Modélisation de la CompleXité
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"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
Association pour la Pensée Complexe
 

Note de lecture

Rédigée par LE MOIGNE JL. sur l'ouvrage de LEGAY Jean-Marie & SCHMID Anne Françoise :
« PHILOSOPHIE DE L'INTERDISCIPLINARITE ; Correspondance (1999-2004) sur la recherche scientifique, la modélisation et les objets complexes. »
     Editions Petra, Paris, 2004, ISBN 2 84743 004 0 , 300 pages

            Ecrire un essai épistémologique par correspondance, l’exercice  méritait d’être tenté : Ici c’est un biologiste qui s’étonne que ses ‘collègues aient le plus grand mal à interpréter leurs résultats’, et qui attribuant la même insatisfaction à une philosophe, l’invite à converser par correspondance. Celle ci, l’incitant sans doute à identifier au préalable  la  ‘question sous jacente à toutes leurs lettres’, acceptera cette  réponse insolite : ’Admettre des objets complexes allait il changer quelque chose à la pratique de la recherche’ (p. 4).

            Chemin faisant, où plutôt s’écrivant, ne pouvait-on espérer qu’en s’écrivant, on ferait ‘avancer nos idées en même temps que notre correspondance’. De telles correspondances n’ont-elles pas leur notoriété dans les littératures scientifiques et  philosophiques ? Il est vrai qu’ici cette correspondance à la forme d’un essai sinon d’un traité (on s’en défend, p.10) : 50 petits chapitres (ou lettres), chacun doté d’un titre, 37 notes, des index soigneux (matières et noms) et une bibliographie de plus de 100 titres. Essai dont la philosophe nous dira en conclusion qu’il ambitionne de ‘changer les relations entre philosophes et scientifiques’ (p.255). … ‘C’est ce qui donne à cette correspondance un tour expérimental, où sont cherchés des points de dialogues, sans pour autant réduire le langage de l’un ou de l’autre au « tout scientifique » ou au « tout philosophique »’ (p.261)

            Honorable ambition qui, prise à la lettre, risque de dissuader les citoyens qui ne sont ni philosophes de profession ni chercheurs scientifiques (à ne pas confondre assure-t-on avec ‘les travailleurs scientifiques’, p.185) de profession, et qui sont pourtant fort intéressés et attentifs à l’activité de ces professionnels de la recherche, qu’elle soit dite scientifique ou dite philosophique ; Et ceci pas seulement ni même d’abord parce qu’ils les payent, mais surtout parce que ce qu’ils produisent est, à l’expérience, fort susceptible d’affecter  contre leur gré le présent et le futur de notre commune planète.  

            Je dis bien ‘prise à la lettre’, car manifestement ce sont ces citoyens que les deux auteurs voudraient convaincre. Ils sentent implicitement que derrière les difficiles questions de cohabitation entre les scientifiques (tous des serbes ?) et les philosophes (tous des bosniaques), se posent des questions de civilisation et de culture  qu’on ne réduira pas à des questions de langage. ‘L’interprétation habituelle des relations entre scientifiques et philosophes ... prive à la fois le philosophes de connaissance et le scientifique de « conscience » ou de « civilisation »’(p.260).

            Je ne suis pas sûr que les auteurs accepteront publiquement ce point de vue de leurs lecteurs, mais je doute qu’ils parviennent à  convaincre leurs pairs, éminents philosophes ou scientifiques de profession, peu soucieux de scier la branche sur laquelle ils sont positivement assis. Suffit-il de citer plus de dix fois B. Russell, H. Poincaré, ou R Descartes, et plus de 5 fois A. Badiou, J. Derrida, F. Laruelle, K Popper ou B van Frassen,  pour rassurer les académies et pour les inviter à s’exercer à cette critique épistémique interne qui légitime  pragmatiquement toute production de connaissances enseignables et actionnables, qu’elles soient dites scientifiques ou philosophiques ? J’en doute pour ma part, mais ce n’est pas une raison pour dissuader ou pour décourager ceux qui s’y exercent. « Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre  …».

            La philosophe voit bien le danger : ‘Philosophie des sciences : Il faudrait manifestement modifier cette expression’ (p.86). Mais elle n’ose pas en tirer le première conséquence : Ne suffit il pas de ne pas s’en servir ? Pour traiter de la légitimation socio culturelle des connaissances et de leur mode de production, la culture contemporaine a restauré l’antique concept d’épistémè, qui s’est aisément accoutumé en français par les œuvres maîtresses de G Bachelard, 1934 (Ah, si les biologiste contemporains avaient médité le chapitre quatre du ‘Nouvel esprit scientifique ‘, intitulé ‘L’ épistémologie non cartésienne’, notre biologiste n’aurait pas eu à se désoler de  l’incapacité de ses collègues à entendre la complexité des phénomènes qu’ils étudient !) et de J Piaget 1968 (qui n’est mentionné que dans la bibliographie, mais dont les thèses épistémologiques sont ostensiblement ignorées dans ces 300 pages, comme bien sûr celles d’Edgar Morin ou H Simon ou de H von Foerster, ou de Y Barel … Oserai je ajouter à cette liste le nom de Vico ? Nos auteurs citent bien et volontiers Descartes !).

            N’importe-t-il pas au citoyen attentif que philosophes et scientifiques, autant que tout un chacun,  s’attachent à ‘l’étude de la constitution des connaissances valables’, termes par lesquels J Piaget proposait de définir l’Epistémologie ?  Que les philosophes de professions rechignent encore à l’usage de ce mot emblématique qui désacralise symboliquement leur statut académique ne doit pas nous concerner. ‘Il n’est pas nécessaire d’être épistémologue de profession pour faire profession d’épistémologie’ disait le sage G Canguilhem. L’étonnant ici n’est il pas que le mot d’épistémologie, si bienvenu pour le propos des auteurs (Ils l’utilisent une cinquantaine de fois) ne soit pas le pivot visible de leur argumentation ? Ce qui nous eut épargné leurs détours sur les statuts académiques comparés de la science et de la philosophie.

            Ce sont bien sûr les pages consacrées par les deux correspondants à ‘la modélisation de ce qu’ils appellent curieusement des objets complexes’ qu’il faudrait ici s’arrêter. Je regrette  que les auteurs les aient rédigées en faisant comme si, depuis trente ans, les manifestation de ce ‘Nouvel esprit scientifique’ n’avaient pas été si importantes et si diverses dans toutes les cultures.  En ne situant pas leurs interprétations, leurs argumentations et leur vocabulaire dans ce contexte, ils compliquent  trop souvent la tache du lecteur : celui-ci se veut à la fois  complice dans l’intention qu’il leur attribue  - ‘travailler à bien penser, voilà le principe de la morale’ – et intelligemment critique, attentif à l’imprécision des définitions, à la solidité des arguments  et à l’attention à la mise en contexte.

            Sur la modélisation des phénomènes perçus complexes, n’aurait il pas été légitime par exemple de souligner toutes les convergences potentielles avec le manifeste que le CNRS a publié en 2002 (que l’on a souvent repris dans cette revue sous le titre : « La nécessité qui s’impose aujourd’hui d’approcher dans des termes nouveaux la question de la complexité »[i]); Texte que nos deux auteurs connaissent puisqu’ils mentionnent dans leur bibliographie l’ouvrage dirigé par F Kourilsky sous le titre ‘Ingénierie de l’interdisciplinarité[ii]) qui publie ce manifeste présenté par G. Mégie.  Comme, sur le fond, leurs quelques développements sur l’interdisciplinarité, la complexité et la modélisation semblent en retrait par rapport à ceux de ce manifeste, j’ai l’impression qu’ils sont hésitants, comme ces explorateurs qui n’osant pas s’éloigner de leur base, oublient de consulter les cartes du territoire dont nous disposons déjà.

            Il en va de même pour les quelques pages que AF Schmid consacre à la conception des systèmes complexes et aux sciences fondamentale d’ingénierie (expression qu’elle évite,  parlant plus des ‘sciences - appliquées ? - de l’ingénierie’, expression qui, il est vrai, est tout de même moins désolante que ‘les sciences de ou pour l’ingénieur’). Je ne peux ici que regretter certaines interprétations qu’elle présente sans les documenter dans ses pages (en particulier p.183-184), consacrées à l’épistémologie de la modélisation et à l’enracinement épistémique des sciences d’ingénierie – ou d‘ingenium. Si un texte précis est visé, il faut loyalement le citer. Sinon, on procède par procès d’intention, et surtout, on se prive et on prive ses lecteurs de quelques solides considérations susceptibles de l’aider à ‘travailler à bien penser’ ! Je note avec humour que son correspondant se garde bien de ‘répondre’ à cette ‘lettre n° 35’, en parlant d’autre chose, sauf peut-être dans sa conclusion, p. 194 : ‘Nous sommes donc obligés à moins d’être malhonnêtes, de les accepter dans toutes leur complexité, spatiale et temporelle. La plupart de nos paradoxes  proviennent de notre incapacité ou même de notre refus à les accepter.’

             Sommes-nous pourtant incapable de nous attacher à les comprendre, à nous les rendre intelligibles sans jamais prétendre épuiser leur mystère ? Accepter les complexités que nous percevons, ce n’est pas mélancoliquement s’y résigner, c’est lucidement ‘restituer au phénomène toutes ses solidarités’ (G Bachelard, 1934  p.145). Lucidité qui incite à exercer notre ‘ingenium’, à ‘faire avec’  (To deal with). Ne sommes nous pas capable ‘d’imaginer Sisyphe heureux’’ ? Est-il si difficile, pour un scientifique comme pour un philosophe, de ne pas réduire l’intelligible au simplifié ? En persistant à réduire le concept de modélisation (le ‘Disegno’ Léonardien[iii]), aux seuls formalismes de la modélisation mathématique classique, sans vouloir entendre que les systèmes de notations musicales, chorégraphiques ou chimiques sont autant de formes de modélisations permettant d’exploiter les ressources infinie de cet implexe merveilleux qu’est un système de symboles, ne prive-t-on pas l’exercice de  l’intelligence humaine  de sa capacité à ‘faire passer la raison du « pourquoi » au « pourquoi pas »’. (G Bachelard, 1934, p 10) ?

            Mais ne gâchons pas notre plaisir. Soyons plus attentif à l’entreprise qu’à son résultat. Si se généralise ce type de dialogue, grâce auxquels s’affaiblissent les meurtrières identités disciplinaires,  ne serons-nous pas, chemin faisant, de plus en plus imprégnés par une  sage modestie ? ‘Il est bien possible nous disent dans un éditorial récent T Ambrosio et JP Barata – que ce « ruissellement » des manières de voir et de faire de la Modélisation de la Complexité se fasse en douceur, sans éclats et sans efforts, du fait même de son inévitabilité[iv]’. De tels dialogues ne nous incitent-ils pas à reconnaître à la fois notre passion collective pour l’aventure de la connaissance dans laquelle nous nous engageons, et l’urgence permanente de cette ascèse intérieure qui avive  la lucidité de l’intellect.

JLM



[ii]Ingénierie de l’interdisciplinarité, un nouvel esprit scientifique’ sous le direction de  Kourilsky François

http://archive.mcxapc.org/cahier.php?A=display&ID=607

[iii] Voir par exemple : ‘Un art paradoxal. La notion de Disegno en Italie (xvème-xvième siècle)’ de  Ciaravino Joselita à  http://archive.mcxapc.org/cahier.php?a=display&ID=642



Fiche mise en ligne le 29/05/2005


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