Modélisation de la CompleXité
Programme européen MCX
"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
Association pour la Pensée Complexe
 

Note de lecture

Rédigée par LE Moigne J.L. sur l'ouvrage de HEURGON Edith & LANDRIEU Josée (coord.) :
« Des ‘NOUS’ et des ‘JE’ qui inventent la cité. »
     Editions de l’Aube, 2003, ISBN : 2-87678-912-4 • 316 pages • 2003

" Sous l'enseigne des 'nous ' et des 'je', capables d'agir ensemble dans la cité, trois questions :
  • 1. Comment se constituent des 'je', sujets responsables d'eux-mêmes qui donnent sens et unité à leur projet personnel de vie, tout en reconnaissant l'autre comme sujet ?
  • 2. Selon quel processus se construisent des 'nous' au sein desquels les 'je', acteurs de leur avenir, s'engagent dans des projets collectifs et quels types de 'nous' les formes & actuelles d'appartenance et d'engagement permettent -elles ?
  • 3. Comment faire évoluer les institutions pour qu'elles garantissent des droits culturels permettant à chacun de se construire comme sujet, favorisent la reconnaissance mutuelle, stimulent les pratiques créatrices, créent de nouveaux espaces publics. "
C'est dans ces termes que nous sommes invités à entendre ce titre insolite qui fédère ce que nous sommes accoutumés à séparer : Si c'est 'je', ce n'est pas 'nous', et réciproquement, sauf à faire de ce nous un pluriel de majesté!

Trois questions familières pourtant pour une humanité qui sait d'expérience qu'elle se construit elle-même et qui depuis Périclès et sans doute bien avant, sait qu'elle peut s'exercer à se civiliser ! Mais question sans réponse définitive puisque nous savons aussi, par tant d'expériences millénaires et si souvent souvent cruelles, qu'il nous faut sans cesse les ré inventer ! Trois questions qu'il faut donc s'acharner à se poser sans cesse, sans espérer jamais d'autre réponse qu'une nouvelle question : " Que sera le prochain pas ? "
Aussi faut-il savoir gré à cet original Colloque de Cerisy de cette tenace entreprise en s'efforçant, après et avec tant d'autres, de remettre sur le métier l'ouvrage de l'élaboration d'une 'politique de civilisation' (Je reprends à dessein ici le titre du livre d'Edgar Morin et al, 1997 Cf. « Une politique de civilisation », ouvrage qui eut pu utilement contribuer à alimenter ces réflexions.)
En rassemblant dans ce recueil (qui rend compte d'un colloque tenu en juin 2002), quelques récits d'expériences qui nous aident à explorer aujourd'hui le champ des possibles, Edith Heurgon et Josée Landrieu nous donnent quelques nouveaux matériaux pour penser et pour échanger. La quinzaine d'études de cas narrées par les acteurs qui furent (et souvent sont encore) associés à ces initiatives citoyennes d'action collective est révélatrice de leur potentiel d'inventivité ; Potentiel que les institutions, mais aussi chacun de nous quand il s'agit des idées de l'autres et pas de nôtres, ont si souvent tendances à négliger ou à nier. De l'invention de la ville nouvelle de Villa el Salvador (Pérou, 400 000 habitants, alors qu'il y a 30 ans c'était un désert), narrée par son premier Maire Miguel Azcueta, à la naissance du premier 'Réseau d'échange réciproque des savoirs' à Orly, narrée par Claire Hébert-Suffrin, le lecteur chemine dans un autre monde que celui dont les médias lui présentent chaque jour l'image, un monde pourtant si proche, si plausible. Ce n'est certes pas un monde enchanté, mais ce monde co-construit n'est pas un monde subi. " Une Utopie réaliste " (1996) disait-on avec et autour d'Edgar Morin ( « Pour une utopie réaliste. Autour d'Edgar Morin » ). Un monde, notre monde, que nous pouvons connaître, que nous pouvons vouloir… et qu'il est précieux de voir et d'entendre.
Inventer la cité ne dispense pas de la lucidité, et ces récits nous confessent parfois à mots couverts, que si l'on peut rencontrer des réponses aux deux premières questions que ce recueil nous invite à explorer, on ne trouve guère encore de réponse à la troisième :

" Comment faire évoluer les institutions pour qu'elles garantissent des droits culturels permettant à chacun de se construire comme sujet, favorisent la reconnaissance mutuelle, stimulent les pratiques créatrices, créent de nouveaux espaces publics. ". Peut-être parce que nos cultures sont encore trop imprégnées par un causalisme simpliste qui ne nous incite pas à transformer nos représentations du monde. On croit qu'il suffira de bien ou de mieux organiser le territoire, l'état et la planète pour résoudre durablement nos maux. Et on ne sait pas comprendre que l'organisé est organisant, et que la solution testée hier ne répond déjà plus au problème que l'on rencontre demain.
Cette complexité familière qui ne sépare plus le synchronique et le diachronique reste pourtant très étrangère à nos cultures institutionnelles. Presque tous les 'notables culturels' que les éditrices ont appelé en caution de leur propos (les 'Conférences' de la première partie), en témoignent à leur insu, soit en clamant leur pessimisme profond, soit en prêchant à coup de 'il faudrait que …' ou de 'on devrait …' ! (l'une de ces conférences aurait au moins du être relue par son auteur : il est quelques phrases qui passent à l'oral lorsqu 'elles sont accompagnées d'un clin d'œil, mais qui sont si bassement démagogiques lorsqu'on les lit au premier degré que l'on a du mal à accorder quelque crédit au reste du texte.)
L'ensemble de cette exploration des interactions récursives des 'je' et des 'nous' (qu'image plaisamment le jeu de mot permis par le jeu des nœuds expérimentés collectivement lors du Colloque de Cerisy : Le jeu des 'je' forme un 'nous', et le jeu du nœud devenu 'nous' transforme les 'je'), est ici placée sous la bannière d'une " Prospective du présent " : ce colloque est présenté comme le 4° et dernier d'une série destinée à introduire ce nouveau concept dans la boite à outil des responsables d'actions collectives (sous l'intitulé général : 'Prospective d'un siècle à l'autre').
Comme on ne met pas le vin nouveau dans les vieilles outres, on comprend le besoin des créateurs de ce concept de former un mot nouveau pour le décrire. Mais, arrivant aux dernières pages de ce volume, je me demande si le lecteur a bien compris ce qu'ils cherchent à exprimer sous ce label : " La prospective du présent (se comprend) comme un processus d'articulation de la réflexion et de l'action, ici et maintenant, nourri par l'hier et l'ailleurs, tourné vers l'avenir et le là bas " (p. 303). L'articulation de l'action et de la réflexion n'est-elle pas depuis l'origine de l'espèce humaine, le ferment de toute 'société civile' (G. Vico) et donc de toute 'politique de civilisation' (E.Morin), de toute sagesse (philosophie) et de toute connaissance (science) ?
Pourquoi faudrait-il la réduire à l'usage d'un type d'outil implicitement réservé à " ceux et celles qui pratiquent la prospective du présent " ? Querelle de mots, dira t on, et j'en conviendrai volontiers si s'explicitaient d'avantage les exercices de 'critique épistémologique interne' qu'appelle l'usage de concepts d'apparence fourre-tout. S'il s'agit de nous rappeler avec G Vico : " Faire pour Comprendre et Comprendre pour faire ", pourquoi pas ? Mes dés lors, cette prospective du présent sera notre affaire à tous, et nul ne pourra nous en dispenser sous prétexte qu'il y a des spécialistes de prospective du présent qui s'en chargent pour nous.
Peut-être sera-t-on plus convaincant et moins élitiste en plaidant pour un civisme responsable, solidaire et pluriel, celui des citoyens de la Terre-Patrie que nous sommes tous. Citoyens partageant la même communauté de destin sur cette petite planète qui dérive dans l'indifférence des galaxies, et capable pourtant de ne pas nous résigner et d'inventer nos cités. A ces exercices d'invention, ce recueil nous aide, nous incitant à poursuivre l'échange et enrichissant notre portefeuille d'expériences ; Un portefeuille que les fiches d'expériences accumulées par ATD-Quart-Monde ou par l'Alliance pour un monde responsable et solidaire par exemple, ont déjà bien garni depuis une dizaine d'année.
Le recueil est accompagné d'un petit ouvrage " S'engager autrement, lecture d'un colloque de Cerisy " du à un journaliste, Sylvain Allemand, (également aux éditions de l'Aube, 2003 ? 152 pages). Le format ne permettait pas de livrer au lecteur les sucs des récits détaillés d'expérience malgré quelques petits encarts, si bien que le lecteur qui sort du gros volume a quelques difficulté à identifier les spécificités de ce résumé. L'auteur a été surtout sensible à la formation de l'éphémère " nous cerisien " mais je crains que seuls les 'je' qui construisirent ce 'nous' puisse l'entendre ? Un autre lecteur qui ne sera pas passé d'abord par les 315 grandes pages du recueil, saura peut-être mieux sentir l'intelligence de la complexité de cette dialogique inventive des " Je-Nous " que je demandais à cette brochure?
Le Moigne J.L.

Fiche mise en ligne le 01/12/2003


 > Les statistiques du site :