Modélisation de la CompleXité
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"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
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Note de lecture

Rédigée par LE MOIGNE Jean-Louis sur l'ouvrage de KOURILSKY Philippe :
« LE TEMPS DE L ALTRUISME - Préface d’Amartaya SEN »
     Edition Odile JACOB, 2009, ISBN 978 2 7381 2361 9, 213 pages
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« Un des traits exceptionnels de cet ouvrage est la manière dont Philippe Kourilsky démontre combien l’idée de responsabilité est proche d’une compréhension précise et suffisamment large du monde et du rôle que nous y tenons. Cela pourra ne pas être populaire pour ceux qui soutiennent qu’il est nécessaire de maintenir une ségrégation rigide entre épistémologie et éthique.» (p. 13).

En présentant dans ces termes chaleureux cet ouvrage exceptionnel de Philippe Kourilsky, scientifique de réputation mondiale, son préfacier Amartaya SEN, célèbre Prix Nobel d’Economie, met bien en valeur son argument fondateur : L’idée de responsabilité, ou, dira-t-il ensuite, la reconnaissance de la responsabilité. Pour la plupart des citoyens de la planète, cette proposition semblera une banalité : La conscience de la dignité humaine appelle la conscience de la responsabilité de nos actes.

Mais comment assumer cette conscience sans tenter de. ‘Comprendre le monde et le rôle que nous y tenons’ ?  A Sen et Ph Kourilsky vont ici discrètement faire comme si la réponse à la question ‘Comment s’assurer du bien fondé de nos compréhensions conscientes du Monde ?’ était déjà tacitement traitée : Elle serait ‘Connaissance Commune’, engendrée initialement ‘par ceux et celles qui étaient savants dans les choses divines’ (dixit Platon), ‘l’état théologique’, puis par les théologien et philosophes d’antan, ‘l’état métaphysique’, puis par les membres éminents des institutions scientifiques, l’état positiviste, assure la célèbre ‘loi des trois états’ d’A Comte, tenue pour ‘une loi invariable fondée sur la nature des choses1’.

Cette réponse implique-t-elle que les scientifiques contemporains qui se donnent mission de créer cette compréhension du Monde sont aussi responsables de ce que les civilisations font et feront des connaissances, par eux légitimées, qui permettent cette compréhension ? A Sen insiste sur ce défi : cette responsabilisation civilisatrice et donc éthique des institutions scientifiques risque de ‘ne pas être populaire chez ceux’ - que nous savons encore nombreux – qui veulent ‘maintenir une ségrégation rigide entre épistémologie et éthique’. Ceux là veulent bien consentir à vulgariser leurs connaissances savantes à l’intention des citoyens (ou des civils ?), mais ils ne sauraient tolérer que ce soit, tout à l’inverse, ces citoyens qui s’attachent à valoriser ces connaissances contribuant à leur compréhension du Monde « dans l’éthique des actions que nous accomplissons et de la vie que nous menons » (A Sen, p. 15).

            On entend volontiers ici le projet de Ph Kourilsky que souligne en conclusion son préfacier : « Contribuer à la fois à la compréhension de l’immense domaine de l’épistémologie et à l’appréciation des sources raisonnées des normes qui sous tendent l’éthique et la politique ». Mais on s’interrogera sur le contexte dans lequel s’inscrit ce projet ? S’agit-il de tenter de convaincre des communautés et des institutions scientifiques encore engluées dans une ‘science sans conscience’ (déléguant à quelques lointains comités d’éthique, le soin de les décharger de leur responsabilité civilisatrice), de la nécessité de la ‘mobilisation de l’éthique’, reconnaissant « l’inévitable dépendance des questions éthiques vis-à-vis d’une meilleure compréhension du monde ».

Je crois que c’est en effet son projet principal, et je crains qu’il n’ait pas assez privilégié en parallèle le point de vue du citoyen actif assumant consciemment lui aussi (et parfois, lui surtout) ses responsabilités civilisatrices. Incomplétude qui n’enlève rien à la richesse stimulante de « cet essai qui (l’a) mené bien au-delà de (son) domaine de compétence ordinaire, … (celui de) l’expertise scientifique dans le champ des sciences de la vie » (p. 19).

Mais incomplétude qui suscite par son titre, ‘Le temps de l’altruisme’ (titre insolite sous la plume d’un académicien des sciences et très éminent biologiste), une sorte de malaise. Il a beau assurer que « ce n’est pas à proprement parler en tant qu’expert que je m’exprime ici’ », son lecteur reste dubitatif. Le même texte (de lecture fort aisée, ‘une clarté qu’on lui envie’ assure A Sen) écrit par un citoyen honorable bien que ‘non expert scientifique’ n’aurait certainement pas la même audience ni la même autorité, en particulier auprès des communautés scientifiques qu’il s’attache à convaincre. Il est vrai que l’on ne sépare pas aisément l’œuvre et l’auteur.

Car, symétriquement, nombre de citoyens seront rassurés par la lecture de ce livre qui nous annonce une bonne nouvelle : ‘Dans le monde si sombre qui est le notre’, le temps de l’altruisme peut advenir. C’est possible puisqu’un grand scientifique l’a ‘démontré’. C’est à dessein que je reprends ici le verbe ‘démontrer’ utilisé par A Sen dans sa Préface (p 13). Pour le citoyen non expert, ce qui est tenu pour ‘démontré’ par des scientifiques éminents est habituellement tenu pour certainement vrai et il peut former en confiance sur cette connaissance certaine un projet politique raisonnable. Comme la restauration de l’altruisme dans nos politiques de civilisation est très souvent tenue pour un idéal dont on rêve, ce rêve peut donc devenir réalité, puisque les scientifiques ont démontré sa possibilité. ? Bien sûr, si le lecteur lit soigneusement cet essai jusqu’à la fin, il verra que Ph Kourilsky, sagement, ne parle pas de démonstration, mais d’impression : « Pourtant, il ne me paraît pas impossible qu’au contraire la solidarité se renforce et que la vision ici décrite connaisse un début de réalisation » (p.180). Subreptice glissement qui va du possible démontré au non impossible espéré.  

Mais que vient faire ici l’argumentation scientifique de l’auteur pour nous convaincre de cette ‘non impossibilité’ de l’altruisme : Chacun l’a souvent rencontré, et convient de sa possibilité, même si il apparait souvent mâtiné d’égoïsme. Peut-être n’avons-nous pas rencontré le ‘libéralisme altruiste’ obtenu par « l’incorporation de l’altruisme et du devoir d’altruisme dans les sciences politiques » que préconise Ph Kourilsky dans son dernier chapitre « abordant cette question sous l’angle scientifique » (p.167) ? Mais il me semble que sous ce label rassurant du ‘libéralisme altruiste’, il nous propose un autre mot pour désigner ‘la démocratie par discussion’ (p 176) ou ‘la démocratie participative’ (p.175). Curieusement il renvoie au chapitre précédent (les problèmes de la planète) les expressions parallèles de gouvernance (conférence de citoyens, conférence de consensus) et la formation des ‘décisions consensuelles’, sans pourtant introduire le bon vieux concept de délibération collective et son prolongement contemporain de ‘démocratie délibérative’. (C’est peut-être ce qu’il faut entendre par le mot ‘démocratie par discussion ‘ qui conclu le dernier chapitre, p. 176 ? ).

En faisant de l’altruisme un attribut incorporable ultérieurement (que ce soit dans les libéralismes ou dans les communautarismes ou dans les libertarismes), attribut dont on pourrait donc se passer, ne dégrade-t-on pas l’image que l’on souhaite former de l’apparition (ou du retour) du Temps de l’Altruisme ? Ne semble-t-il pas alors réduit à un rôle d’additif facilitant mais ne déterminant pas une politique civilisatrice : «L’introduction de l’altruisme dans le libéralisme est de nature à accroitre l’attention portée aux problèmes sociaux » (p.173). Ne peut-on rêver tout aussi bien à ‘l’Altruisme libéraliste’, où c’est le libéralisme qui devient l’attribut que l’on introduit en complément à l’altruisme qui demeure le substantif ou, si l’on préfère, le principal ?

            Je ne voulais ici que souligner par contraste la richesse de l’argument fondateur, celui du ré anoblissement du statut de l’Altruisme dans nos cultures et nos civilisations contemporaines : elle est certes inséparable du couple « Responsabilité - Solidarité » qui s’inscrit au cœur du Contrat Social qui fonde la plupart des sociétés démocratiques contemporaines. Mais sous la pression idéologique du libéralisme économique quasi intégriste qui a imprégné nos cultures et nos enseignements depuis un demi-siècle, il est vrai que le beau concept d’altruisme, élaboré au début du XIX° siècle pour servir de pendant à celui d’égoïsme (A Comte, 1852, l’utilisait pour exprimer ‘le sentiment intime de solidarité sociale’.) ne pénétrait que peu nos enseignements. Le livre du philosophe Nagel Thomas, The Possibility of Altruism (1970) n’est toujours pas traduit en français, pas plus que les articles de H A. Simon (Nobel d’économie, 1978), notamment ‘Altruism and Economics social implication(1994). L’Essai de Ph Kourilsky, par le thème de ses deux dernières parties (‘Sur la responsabilité des hommes ‘ et ‘de la théorie à la pratique’) comme par son titre va, souhaitons le, nous inciter tous à y revenir2.

 

Je me propose de traiter sur un autre registre la discussion de la première partie intitulée ‘Sur la nature du réel’, que l’on pourrait appeler ‘Essai d’épistémologie’. Je crois en effet que si il est tout à fait légitime d’introduire une discussion sur l’interaction de l’éthique (2° partie) et de la pragmatique (3° partie) par une réflexion épistémologique (1° partie), celle qui nous est proposée ici n’éclaire pas directement les deux suivantes, qui, elles, traitent de l’objet affiché du livre.

Autrement dit, une discussion de son contenu n’affectera pratiquement pas la lecture enrichissante que l’on fait des deux suivantes, dés lorsqu’on ne considère pas qu’elles constituent une théorie scientifique solidement démontrée à partir des arguments de la première partie. F Kourilsky le souligne d’ailleurs implicitement en conclusion : « le caractère idéaliste de cet essai ne fait pas débat, il est évident. Il propose une vision habitée par une forme d’idéal où l’altruisme jouerait dans le monde un rôle régulateur » (p.179). Qui parmi nous récuserait la légitimité et même la nécessité d’une telle vision, même si chacun l’argumente de façon réfléchie et explicite quelque peu différente ? Réduire l’altruisme à un rôle de régulateur, n’est ce pas instrumenter une fin civilisatrice pour en faire un moyen parmi d’autres ?

La difficulté qu’affronte Ph Kourilsky dans cette premier partie tient à ce qu’il s’adresse ici d’abord aux scientifiques (convenant « qu’il soit surtout ici question des sciences ‘dures’ » p.34), scientifiques qu’il veut convaincre de reconsidérer le paradigme épistémologique en référence auquel la plupart d’entre eux assurent la scientificité et donc la légitimité des connaissances qu’ils produisent et enseignent. Sur ce paradigme que l’on peut appeler le paradigme cartésiano-positiviste (et qu’Edgar Morin a joliment appelé ‘le grand paradigme d’Occident’), il s’est en effet avéré difficile d’assurer sérieusement la légitimité scientifique de ‘l’incorporation de l’altruisme dans les systèmes économiques et sociaux’ ; elle soulève ‘d’importante difficultés, …, inhérentes à ces sciences beaucoup plus qu’à la nature des concepts’ (p.170). Et parmi ces concepts, celui que la science désigne ‘le principe de réalité’ (p.182).

C’est pourtant ce concept de réalité qu’il fallait s’attacher à réexaminer pour résoudre scientifiquement ‘le problème de l’incorporation de l’altruisme dans les sciences politique’ (p.167). D’où le titre que Ph Kourilsky donne courageusement à la première partie : ‘Sur la nature du réel’. Courageusement, car il lui faut pour cela remettre courtoisement en question les Tables de la loi du positivisme : le principe du découpage du réel connaissable présumé indépendant de ses observateurs, en tranches (ou disciplines) indépendantes les une des autres. Tranches de réalité que les scientifiques assureront ‘représenter’ de façon fiable en établissant artificiellement des représentations ou modèles, modèles sur lesquels ils pourront ‘raisonner’.

Sagement d’abord, il ne remet ces Tables que partiellement en question, en faisant appel à l’autorité du philosophe - épistémologue J Bouveresse : « Dans cette discussion, mon attitude est bien entendu résolument réaliste et je me retrouvé totalement dans ces phrases de Jacques Bouveresse : ‘…. Comme beaucoup de réalistes, j’ai tendance à penser que la réalité, la réalité physique en tout cas, ne nous a pas attendu pour exister  et que même si nous n’existions pas, elle aurait encore exactement les propriétés qu’elle a’ » (p.48). Proposition qui rassure les instances académiques les plus conservatrices, bien que nul ne s’assure de sa légitimation scientifique : la clause ‘j’ai tendance à penser que …’ vaut – elle démonstrations ou preuve ? ; Et l’usage prudent du conditionnel introduit une hypothèse définitivement invérifiable et que l’on peut tenir pour peu plausible en considérant les transformations anthropiques que l’humanité fait subir à sa planète.

Qu’importe au demeurant. Cette assurance symbolique étant prise, on peut subrepticement se passer de cette hypothèse à l’insu de ses concitoyens ainsi rassurés sur ’la réalité de la réalité’’. C’est ce que fait J Bouveresse dans le même ouvrage (Le philosophe et le réel, 1998), qu’habilement Ph Kourilsky cite antérieurement « ‘Nous avons été équipés pour construire des représentations3  qui nous permettent d’agir efficacement sur la réalité, mais nous n’avons pas été équipés et nous n’avons nul besoin de l’être pour répondre en outre à des questions métaphysique comme celle de savoir jusqu’à quel point les représentations que nous construisons correspondent à la réalité’ » (p.37)

Ph Kourilsky va amorcer une discussion critique du non-dit de cet argument : Comment ‘construire ces représentations’ des phénomènes sur lesquels nous allons raisonner afin de tenter de les comprendre pour agir ? Sans doute le fera-t-il trop rapidement en n’explorant pas assez la richesse des processus cognitif d’intuition et d’induction comme celle des processus de contextualisation téléologique qui leur sont attachés. En développant ce qu’il appelle curieusement ‘les modalités de la non-intuition’ (p. 44+), il ne l’argumente pas assez pour convaincre de sa pertinence pour ‘la modélisation des systèmes complexe’. La biologie systémique qu’il évoque p. 43, est-elle aussi ‘balbutiante’ qu’il l’assure en s’effrayant de la complexité confondante des systèmes biologiques ? L’autre biologie, qu’on l‘appelle analytique ou moléculaire, n’avait-elle pas elle aussi à affronter cette complexité ? Etait-elle alors plus ‘scientifique’ en affectant d’ignorer cette complexité confondante, arguant qu’elle ne savait que ‘diviser en autant de parcelles qu’il se pourrait’? En lisant par exemple le T. II de La Méthode d’Edgar Morin, ‘La vie de la vie’, ou La musique de la vie, de Denis Noble, la biologie systémique n’apparait pas balbutiante au citoyen s’attachant à développer son intelligence de la complexité des processus entrelacés.

 

On peut se demander si ce n’est pas son interprétation du mot ‘intuition’ (étymologiquement : ‘regarder attentivement’ ‘ et ‘se représenter par la pensée’) qui ici a inhibé Ph Kourilsky ? Il écrit en effet des systèmes biologiques: « leur complexité les rend réfractaire à l’intuition … et leur étude renvoie à … des modes de pensée inhabituels » (p. 44). Inhabituels pour qui ? Chacun ne voit-il pas à l’œuvre dans l’action quotidienne des modes de pensée s’avérant judicieux qui relèvent plus de la ruse ou de la métis que du syllogisme déductif parfait selon Aristote ?. Serait-ce parce qu’un mode de pensée serait tenu par certains pour plus abstrait qu’un autre, qu’il produirait une connaissance plus certaine ou plus pertinente ?

Peut-être est ce pour pouvoir plus prudemment introduire ’la raison complexe’ à l’abri de sa critique (p.68) que Ph Kourilsky l’associe à ‘la pensée non intuitive’ laquelle serait plus aisément entendue par les institutions scientifiques4? Ce détour langagier va lui permettre d’introduire dans le langage scientifique un nouveau paradigme, celui de la science des objets ordinaires (chapitres 2 et 3). Intitulé quelque peu insolite puisque il nous assure qu’ « il n’existe pas de différence de nature entre les objets de science et les objets ordinaires » (p.47) et que « la dichotomie supposée entre objet ordinaire et objet de science ne résiste pas à l’analyse. » (p.48). Pourquoi alors faudrait-il la considérer ? : Parce que les institutions scientifiques considéraient jusqu’ici que ‘la nature des objets ordinaires est conforme à l’intuition’ alors que ‘les objets de science comportent une part de réalité qui se situe en dehors de l’intuition’ répond Ph Kourilsky qui s’empresse de contester ce clivage en notant que ‘beaucoup d’objets de science sont des objets ordinaire requalifiés’ (p.47). Mais il ne nous dit pas explicitement quel serait le critère de cette qualification, ni quel est l’autorité suprême habilité à l’appliquer5.  S’il le fait, c’est de façon si générale que l’on a peine à citer des objets déqualifiable : « Ce sont la raison et le raisonnement qui permettent de se frayer la voie vers des pans de réalité auxquels l’intuition ne donnait pas accès. » (p.46).mais l’intuition n’est elle pas partie prenante de tous les modes de raisonnement ?

Ce détour par un ‘non-intuitionnisme’ de principe seul capable d’ouvrir les portes de la connaissance de tous les objets (ordinaires ou pas) surprendra au moins les tenants des logiques intuitionnistes héritiers de Brouwer, attentifs aux ressources de ‘l’intuition intellectuelle, l’intuition des processus de pensée réels’ selon l’expression de J Largeault6. Et nombre de praticiens, attentifs l’exercice critique de leurs intuitions dans l’action réfléchie, corroboreront aisément l’appel aux heuristiques exploratoires qui activent leurs inductions. Il me semble que bien des raisonnements que développe Ph Kourilsky dans les derniers chapitres sont d’ordre intuitif et inductif, sans que cela embarrasse le lecteur qui les suit aisément.

Sans doute ce détour par le non-intuitionnisme tenu pour ‘le rationnel’ est-il tactique, destiné à rassurer les gardiens académiques du brevet de scientificité. En en appelant à ‘une entreprise de connaissance élargie, fondée sur une méthode rationnelle’ on les rassure ; et en ajoutant’ méthode rationnelle dont l’application requiert un processus de validation par d’autres.’ (p.87), on s’éloigne subrepticement à leur insu des préceptes du discours cartésien. L’expression alors appelle au plein usage de la raison humaine, usage que l’on ne peut restreindre à celui du raisonnement syllogistique parfait, formellement déductif et ignorant les limites de capacité cognitive et communicationnelle des humains. HA Simon après W James parleront de ‘rationalité procédurale’, G Polya ou JC Gardin parleront de ‘logique du plausible’ et G Vico parlera de raisonnement Topico-Critique. Il nous faut savoir gré ici à Ph Kourilsky d’avoir eu l’audace de mettre exergue de sa première partie une citation du mathématicien-logicien G Chaitin (répondant à une question de R Benkirane7) qui exprime cela explicitement et sans prudent détours pour rassurer les dévots intégristes du ‘Discours de la Méthode’

En conséquence, nous devons toujours tendre vers la raison, mais raisonner ne suppose plus uniquement déduire les conséquences à partir d’axiomes généraux. Raisonner implique de discuter et d’échanger avec les autres, d’utiliser des intuitions, de faire émerger un consensus’’

 Qui peut alors argumenter et légitimer une ligne de démarcation entre la rigueur scientifique et la probité intellectuelle : L’une comme l’autre se doivent d’être à la fois auto-éco-critique et récursive. N’est-ce pas ce que va plaider ici cet Essai soulignant in fine les mérites et la nécessité de ‘la discussion démocratique – qui débouche sur une démocratie – (et  qui) établit une relation entre nos considérations sur la réalité (les objets « ordinaires ») et sur la science, et nos considérations dans les domaines du social et du politique’ (p.175).

Il eu peut-être suffit alors de remplacer la première partie par cette réponse de G Chaitin pour introduire tout l’essai et surtout la deuxième partie ‘Sur la responsabilité des hommes’. N’est-ce pas là l’argument principal ? : Puisque, tant dans l’étude des ‘objets scientifiques’ que dans celle des ‘objets ordinaires’, nous ne pouvons établir de certitudes absolues, permanentes et universelle, les humains, citoyens de la Terre Patrie, doivent accepter leurs responsabilités en assumant les incomplétudes de leur capacités cognitives: Il n’existe pas de garde fou suprême indépendant de l’humaine condition. B Pascal nous le rappelait en des termes que chacun aime citer : « L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. … Toute notre dignité consiste donc en la pensée ». Ce que nous pouvons demander à la science est de nous aider pas à pas à ‘une compréhension plus aboutie de la responsabilité humaine, individuelle et collective’ ajoutera A Sen dans sa préface8 (p.11).

C’est à cette compréhension de notre humaine responsabilité que vont s’attacher les deux parties suivantes du ‘Temps de l’altruisme’, introduite par un chapitre au titre provocant : ‘La mobilisation de l’éthique’ ; Métaphore provocante car l’éthique n’est pas une ressource indépendante que l’on pourrait mobiliser pour préparer une prochaine offensive, mais métaphore bienvenue pour convaincre bien des scientifiques de profession qui refusent encore de convenir ‘qu’ils sont aveugles sans les lunettes du citoyen, car ils se veulent convaincus que c’est à eux de donner leurs lunettes au citoyen’.

On regrettera ici quelques formules de Ph. Kourilsky qui définissent l’éthique en terme utilitaristes (ou prosaïques) plutôt qu’en termes humanistes (ou poétiques) : « L’éthique parait alors en théorie et en pratique, utile sinon indispensable à toute tentative visant à créer une communauté de langage et de pensée » (p.91), mais on ne s’en formalisera pas si, pragmatiquement, cet appel à l’utilitarisme permet de convaincre les scientifiques de profession de reconnaitre que l’altruisme appartient au moins autant que l’individualisme à la compréhension de la ‘Dignitate Hominis’.

 

Par delà les échanges suscités par la diversité des expériences des uns et des autres et par la discussion critique et constructive de l’argumentation épistémologique que cet essai appelle9, il nous faut saluer le courage civique de son auteur : S’attacher à convaincre à la fois les experts scientifiques et les citoyens résignés de leur commune responsabilité et de la possibilité de son exercice, n’est ce pas un défi qu’il importe aujourd’hui de relever ? Pour ce faire, la reconnaissance de la prégnance éthique, épistémique et pragmatique de l’altruisme dans les représentations de notre ‘humaine présence au monde’ est une chance que nous rappelle ou que réveille la belle conclusion par laquelle s’achève son essai : 

« Au total, le temps de l’altruisme pourrait bien être venu. A une altermondialisation, il faudrait substituer une ‘altruimondialisatiion’ et faire de notre planète une autre cité  qui serait aussi la cité des autres » (p.183)

JL Le Moigne, janvier 2010



[1] Auguste Comte : ‘Cours de philosophie positive’ (1830-1842).

[2] Le lecteur souhaiterait bien sûr que ce passage ‘de la théorie à la pratique’ aille plus avant dans la pratique : Les appels à une démocratie délibérative doivent conduire à une autre forme de gouvernance que le trop facile renvoi aux ‘Comités d’éthique’ dont semble se satisfaire JP Changeux au profit d’une ‘éthique de la délibération’ (dans son dialogue avec P Ricœur, ’La nature et la règle’’, éd. O Jacob, 1998, p 333 +). Je pense par exemple aux études de P Calame qui invitent à concevoir la gouvernance par la constitution de ‘lieux collectif d’élucidation des enjeux collectifs’ (‘L’Etat au cœur’, 1998, p.68 +)  et plus généralement par son essai récent  (avec A Lalucq) sur les déploiements de la gouvernance dans les interactions du local et du global,  Essai sur l’Oeconomie’, 2009,  préfacé par G Galbraith : « Parvenir à un auto gouvernement efficace et démocratique malgré les limites de nos ressources et de l’écologie ».

[3] Proposition qui mériterait au demeurant d’être fortement nuancée : je cite volontiers ici cette observation de P Valéry  en 1944 : « Nos moyens d’investigation et d’action laissent loin derrière eux nos moyens de représentation et de compréhension » (repris in Vues,  ed. La Table Ronde, 1948, p. 41), observation qui, hélas, semble toujours aussi pertinente, aujourd’hui !.

[4] Lorsque sur la même page 72, Ph Kourilsky après avoir cité une phrase d’E. Morin portant sur ‘les principes de la pensée complexe’, écrit : « les exigences tout à fait justifiées de la pensée complexe, et tout aussi incontournable dans la recherche scientifique, sont dissuasives pour l’homme de la rue », on peut se demander si son image de l’homme de la rue est représentative ? Le citoyen non scientifique de profession ne trouve rien de dissuasif dans les 150 pages de « L’introduction à la pensée complexe » d’E Morin. Si il était dissuasif, l’ouvrage aurait il été réédité régulièrement depuis 20 ans et traduit en de nombreuses langues ?

[5] Il faudrait ici consacrer une longue discussion à l’introduction de ce concept de science et de compréhension des  objets ordinaires » (chapitres 2 et 3), concept apparemment original que A Sen qualifie de ‘voie nouvelle et ingénieuse’. Je crois que Ph Kourilsky veut désigner sous ce titre ‘les artefacts imprégnant le naturel’, autrement des ‘objets de sciences’ auxquels les scientifiques auraient longtemps porté moins d’attention (p.51). Il me semble qu’il aurait du alors prêter attention aux ‘Sciences de l’Artificiel, que HA Simon a, depuis 1969, solidement restaurées dans leur dignité scientifique et académique, en s’attachant à expliciter et à argumenter les liens insécables qui associent Epistémologie, Ethique et Pragmatique dans toute démarche de connaissance, afin, selon la formule de A Sen, ‘de progresser dans la compréhension de la réalité, et ce faisant dans l’éthique des actions que nous accomplissons et de la vie que nous menons.’ (p.15)

[6] Jean Largeault : ‘L’intuitionnisme’, Ed PUF, Que sais je ?, 1992, p120 +

[7] Ph Kourilsky a plus d’une fois puisé ses références dans le bel ouvrage de Reda Benkirane, ‘Vertiges et promesses de la complexité’ (Ed Le Pommier, 2002, ici p.207). Peut-être même en prenant parfois le risque de se référer à des textes en lecture de seconde main. La façon cavalière dont il mentionne les six Tomes de  ‘La Méthode‘ (p.39) ou  ‘La dialogique’ d’Edgar Morin - Edgar ici orthographié Edgard - (dialogique qu’il faudrait selon lui réserver à l’étude des seuls objets ordinaires, p.71-72), m’incite à le craindre.

[8] HA Simon dans ‘Reason in Human Affairs’, 1983 (p.106), disait cela en des termes peu différents : ‘Tout ce que la raison peut faire est de nous aider  à atteindre de façon plus efficiente les buts sur lesquels nous nous sommes mis d’accord (« agreed-on goals »’.

[9] Discussion qui devrait porter aussi sur la compréhension de ‘la dialogique de l’altruisme et de l’égoïsme’, l’un et l’autre inséparables puisqu’à la fois antagonistes et complémentaires :; Comme l’ombre n’est intelligible que par rapport à la lumière, et réciproquement. Peut-on comprendre l’un en ignorant l’autre ?

Fiche mise en ligne le 04/02/2010


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