Modélisation de la CompleXité
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"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
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Note de lecture

Rédigée par LE MOIGNE Jean-Louis sur l'ouvrage de COLLECTIF (C. Losson, Coord.) :
« POUR UN NOUVEL IMAGINAIRE POLITIQUE »
     Ed. Transversale FAYARD, 2006, ISBN 2-213 2897 9, 160 pages pages.

            Ce manifeste que signent Edgar Morin, M. Delmas Marty, R Passet, R Petrella et P Viveret  rejoint sur nos tables une collection d’essais qui, pas son titre, devrait répondre à cet appel à ‘un nouvel imaginaire politique’: « Quelle démocratie voulons-nous ? Pièces pour un débat[1]» qui parait presque le même jour. Le lien visible entre ces deux essais s’établit je crois par l’attachante médiation de Patrick Viveret qui, sans surprendre, contribue à chacun d’eux, les irrigant de son vivifiant ouvrage paru peu auparavant sous un titre provoquant « Pourquoi ça ne va pas si mal ?[2]».

            Esprit de reliance aidant, pouvais-je éviter de mentionner les proches voisins de ce stimulant appel au renouvellement de notre ‘imaginaire politique’, autrement dit de notre aptitude à la fois individuelle et collective à ‘administrer nos cités’ ? Protagoras déjà nous proposait quelques solides réflexions sur ce thème répondant à l’irritation de l’aristocrate Platon : « Voilà, comment c'est avec raison que tes concitoyens accueillent, sur la chose publique, les avis d'un forgeron et d'un cordonnier, comment la morale publique est, à leur jugement, quelque chose dont on s'équipe et qui s'enseigne[3]» Et ces trois livres rassemblés m’incitaient à retrouver dans ma bibliothèque un quatrième titre, publié il y a dix ans déjà,  dont j’avais gardé le riche souvenir, celui de la Rencontre de Châteauvallon « Pour une utopie réaliste , autour d’Edgar Morin [4]»

            Bien sûr, on sera tenté alors de s’étonner de cette apparente permanence : plus nos sociétés expérimentent la démocratie, plus elles relancent sans cesse les même questions et diagnostiquent les mêmes difficultés ; Plus l’utopie du ‘vivre ensemble, responsables et solidaires’ les motive, plus le réalisme semble s’acharner à démontrer rationnellement et économiquement l’impossibilité de cette utopie !  Pourtant P Viveret nous le rappelle ici, ‘ce n’est pas le conflit qui est dangereux, mais la violence’. On trouve peut-être une partie de la réponse à cet insupportable paradoxe dans une conclusion que J Rancière proposait à Châteauvallon : « Réinventer des avenirs demande certes beaucoup d’imagination. Mais cette imagination mise en jeu, nous n’aurons  encore avancé que très peu. L’avenir de la communauté advient par le fait d’acteurs de cet avenir. Or ces acteurs de l’avenir, nul inventeur n’a le pouvoir de les inventer’ (cf note 3, p. 92). Nul inventeur, certes mais chaque citoyen ne peut-il s’inventer lui-même, dans par et pour ses interaction citoyenne ?

            Interrogation qui me fait relire aussi un ouvrage de P Calame et A Talmant[5] (publié en 1997, peu aprés ‘Pour un réalisme utopique’), qui nous narrait les expériences de citoyens s’attachant à ‘la gouvernance de leur ‘territoire’ : Outre une excellente et pragmatique définition de la gouvernance (qui manque à tant de traités sur ce mot souvent utilisé en ‘cache misère’ de la gestion financière  et de l’administration territoriale), P Calame proposait de comprendre la gouvernance démocratique par le développement de ‘lieux collectifs d’élucidation des enjeux’. Mais on ne pouvait lui faire procès d’utopisme puisqu’il narrait des expériences fort réalistes : Déjà se développait un ‘nouvel imaginaire politique’  et une ‘démocratie que nous pouvons vouloir’. 

            C’est peut-être cela dont nous prenons mieux conscience, à l’expérience si j’ose dire. Les trois ouvrages récents qui nous ouvrons ici témoignent me semble t il de cette faisabilité. Le ‘bon citoyen’ aujourd’hui ne se perçoit plus comme ‘un citoyen mimétique’, mais comme ‘un citoyen poïétique’ capable d’inventer des possibles en délibérant plutôt qu’en démontrant ou qu’en calculant. Argument convaincant qui permet à A. Caillé de nous proposer (ref. note 1, p.91) une définition de la démocratie de solide facture :

            « La démocratie est ce type de régime politique et social dans lequel l’aspiration à la manifestation de soi et le conflit ne sont pas déniés, supprimés ou confisqué par une autorité spirituelle, par un groupe de guerrier ou de possédants, mais reconnus légitimes et posé au contraire comme constitutifs de la communauté politique et aménagés de manière  à permettre à tous de participer à, la détermination de l’histoire collective. Ceci dans le plus grand respect possible de la singularité des histoires individuelles, en empêchant les plus puissants de basculer dans l’illimitation. … Double équilibre précaire », ajoute t il 

            On peut par exemple emprunter à M Delmas-Marty (p 78) une formule qui donne un tour pragmatique à cette définition, (dans un paragraphe consacré aux Droits de l’Homme) : « L’exemple montre que l’on peut être à la fois utopiste et réaliste, apprendre à bricoler avec les moyens du bord.J’aime bien ce mot.Il n’est pas dévalorisant, au contraire. Bricoler c’est être inventif, créatif, en se servant des outils les plus ordinaires. On a bien  besoin de bricolage pour la gouvernance planétaire… » .

            Je ne peux ici citer d’autres exemples, qui seront d’ailleurs surtout nombreux sous la plume de P Viveret. Il est d’ailleurs le seul je crois, qui évoque explicitement le thème de « la démocratie délibérative » , alors que la plupart des autres spécialistes ici convoqués continuent à se débattre dans l’alternative somme touts assez formelle ‘Démocratie représentative  versus participative’.

            Cette inattention m’intrigue Voilà un concept qui n’a guère plus de quinze ans d’age et qui sert de référence à des myriades de citoyens (et à quelques universitaires bien sûr). Sur Google –francophone, il appelle environ 15600 pages. Même en divisant par deux pour tenir compte des redondances et même en convenant que le mot ‘délibératif ‘ sert parfois de masque au mot ‘participatif’[6], on doit convenir qu’il commence à imprégner effectivement les cultures citoyennes, alors que trop de notables de la démocratie représentative l’ignore encore : ‘La délibération, c’est l’alibi de la non décision’ répètent-ils pour se donner bonne conscience’.

            Observation qui nous conduit à une interrogation : Certes il ne suffit pas de ‘sauter comme un cabri en criant démocratie délibérative pour la faire advenir’. Son exercice appelle un préalable naïf : ‘Savons nous délibérer ?’. Qui nous l’aurait appris. Nos systèmes d’enseignement, au moins en France, l’ignorent encore. Le primat de l’aristotélicienne et booléenne syllogistique parfaite sur la non moins aristotélicienne topico-critique  dans nos pédagogies est si intense que l’on ne peut admettre que lorsqu’il faut choisir entre deux solutions, on puisse intelligemment en inventer une troisième.   

            J’en prends à témoin une philippique d’un collectif d’enseignant ‘Sauver les lettres’[7] contre les pénultièmes recommandations d’un groupe d’experts’ chargé de réformer les programmes de l’enseignement secondaire suggérant prudemment (et sans doute en vain) l’apprentissage (en classe de première) de l’argumentation et de la délibération après et à coté de celui, si rassurant de la démonstration (en classe de seconde).

            « … On discrédite " démontrer " au profit d’ "argumenter ". Enfin, comme l’ "argument " a été redéfini dans les Documents comme une " opinion ", au fond, on peut dire que l’on est sur le même terrain de l’absence de justification logique….. L’idée générale est de faire soupçonner la raison, qui serait la marque de l’impérialisme de l’esprit, contraire à l’égalitarisme ; pour ce faire, on discrédite l’usage de la logique et de l’esprit critique, au profit d’un relativisme universel, la " démocratie délibérative ", qui serait promue par la nouvelle dissertation…. »

            Si l’idée même d’un enseignement de la délibération persistait à susciter un tel tollé chez les mandarins de l’éducation nationale, il serait peu probable que l’imaginaire politique puisse régénérer notre démocratie !

            Ce sera mon principal regret en refermant ce livre : Celui de l’inattention apparente de la plupart des auteurs à cet enracinement culturel d’une éthique de l’intelligibilité qui invite à ‘comprendre pour faire autant qu’à faire pour comprendre’. Certes on trouvera dans le texte bref d’Edgar Morin qui ouvre le Manifeste pour un nouvel imaginaire politique, nombre d’arguments pour renouveler nos modes de connaissance et pour revitaliser une politique de civilisation. Mais cet appel initial n’est peut-être pas assez entendu par les autres auteurs (sauf P Viveret) qui concluent trop leurs développements  à coup de ‘il faut que’  qui se prêtent assez peu à la délibération citoyenne (Cette critique qui porte sur la forme plus que sur le fond, vaut surtout pour l’ouvrage  ‘Quelle démocratie voulons nous ?’).

            Convenons que l’exercice est encore difficile et remercions les auteurs de l’aborder par d’autres détours, plus institutionnels que pédagogiques. La plupart des textes que l’on trouve dans ces trois ouvrages sont riches d’invitations à de nouvelles explorations créatives du ‘champ des possibles’. S’il est déjà délicat de délibérer sur le choix des moyens à finalité donnée (puisque, assurent nos mandarins, le calcul écono - technocratique le fait vite sinon bien, sans délibérer), lorsqu’il faut, en plus, admettre que l’on doit aussi délibérer sur les fins puisqu’elles sont potentiellement  transformées par la mise en œuvre des moyens, les rassurantes certitudes permises par la syllogistique parfaite vacillent dangereusement.

            Pourtant si « l’homme n’est qu’un roseau, c’est un roseau pensant : En cela consiste notre dignité ». Dés lors, ‘l’éloge du bricolage’ n’appartient-il pas  aussi à notre dignité. « Je n’ai pas parlé de bricolage par hasard » concluait déjà en 1989 Yves Barel dans un de ses derniers articles, nous invitant à développer des ‘stratégies du bricolage’ en nous livrant cet ultime message :  ‘La complexité est en attente de bricolage et de bricoleurs’[8].

[1] Alain Caillé (Dir.), ed la Découverte, 2006, ISBN 2 7071 4800 8 , 142 pages , 12 contributions, souvent plus académiques dans leur facture sinon dans leur intention affichées que celle du manifeste coordonné par C Losson..

[2] Patrick Viveret : « Pourquoi ça ne va pas si mal, », Ed Fayard-Transversales, 2005, ISBN2 213 62297 8

[3] Voir « Complexité et citoyenneté, science et société » à http://archive.mcxapc.org/docs/conseilscient/lemoign2.htm

[4] Rencontres de Châteauvallon  (M.Paquet, coord.) ’Pour une utopie réaliste, autour d’4edgar Morin », ed. Arléa,  1996, ISBN 2 86959 319 8, 270 pages. Voir : http://archive.mcxapc.org/cahier.php?a=display&ID=159

[5] P Calame & A. Talmant, « L’état au cœur », ed. Desclée de Brouwer, 1997. Voir         http://archive.mcxapc.org/cahier.php?a=display&ID=294 P Calame devait développer ce thème en 2003 dans : « La démocratie en miette ; pour une révolution de la gouvernance », ed. Descartes et Cie, 2003, 332 pages. Voir :       . http://archive.mcxapc.org/cahier.php?a=display&ID=609

[6] « La participation, écrivait P Calame en 1997, est souvent entachée d’un vice congénital. Il ne s’agit pas d’instaurer un véritable dialogue, encore moins d’élaborer réellement un projet commun à partir de la perception qu’ont les simples citoyens de leur réalité quotidienne. Il s’agit au contraire d’amener les citoyens sur le terrain de l’administration, de les faire adhérer ou participer à la réalisation de projets définis par l’administration avec ses propres mots et ses propres catégories » (p83 )

[8] Yves Barel : Conférence reprise dans Collectif,  "Système et Paradoxe", Ed. Seuil, 1993, p.197-208 (page 207-208). Voir aussi http://archive.mcxapc.org/docs/reperes/edi35.pdf

Fiche mise en ligne le 25/05/2006


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