomènes" , ou "certains phénomènes". De même, si j'adhère aux formulations du troisième axiome : "inséparabilité, récursivité,conjonction", le terme de "tiers inclus" m'apparaît plus discutable. Le rejet du principe du tiers exclu, dans les situations qui impliquent l'appréhension de totalités bouclées sur elles-mêmes, n'implique pas nécessairement que le tiers soit inclus, mais que la question reste indécidable, à un instant donné, par rapport à la totalité considérée : oscillation possible entre dehors ou dedans / à la frontière / dehors et dedans.

Dans la mesure où le constructivisme fonde ses principes à partir de la création en projet d'une interaction observateur-observé, où le système ainsi projeté se déploie en s'observant et se créant lui-même, il devient pertinent de rendre opératoires ces principes par rapport à la démarche-même qui est la sienne : et en particulier, il me semble nécessaire de modéliser la nature de l'alternative proposée entre le positivisme et le constructivisme. En ses principes mêmes, le constructivisme définit une alternative, une substitution, moins comme l'exclusion d'un des termes de l'alternative ou de la substitution, que comme la conjonction inséparable de leurs valeurs antinomiques. Si l'on conçoit que la position positiviste exclut par principe la démarche constructiviste, celle-ci, pour peu qu'elle modélise et observe ce positivisme qui cherche à l'exclure, l'appréhendera comme une donnée incontournable, indispensable du phénomène à modéliser. Comme l'exprimait déjà Montaigne : "Mais, je ne sais comment, nous sommes doubles en nous-mêmes, qui fait que ce que nous croyons, nous ne le croyons pas, et ne pouvons nous défaire de ce que nous condamnons" .

Je propose d'en donner plusieurs illustrations, tirées des réflexions de Jean-Louis LeMoigne.

  1. "L'hypothèse téléologique est aussi pertinente pour et dans la science que l'hypothèse déterministe" ; l'argument est fort s'il s'agit des sciences dites humaines ; dans les autres sciences, le risque encouru est celui d'anthropocentrisme, et d'anthropomorphisme : historiquement, la mise à l'épreuve des hypothèses concernant les déterminismes locaux a été une dure conquête sur les hypothèses téléologiques trop simples. C'est sans doute en complexifiant les raisonnements télélologiques que ceux-ci permettent de faire la distinction entre téléologie et téléonomie. H. Simon écrit : "Tout d'abord, en dépit des simplifications de la parabole des horlogers, la théorie (de la complexité) ne postule aucun dispositif téléologique. Les formes complexes peuvent émerger des formes simples par des processus purement aléatoires. (...) C'est la stabilité même des formes complexes qui constitue leur finalité. Il n'y a là rien de plus que la survie des formes adaptables, autrement dit des formes stables." (SSSA, p. 180). S'il y a émergence de formes complexes, les processus purement aléatoires sont certes indispensables, mais insuffisants : il est nécessaire que les-dites formes simples soient elles-mêmes complexes, c'est-à-dire qu'elles résistent aux processus stochastiques de sélection, et qu'elles présentent des propriétés de recombinaisons qui elles-mêmes passeront au travers des cribles de la sélection. Les processus téléologiques apparaissent vraisemblablement en germe chez les animaux supérieurs susceptibles d'accéder au deutero-apprentissage (dauphins, primates). Ils sont une propriété constitutive de la complexité humaine, qui modélise ainsi les processus stochastiques de l'évolution (théorie du double système stochastique de Bateson). La question est de savoir comment mettre à l'épreuve les hypothèses téléologiques, sans tomber dans l'anthropocentrisme, c'est-à-dire de mettre des intentions là où il n'y en a pas. Ce qui est nouveau depuis Aristote, c'est qu'il existe désormais des arguments éprouvables qui permettent d'éviter la pétition de principe, c'est-à-dire de repérer les niveaux d'intentionnalité des systèmes biologiques supérieurs. Or le décentrement de l'homme vis-à-vis de lui-même n'est possible que s'il explore les circuits autoréférentiels de l'auto-connaissance de l'homme par l'homme (Platon, Montaigne, Freud) : l'autonomie n'apparaît que lorsque ces circuits autoréférentiels sont criblés par leur confrontation dynamique aux systèmes hétéroréférentiels dont ils dépendent. A cet égard, les formulations d'André Pichot me semblent plus nuancées que celles de Maturana et Varela.

  2. La complexité, écrit Jean-Louis Le Moigne p. 174, est une propriété non du système (naturel ou artificiel) mais de la représentation actuellement disponible de ce système. Mais un système naturel ou artificiel n'est-il pas déjà une représentation construite de ce qui n'existe pas en soi ? (paradigme constructiviste oblige !)

  3. A propos de la querelle sur le déterminisme qui a défrayé la chronique entre R. Thom, I. Prigogine, E. Morin, H. Adan etc., le caractère passionné du débat indique, s'il en était besoin, que les protagonistes forment bien un système qui les réunit puissamment, précisément là où ils se pensent les plus éloignés les uns des autres. Et il apparaît dans cette affaire que René Thom a évolué quand il reconnaît que sa position n'a pas changé, mais qu'elle s'est modifiée ! Lorsqu'il a invité Amsterdarski à son séminaire, il a explicitement reconnu que l'on pouvait faire oeuvre de science sans être strictement déterministe, à la grande surprise d'un de ses plus fidèles disciples (Etienne Labeyrie, malheureusement disparu très brusquement peu après). Et, dans sa préface à l'oeuvre psychanalytique de Michèle Porte, il écrit : "Freud était sans doute trop conscient de la fécondité de ses grandes visions pour les borner immédiatement par l'exigence d'une vérifiabilité "expérimentale", là où la répétabilité des résultats est visiblement en défaut, et qu'il en vient à constater "qu'en ce domaine un déterminisme strict comme celui des lois physiques n'a pas cours". Je suis là nettement moins royaliste que le roi, et pense qu'un des apports de Freud a été :

    • de repérer des déterminismes inconscients ;
    • de souligner que l'articulation des déterminismes inconscients et des déterminismes préconscients restait à chaque instant indéterminé, fruit du libre arbitre de tout un chacun, susceptible ou non de se livrer à une expérience psychanalytique ! (cf. le chapitre de l'Ecologie des liens : "Changement et déterminisme" ).
  4. Curieusement, si je puis dire, c'est la pratique des thérapies familiales (épistémologie expérientielle par excellence !) qui m'a montré les limites de l'indéterminisme psychanalytique, auquel R. Thom semble adhérer avec enthousiasme - du moins sur un plan strictement théorique - ! La rigueur passe à mon sens du côté des recadrages de la psychanalyse, c'est-à-dire des théories de l'autonomie et de la complexité, pour peu qu'elles ne cherchent pas à jeter l'enfant avec l'eau du bain.

  5. Les limites des procédures analytiques ne sont pas ontologiques, mais expérimentales (microphysique) ou expérientielles (cliniques, éducatives, administratives, économiques,etc.). La théorie de la quasi-décomposabilité des systèmes complexes de Simon est exemplaire à cet égard. Et le jugement de Salomon m'a conduit à me replonger dans la Bible : Que fait Salomon ? Il propose que l'on coupe l'enfant en deux ! (belle prescription du symptôme "analytique" exposé par les deux mères !) "Apportez-moi une épée", ordonna le roi ; et on apporta l'épée devant le roi, qui dit : "Partagez l'enfant vivant en deux et donnez la moitié à l'une et la moitié à l'autre." Alors la femme dont le fils était vivant s'adressa au roi, car sa pitié s'était enflammée pour son fils et elle dit : "S'il te plaît, Monseigneur! Qu'on lui donne l'enfant, qu'on ne le tue pas !" Mais celle-là disait : "Il ne sera ni à moi, ni à toi, partagez !" Alors le roi prit la parole et dit : "Donnez l'enfant à la première, ne le tuez pas. C'est elle la mère." Il n'est pas précisé si la mère en question est celle qui s'est plaint de la substitution de son enfant à l'enfant mort de l'autre (il s'agit de deux prostituées, dont la deuxième a étouffé son nouveau-né en secouchant sur lui), mais la formulation du texte le suggère. En tout cas, la solution intelligente vient de la prescription de la solution algorithmique poussée à son paroxysme, c'est-à-dire de rendre imminent le recours à la lettre de la loi, en vue de tester l'esprit des plaignantes. La substitution du projet humain astucieux à l'application stricte du règlement n'est rendue possible que par la mise à l'épreuve de cette dernière. "Le règlement, c'est le règlement" relève du code qui ne fait référence qu'à lui-même (dans mon jargon, autoréférence non autonome, contre-dépendance autosuffisante), la clôture opérationnelle d'une discipline ou d'un processus cognitif qui est une condition nécessaire à l'autonomie, mais qui s'auto-détruit si elle n'est pas régulièrement décentrée d'elle-même. La paranoïa ("penser à côté"), refuse l'esprit des lois au nom de la lettre. Or, on ne peut abduire - faire un saut conceptuel, un écart de pensée, prendre donc le risque de se tromper - qu'en connaissant le code (juridique), la sémiologie (médicale), les lois (des disciplines scientifiques), les règles (familiales ou sociales), pour tester concrètement leurs limites, voire leurs absurdités dans telle situation singulière.

  6. Le risque, que j'observe dans la communauté clinique, est de disqualifier complètement le savoir de référence et de le remplacer à l'emporte-pièce par un discours simpliste sur la complexité ou l'autonomie. L'application stricte du code, le repérage minutieux de la sémiologie, la connaissance approfondie des lois, la virtuosité algorithmique sont des derniers recours, des lignes d'horizon indispensables pour réaliser concrétement une activité : la réalisation se révèle habituellement beaucoup plus complexe que les modélisations préalables (j'en sais quelque chose en construisant ma mezzanine). En fonction des achoppements qui surgissent lors de la réalisation du "plan", il devient nécessaire de prendre du recul, de réajuster telle partie par rapport à l'ensemble, de reconsidérer les modes de jointure locaux en fonction des matériaux, de leur résistance, de leur texture. Le recours à des modules de construction permet d'éviter l'effondrement de l'ensemble en cas d'achoppement. Dans certains cas, plusieurs modules ne tiennent que s'ils sont conçus et réalisés conjointement. Le bricolage est une procédure beaucoup plus pertinente, subtile, complexe, que la réalisation automatique d'un programme complètement préconçu. Il défie l'imagination quant aux solutions trouvées dans le détail, il oblige à des recombinaisons, à des essais et erreurs, il implique des étayages multifonctions des divers modules à construire et à ajuster les uns par rapport aux autres. Il procède par constructions-déconstructions-reconstructions. L'application des connaissances pures aboutit plus ou moins rapidement à des impasses vitales : telle est l'épreuve de l'entrée dans la vie adulte. Mais le deutero-apprentissage n'advient que si les apprentissages et les acquisitions non apprises sont suffisamment stabilisés, intégrés, automatisés, pour pouvoir faire l'objet de réaménagements, recompositions, recadrages, relativisations.

Ces quelques réflexions reflètent la richesse des perspectives ouvertes par J.L. LeMoigne, et surtout, qualité rare, l'incitation qu'elles suscitent à poursuivre la recherche, l'invention, l'innovation, la transformation des rapports entre pensée et action.

J. Miermont

Fiche mise en ligne le 12/02/2003


 > Les statistiques du site :