Modélisation de la CompleXité
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"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
Association pour la Pensée Complexe
 

Note de lecture

Rédigée par Le Moigne J.L. sur l'ouvrage de CASSE Michel et MORIN Edgar :
« ENFANTS du CIEL, entre vide, lumiére , matiére »
     Ed. Odile Jacob,Paris, 2003, ISBN 2 7381 1292 7, 142 pages.
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Enfants du Ciel ? " La société humaine a toujours cherché à s'inscrire dans le cosmos et à inscrire le cosmos en elle. … Et comme ce cosmos est devenu mystère, nous portons aussi ce mystère dans nos êtres ". La très belle préface qu'Edgar Morin propose à ces entretiens avec l'astrophysicien et cosmologiste Michel Cassé " autour du paradoxe qui nous fait à la fois enfants du cosmos, orphelins du cosmos et étrangers au cosmos " nous invite dés l'abord à une passionnante entreprise de compréhension, scientifique et souvent poétique, de notre relation à " notre univers " : " En quoi est il notre univers … au point qu'aucune société n'a pu se passer de le représenter ?" Ce " mariage du ciel et de la terre dans la pensée humaine " n'a t il pas suscité l'aventure de la science au cœur de l 'aventure humaine ? L'astronome, puis l'astrophysicien, puis la cosmologiste, sont ici à leur affaire : " La cosmologie, précise d'emblée M. Cassé, est l'étude de l'origine, de la structuration et de l'avenir de l'univers. C'est une science historique. … Les astrophysiciens … sont soucieux de perfection formelle. Ils cherchent à déceler dans l'univers, un plan coordonné, un schéma directeur. … dans le champ complexe du savoir, l'astrophysique et la cosmologie, sciences de plein air et de pleine conscience, cherchent en fait à situer l'homme dans l'espace et dans le temps " (p. 21). On comprend qu'il soit heureux de pouvoir évoquer les passionnantes explorations de ces sciences dans la dernière moitié du XX° S. avec un interlocuteur aussi attentif, averti et méditatif qu'Edgar Morin : " Tous ces linéaments vous sont bien connus, lui répond t il, vous avez un des premiers à les méditer puisque dans 'la Nature de la nature', tome essentiel de 'la Méthode' (publiée en 1977), vous n'avez pas hésité à introduire les notions de chaosmos et de plurivers, bien avant l'avènement de la cosmologie 'new look' " (p. 32). Le dialogue, on le sent dés ces vingt premières pages va alors être fécond : Edgar Morin est d'une curiosité toujours en éveil, attentive à relier, à contextualiser, à multiplier les interprétations ; Et en même temps, il sait s'exercer à une subtile maïeutique : Incitant le scientifique à nous laisser percevoir sa sensibilité poétique, il forçe aussi le spécialiste à ne pas se satisfaire trop vite de réponses trop purement conceptuelles ou soulignant les difficultés induites par l'appel aux " principes d'analyse … qui font foi dans les cénacles scientifiques et que nous utilisons tous les jours " . M. Cassé devra même confesser " Je voudrais vous faire part de mon trouble : Je suis frappé et même désarçonné par l'hiatus entre la transparence du but de la science et l'opacité de la méthode " (p. 61) Probité qui honore le scientifique, même si en apparence, il ne se résigne pas : " Les techniques physico-mathématiques qui visent à cette limpidité (celle du " tout complexe que l'on peut séparer en différents fragments reliés rationnellement ") sont si ésotériques qu'on ne peut les décliner en mots. La physique théorique dilue le monde dans la clarté des symboles mathématiques " (p. 62). Ce qui le conduira à ne " pas voir la différence entre matière et organisation ", alors qu'Edgar Morin l'interroge sur " les scénarios de la naissance de la vie " compatibles avec le scénario de la cosmologie contemporaine sur " la naissance de l'univers ", et donc sur la formation de l'organisation vivante. (p. 66). Scénario que le cosmologiste veut encore trop unique : Son écriture lui a coûté tant de peine depuis que Hubble lui a fait inventer l'hypothése de l'univers en expansion (ou plutôt, dit M Cassé, de " l'espace en dilatation ", en attribuant à cet espace stellaire un hypothétique " substrat élastique ", p. 27). " Je ne suis pas sur, qu'on puisse appliquer au cosmos la notion d'énergie. Car l'entité pertinente en relativité générale est un mixte d'énergie et de quantité de mouvement " (p. 91). Il s'agit peut-être de cette non moins hypothétique " énergie noire " qui constituerait " une certaine forme de substrat ", (p. 40). Confessons ici l'étonnement du lecteur pensif : l'astrophysique semble avoir encore quelques difficultés à s'approprier le concept d'énergie dans la forme que lui ont donnée les physiques classiques et quantiques. Un échange sur le principe physique bien connu de conservation de l'énergie (p. 89), en témoigne : Si l'énergie est une quantité qui se conserve dans l'univers, alors il faudra postuler que cette quantité d'énergie sera éternelle. Et donc l'univers avec elle ? S 'agit il alors d'une " semi-éternité " qui ne vaut pas pour le passé si la cosmologie doit postuler un big bang initial ? " La question cruciale, vous l'avez posé, est celle ; de l'entropie " ajoute M. Cassé, qui convient ensuite : " Peut-on appliquer les règles classiques de l'entropie … ? Cela je l'ignore ". Il va revenir sur cette difficulté par une courte postface nous entretenant de " l'entropie des trous noirs " pour conclure " Ne peut on rien dire de sensé sur l'entropie du cosmos ? On peut dire beaucoup de chose, trop peut-être. La langue fourche. Voilà le hic. " (p. 131). Ce " trou noir de la connaissance " nous fait entendre " la complexité d'un questionnement". Ce sera peut-être nos connaissances sur l'énergie et son évolution entropique que nous livrent les physiques classiques et quantiques, qu'il nous faudra demain reconsidérer en interprétant la naissante cosmo-anthropologie ?

Michel Cassé ne se risque pas explicitement à cette hypothése iconoclaste, bien qu'il convienne : " L'univers, qu'il soit fini ou infini, ne peut que nous inspirer, à nous enfants du ciel, des entretiens infinis. (p. 132). Si " l'univers est verbe ", la science ne peut elle devenir poème ? Elle nous émerveille alors lorsqu'elle peut nous dire avec l'astrophysicien: " La chair invisible et fluide du cosmos gît sans image. Ne laissons pas sans sépulture le grand corps invisible du cosmos " (p. 117). " Superbe image " s'émeut E. Morin. Pourquoi faudrait-il que pour mieux s'identifier, s'opposent toujours le visible et l'invisible, la matière et l'anti-matière, l'être et le néant, la connaissance scientifique et la connaissance poétique ?

Hypothèses audacieuses, visions fulgurantes et plausibles, que nulle observation pure ne permettra jamais de vérifier indépendamment des instruments d'observation. Mais le cosmologiste, emporté par sa passion communicative, tout en restant attentif au jugement de ses pairs, hésite parfois. Ne lui faut il pas tenir aussi pour postulat nécessaire : " La science …postule que tous les lieux se valent parce qu'un être vivant sur une autre galaxie qui posséderait les mêmes qualités que nous et qui aurait statut d'observateur, verrait se dérouler le même drame, la même dramaturgie cosmique que nous, et il constaterait comme nous l'expansion de l'univers " (p. 30). Postulat d'objectivité qui nous conduit à cette " contradiction épistémologique profonde " que reconnaissait déjà J.Monod dans " le Hasard et la Nécessité " en 1971. Edgar Morin le lui rappellera discrètement, quelques pages plus loin (p. 67). Mais le cosmologiste se défend " Ces interrogations renvoient donc à la question de l'épistémologie. Peut-on admettre que toute clarté se paie d'un mystère ? Pourtant le résultat est là : L'humanité a ciselé un trésor, elle a tracé les linéaments d'une genèse physique du cosmos " (P. 63). Fasciné, son lecteur se demande pourtant : Ce trésor ciselé est-il le seul possible ? Ou est il un des résultats plausibles, historiquement daté à la fin du XX° S., de l'émerveillante aventure de la connaissance humaine ? Lorsqu'il lit cette méditation de Paul Valéry : " Il n'y a ni temps ni espace ni nombre en soi, ni cause, ni… , il n'y a que des opérations, c'est à dire des actes " (Cahiers, Pléiades, I, p. 562), ne peut-il s'interroger ? Pourquoi cette histoire d'un " cosmos défini comme espace-temps pourvu d'un certain nombre de dimensions." (p. 125), serait elle la seule intelligible ? N'y aurait-il pas d'autres histoires non moins intelligibles, non moins émerveillantes, qui entendraient le cosmos comme un complexe de processus ?

N'est on pas tenté de retenir avec Edgar Morin que " les liens dans l'univers sont inouïs, que les liens entre l'univers et nous sont multiples, que dans le fond, nous sommes inconscients du fait que nous portons l'univers en nous " (p. 78). J'ai été surpris que le mot " processus " (qui évoque l'action et l'inséparabilité de l'opérateur et de l'opération) ne soit pratiquement pas utilisé par le cosmologiste, alors qu'il l'est spontanément par Edgar Morin (" Mais la lumière elle-même ne naît elle pas d'un processus qui est à la fois organisateur et créateur de désordre ? ", p. 58). Un bref échange m'a semblé révélateur : " Cela signifie que tout ce qui est séparé est d'une certaine façon inséparable " - interroge E. Morin. " C'est juste, répond M. Cassé, mais je n'ai pas à cœur d'en parler " (p. 88).

Difficulté cognitive que l'on comprend, mais qui ne contraint pas son lecteur. En suivant à distance ces explorateurs d'avant-garde de contrées inconnues et mystérieuses (qui n'ont peut-être pas d'autres réalités que les représentations qu'intentionnellement nous construisons), ce lecteur peut méditer, s'arrêter un moment et regarder les paysages qu'il a parcouru, en imaginant ceux qu'il n'a pas visité, passant trop vite les bifurcations qu'il rencontrait. Précipitation qui s'explique peut-être chez le cosmologiste par une sorte de peur " d'un univers sans fondement " ? Alors qu'Edgar Morin nous rappelle que " nous pouvons penser et connaître sans fondement, … sur le modèle de la symphonie musicale. (p. 11), en évoquant … cette sorte de réciprocité, de boucle au sein de l'esprit, qui part de nous, de ce cercle, va vers le ciel, revient du ciel sur nous (p. 114)".

Cette crainte d'avoir à convenir que le fondement de notre connaissance de l'univers et des humains dans l'univers est en l'homme et pas hors de l'homme, crainte que M. Cassé croit exorciser en la tenant pour un péché contre l'esprit scientifique qu'il appelle 'anthropocentrisme' (p .30), est elle sérieusement justifiée ? Certes l'hypothése platonicienne d'un savoir divin antérieur, indépendant des humains, que les dieux auraient remis aux membres des académies (" prêtres et prêtresses qui ont reçu des dieux cette sagesse divine ", Le Ménon), a longtemps assuré aux scientifiques une précieuse respectabilité sociale. Mais aujourd'hui, l'argument nous semble bien léger.

Ne sommes nous pas tentés plutôt de relire les méditations de Protagoras sur l'interprétation de l'expérience humaine ? " L'homme est la mesure de toute chose ", puisqu' " il est maître de ses expériences ", dés lors qu'il les décrit et par là " les pense et les connaît ". Edgar Morin proposera sagement un glissement sémantique auquel Michel Cassé se rallie prudemment, appréhendant peut-être d'avoir à convenir qu'il " sort du cartésianisme "(p 75), passant d'une recherche scientifique à " une recherche qu'on pourrait appeler poésie " (p. 74) : " Autant toutes nos connaissances nous amènent à répudier l'anthropocentrisme, c'est à dire l'idée que nous serions au centre du monde, autant s'impose à nous le recours à l'anthropomorphisme " (p. 74) .

" Nous humains sommes dans le cosmos qui est en nous ", devise " ouvrant la célébration de l'anthropo-cosmos "(p. 119) conclura avec émotion M Cassé. Ses lecteurs ne retiendront peut être pas son commentaire ultime, qui fait de l'anthropo-cosmos, l'instant de la rencontre de " physique et métaphysique " ? Ils préféreront je crois, reconnaître avec E.Morin cette célébration comme l'instant de la rencontre de " science avec conscience ". Et ils seront reconnaissants à ces deux amis d'avoir su nous faire partager l'intelligence et le bonheur de leur rencontre.

Puis-je en achevant, laisser ici le dernier mot à E Morin ? : " Aujourd'hui, l'impératif est bien de relier l'humain - tout en reconnaissant son originalité, sa spécificité, son unicité - à sa nature animale et biologique et à sa nature physique et cosmique " (p. 99).

J.L. Le Moigne (Mai 2003)

Fiche mise en ligne le 02/06/2003


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