Modélisation de la CompleXité
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"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
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Note de lecture

Rédigée par LE MOIGNE J.L. sur l'ouvrage de COLLOQUE de CERISY –(J-E AUBSER & J. ANDRIEU, coord.) :
« VERS DES CIVILISATIONS MONDIALISEES ? De l’éthologie à la prospective »
     Editions de l’Aube, 2004, ISBN 2 75260040 2 380 pages 0 262 01 208 1, 553 pages

« Civilisation-mondialisation, éthologie-prospective : deux axes autour desquels tournent les contributions du colloque dont cet ouvrage présente les actes. » (p.5) L’avant propos nous invite d’emblée à distinguer le titre et le sous titre de l’ouvrage en l’organisant autour de deux axes que nul cardan ne semble articuler mutuellement ?  Les synthèses, que proposeront en épilogue les codirecteurs, le confirment puisqu’elles affichent  deux projets fort distincts en apparence, l’un politique ou idéologique : «  Progresser dans la compréhension des rapports entre civilisations et mondialisation», l’autre explicitement scientifique : « Jeter les bases d’une analyse éthologique des sociétés humaines », dont la vocation sera «à l’évidence bien plus large que (celle d’être) utile à l’étude des civilisations sous l’influence de la mondialisation. » (p. 11) Ce qui, bien sur n’empêchera pas les tenants de ces deux projets de s’attacher à se convaincre mutuellement de la pertinence des questionnements de l’un pour aborder ou pour reconsidérer les questionnements de l’autre.

Leur dialogue n’apparaît explicitement que peu dans l’ouvrage proprement dit (une vingtaine de pages reprenant une table ronde de clôture, p.349-367), mais le lecteur pensif peut aisément le poursuivre au fil de sa lecture des quelques trente articles qui jalonnent ce livre original à bien des titres.

Il lui faudra accepter quelques changements de registres imprévus qui le mèneront d’un exposé fouillé de D. Lestel sur « les enjeux de l’éthologie » p.45-58 (ou plutôt d’une ‘nouvelle éthologie’, « entreprisse nouvelle en tant que telle » que J E Auber  définirait par « l’analyse éthologique des sociétés humaines. », p.375) à une passionnante étude de Souleymane Bashir Diagne[1], intitulée « l’idée réformiste en islam », (nous présentant l’œuvre et la pensée du philosophe–poète indien Muhammad Iqbal, 1877-1938 : ‘une reconstruction de la pensée religieuse de l’Islam comme philosophie du mouvement’, p.296) ;

Ou encore de l’étude de Vinciane Despret, p.59-70, chercheuse en éthologie  animale (comment faire pour que les moutons dont nous observons le comportement nous surprennent enfin ?), à celle de Xavier Godinot (Institut de recherche du mouvement international ATD Quart Monde, p. 338-345, proposant aux éthologistes perplexes un défi : « Associer un nouveau partenaire, les populations les plus pauvres, à la production et à l’appropriation des connaissances. », p 344. Défi pour nos civilisations se mondialisant qui semble être ici encore perçu comme incongru[2].

Il faudrait  ici faire plus que mentionner, outre des articles de ‘spécialistes’ de facture classique, les quelques fiches ‘témoignages’ qui décrivent sommairement des actions citoyennes ‘civilisantes’, collationnées lors de quelques ateliers, établies sur l’argument Batesonien du « Cela me rappelle une histoire », récits de quelques actions collectives « d’inventions du quotidien », inventions d’interfaces parfois fugaces  entre l’enfermement identitaire et l’ouverture aux civilisations, interfaces spontanées que nos institutions sociales et politiques ont encore souvent  du mal à faciliter.

 

Mais on peut s’arrêter sur la tentative d’innovation scientifique que propose ici D Lestel et J.E  Aubert, proposant de renouveler notre regard prospectif sur l’évolution des civilisations  par la construction d’une nouvelle éthologie qu’ils appellent ‘éthologie des sociétés humaines’  (après l’avoir appelée « éthologie des peuples, hypothèse initiale du Colloque » p.10).

Je ne suis pas certain que la question de la légitimité de cette hypothétique nouvelle discipline aie « reçu une réponse claire » comme l’assure J E Aubert  en la définissant dans les termes suivant : « Plutôt qu’une nouvelle discipline, il convient d’installer la démarche comme un programme tirant parti des potentialités des disciplines établies, dans une perspective praxéologique plutôt qu’épistémique » p.11. Mais je crois que l’exercice mérite d’être tenté, car il suscite un effort de critique épistémique interne à l’éthologie d’une part, à la prospective de l’autre. Ces exercices ne sont pas vains et là encore le processus importe plus que le résultat (en général éphémère).

Car si l’éthologie généralisée ne veut pas  devenir à la science du XXI° siècle ce que fut la phrénologie à la science du XIX° siècle, il importe que chercheurs et praticiens, tous citoyens responsables, veillent  à la libérer de ses oripeaux scientistes. : John Crowley le souligne dans le débat final : « Je perçois des graines de positivisme qui resurgissent », p. 365.

L’effort entrepris par D Lestel pour sortir les problématique de l’éthologie de ce bourbier positiviste qui la rendrait  incapable d’appréhender à la fois le ‘régulier’ et le ‘singulier’, mérite je crois d’être souligné, et discuté. Lorsqu’il écrit : « Il faut repenser l’éthologie comme heuristique, comme science  et comme ingénierie », ne renouvelle t il pas le mode d’approche traditionnel de la formation des concepts scientifiques et des ‘connaissances actionnables’ ? 

Il craint bien sûr d’être contesté par les tenants d’une « éthologie objectiviste, post-objectiviste ou cognitiviste, fondamentalement mécaniste. » p 47, et il tente de se protéger en invoquant de curieuses « épistémologies minoritaires », p.55, qui prôneraient « un scepticisme constant », p 56. Cette curieuse conception de la légitimation quasi électorale des connaissances scientifiques ne l’incite pourtant pas au scepticisme lorsqu’il conclut qu’il faut « envisager l’éthologie comme quelque chose de plus général que l’étude comportementale  des systèmes biologiques. … C’est un point fondamental : Il s’agirait d’établir une théorie des systèmes comportementaux. »  p 354.

On ne peut que se féliciter de voir les ‘nouveaux éthologistes’, soucieux de « mettre en place une authentique éthologie prospective », découvrir enfin la Systémique, science de la modélisation des systèmes perçus complexes. Un paradigme scientifique  dont au fil des 40 dernières années, H A Simon, Edgar Morin et nombre d’autres chercheurs ont assuré les solides enracinements épistémologiques et pragmatiques. Pourquoi faudrait-il ignorer ce socle désormais bien construit sur lequel se développent en effet les ‘topiques’ des ‘behaving systems’, s’il « s’agit d’établir une théorie des systèmes comportementaux pris au sens large », p.354 ?  Le détour par une ‘une épistémologie minoritaire’ qui n’aurait d’autre définition que de n’être pas  majoritaire (où et quand ?), serait-il plus aisé pour progresser dans l’intelligence de ces systèmes complexes que sont les sociétés humaines ?

 

Que ces questions ne nous empêchent pas de faire notre miel des multiples contributions de l’éthologie académique à une « éco-étho anthropologie [3]», que nous trouverons au fil des chapitres de l’ouvrage. Les tentatives de D Lestel ou de J.E. Aubert  s’exerçant à ‘la critique épistémologique interne’ de la discipline ne me semble pas encore très fructueuses, mais l’important est de s’attacher en permanence à cette ‘Topico-Critique Vicéenne’  dés lors que l’on souhaite contribuer pragmatiquement à la compréhension et à l’élucidation d’une « politique de civilisation » (‘éclairée par l’écologie de 1'intelligence politique qu'appelle l’aventure infinie, aventure inconnue, dans laquelle nous nous reconnaissons, solidairement, fraternellement, engagés’[4].)

 

En achevant ma lecture de ce dossier richement documenté, et propre, on l’a compris, à susciter mille résonances diverses dans l’esprit du lecteur, je confesse que j’ai surtout envie de ré ouvrir le Tome V de « La Méthode. Lidentité humaine [5]» d’Edgar Morin, publié en 2001, deux ans avant que ne se tienne ce colloque ‘De l’éthologie à la prospective’.

Comment se fait-il en effet qu’aucune des contributions ne nous invite à méditer « la Trinité Humaine, Individu - Société - Espèce », (qui devrait être au cœur de cette  nouvelle éthologie qui ne se veut plus réduite au seul ‘biologique’ ou au seul  ‘sociologique’ )? Edgar Morin ne nous invitait-il pas à articuler notre compréhension de la Trinité Humaine (par laquelle nous donnons sens à ‘l’essor extraordinaire de l’individualité humaine’) aux deux autres trinités, plus intimes, par lesquelles nous l’entendons : « la trinité cerveau-culture-esprit, et la trinité raison-affectivité-pulsion » . Complexité irréductible, certes, à une objective explication scientifique qui devrait rassurer les citoyens sinon les politiques !

Mais Paul Valéry nous avait alertés : « On a toujours cherché des explications quand c’était des représentations qu’on pouvait seulement essayer d’inventer. » N’est ce pas là que cette nouvelle éthologie risque de pécher ? Ne cherche t elle pas d’abord des explications, alors que nous lui demandons d’enrichir de façon prospective nos représentations du présent, celles de nos civilisations qui, se mondialisant, fassent de nous des citoyens de la «Terre-Patrie » ?

J.L.Le Moigne



[1] Philosophe et logicien que je retrouve ici avec un vif intérêt : Je me souviens avoir lu et admiré son « Boole, l'oiseau de nuit en plein jour » Ed. Belin, Paris, 1989. (Voir : http://archive.mcxapc.org/cahier.php?a=display&ID=255 )

[2] Il nous manque, il est vrai, la trace de la plupart des débats qui ont accompagné ces exposés. On regrette par exemple de n’avoir aucune indication sur une intervention de Susan Georges à laquelle fait très succinctement allusion un commentaire de J E Aubert, p.351.

[3] J’emprunte la formule à J.Miermont poursuivant ses lectures  de l’œuvre de G. Bateson

[4] Je reprends à dessein ici la dernière phrase de la note de lecture que je rédigeais en 1987 de l’ouvrage d’Edgar Morin (avec S Nair) intitulé précisément : « Une Politique de Civilisation » (Ed. Arléa, 1987). http://archive.mcxapc.org/cahier.php?a=display&ID=154

[5] Edgar Morin « La Méthode, Tome 5, l’identité humaine », ed. du Seuil, 2001. Voir la notre de lecture d’A Granger à  http://archive.mcxapc.org/cahier.php?a=display&ID=636 , ou à

http://www.e-litterature.net/general/general.php?repert=~alice&titre=morin3&num=97&aut1=  

Fiche mise en ligne le 20/11/2004


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