Modélisation de la CompleXité
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"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
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Note de lecture

Rédigée par JLM sur l'ouvrage de SALEMBIER Pascal & BENCHEKROUN Tahar (ed.) :
« COOPERATION and COMPLEXITY in SOCIOTECHNICAL SYSTEMS »
     Ed. Hermés, revue d’Intelligence artificielle Vol 16, N° 4-5 , 2002, 220 pages

Le titre de ce dossier est trop attractif, ou trop ambitieux ! La coopération entre les êtres humains nous semble déjà si difficile à comprendre ! Ne devient-elle pas complètement inintelligible lorsqu'elle est médiatée par des machines ? Et lorsque ces machines, apparemment peu coopératives, interviennent non plus seulement pour compléter l'activité de type énergétique (celle que l'on mesure en 'erg'), mais aussi l'activité de type computo-informationnelle (celle qu'il faudrait alors évaluer en une unité symbolique qu'on pourrait appeler 'Org' ?), la complexité de ces coopérations semble échapper à toute compréhension raisonnée.

Et pourtant ! Cela ne devrait jamais marcher, or cela marche souvent, moins mal en tout cas qu'on devrait l'anticiper dés lors que l'on se refuse à " trivialiser " les êtres humains.. Peut-on s'interroger sur ce paradoxe de la coopération souvent altruiste entre les être humains non triviaux, lorsqu'elle est contrainte par leur relation égoïste avec des systèmes techniques présumés eux, triviaux ?
C'est, je crois le défi que nombres d'ergonomes se proposent de relever aujourd'hui, en particulier les ergonomes de langue française. Et pour donner plus d'audience à leur entreprise, quelques-uns d'entre eux affichent par ce dossier (numéro spécial de la revue d'intelligence artificielle) leur projet en anglais, craignant, sans doute à juste titre, que les publics de langue française ne se passionnent pas assez pour leurs travaux.

Défi ambitieux qu'ils ne parviennent pas je crois à relever, l'anglais ici ne changeant rien à l'affaire. Mais soulignons-le d'emblée, l'important est qu'ils s'y soient essayés, nous donnant ainsi du grain à moudre pour de nouvelles explorations. Le préfacier Jacques Leplat confirme cette lecture : " Un bon outil de travail pour qui s'intéresse aux dimensions collectives du travail ", en même temps qu'il pose avec tact quelques-unes une des questions de fond qui restent à traiter de façon plus coopérative, " les intersections entre ces différentes approches n'étant pas très grandes ".

On comprend que les animateurs de ce dossier aient voulu insister sur les référents théoriques et épistémiques de l'étude des nouvelles formes de coopération que développent les organisations sociales de production ou d'administration. Les schémas analytiques et linéaires qui ont trop longtemps guidé les études ergonomiques sont manifestement inadéquats, et des modes d'exploration plus systémique (contextualisant et téléologique) et plus heuristique, s'avèrent plus légitimement adapté à l'intelligence des processus complexes de coopération au sein des organisations humaines contemporaines.

Mais en consacrant les trois quarts (5 articles sur 7) du volume à ces considérations d'apparence spéculatives, ils n'ont peut-être pas assez veillé à relier ces travaux théoriques aux recherches plus empiriques qui devraient les illustrer. Ce qui n'enlève rien à l'intérêt pragmatique de ces dernières ('Le rôle de la mémorisation des interactions antérieures dans les processus de coopération professionnelle' et 'les processus de communication dans une salle de contrôle').
Quatre de ces cinq contributions théoriques sont présentées avec une assurance qui laissent le lecteur attentif sur sa faim. On retrouve le penchant usuel du théoricien qui rencontre des modèles formels fait avant et ailleurs et qui assure qu'on peut les appliquer sans risque puisqu'ils ont été élaborés par des autorités académiques assermentées (Modèles de la dynamique des systèmes non linéaires, des réseaux neuronaux, des systèmes multi-agents, etc…). On retrouve aussi le genre littéraire qui fonde l'autorité du propos sur une critique souvent mal documentée (voire sur l'ignorance) d'autres thèses ou d'autres travaux. Les références (critiques ou laudatives) aux travaux d'H. Simon et A. Newell sur les processus cognitifs en jeu dans les exercices d'intelligence naturelles et artificielles enchevêtrées m'ont paru très faiblement argumentées ; Et l'absence de toute références aux chercheurs francophones qui ont tant contribués à renouveler notre intelligence de la complexité depuis un siècle, de P. Valéry à E.Morin par J.Piaget ou Y. Barel, m'a étonné, puisqu elle nous prive ici des contributions sans doute les mieux assurés épistémologiquement dont nous disposons pour aborder la compréhension de la coopération.

Cette inattention nous vaut en revanche quelques utiles réinventions dont nous saurons ainsi mieux faire notre miel. Ainsi l'étude de J.L. Soubie, " On the role of multidimensional models in man machine cooperation ", nous restitue, à son insu semble t il, un modèle proposé il y a quarante ans par H A Simon sur le thème du " Mapping the 'action space' on the 'state space " (publiée sou le titre : " H A Simon, "The Logic of Heuristic Decision-Making", 1967, published in Models of Discovery, 1977, p.145-175, "). C'est, je crois, ce que J. L. Soubie nous propose ici comme guide de la prise en compte du caractère multidimensionnel de la coopération, en introduisant un 'application model' d'un 'task model' sur un 'domain model' (Que " le lecteur me pardonne ce semi franglais).

Ré invention qui me convainc de la pertinence d'une lecture intelligente de l'œuvre de H Simon qui manque encore tant aux chercheurs francophones dans l'étude des systèmes complexes. Il fut sans doute un des premiers scientifiques du XX° siècle à s'interroger sur le sérieux épistémologique et empirique des connaissances que nous pouvons produire et enseigner sur ces " très naturels systèmes artificiels " que peuvent concevoir délibérément les sociétés humaines. Pourquoi nous en priverions-nous sous le prétexte artificieux qu'il n'est pas inscrit sur les registres de notre discipline académique ? Nous avons tant besoin d'une " épistémologie empirique ".

Voilà du bon grain à moudre, disais-je en commençant. Ce que je redis en achevant, et en ajoutant : veillons aussi à tamiser sérieusement la farine qu'ainsi nous produirons. Le tamis s'appelle " critique épistémologique interne des disciplines " disait J. Piaget. H Simon le désignait " épistémologie empirique " et E.Morin " épistémologie de la complexité ", nous invitant ainsi à être plus attentif aux caractéristiques d'irréversibilité et de récursivité des phénomènes que nous étudions.

J.L.Le Moigne


Fiche mise en ligne le 18/06/2003


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