Modélisation de la CompleXité
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"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
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Note de lecture

Rédigée par MIERMONT Jacques sur l'ouvrage de KOURILSKY-BELLIARD, Françoise :
« Du désir au plaisir de changer. Comprendre et provoquer le changement »
     (Préface de P. Watzlawick), Ed. Inter Editions. Paris 1995. 324 pages

Françoise Kourilsky-Belliard nous propose une excellente introduction à ce qu'il est convenu d'appeler l'École de Palo-Alto, telle qu'elle a été popularisée par Paul Watzlawick, préfacier de l'ouvrage. Je laisse au lecteur le plaisir et le soin de découvrir par lui-même ce qui est devenu un des apports majeurs de la psychothérapie contemporaine. L'auteur décrit avec un grand souci pédagogique les qualités de constructivité, de souplesse, d'inventivité, de créativité qui sont sollicitées lors de ces interventions. Elle recense les diverses techniques qui, lorsqu'elles sont utilisées à bon escient, sont susceptibles de déboucher sur des perspectives étonnantes et élégantes de changement : la cruauté bienveillante, l'humour, la provocation, l'alternative illusoire, la confusion, l'aptitude à envisager le pire, la métaposition, la prescription du symptôme, le sabotage chaleureux, la préemption, le court-circuitage, le questionnement circulaire, etc.

Le souci de clarté et de simplicité rend l'ouvrage facile à lire. Il servira d'introduction pour les débutants, et d'aide-mémoire pour les intervenants consultants plus chevronnés. Son mérite est d'établir des lignes de pont entre le monde de l'entreprise et celui de la psychothérapie. Certains propos sont sujet à discussion et à prolongements.

Voyons par exemple le tableau de la page 248, proposée par F. Kourilsky-Belliard : d'un côté, la démarche analytique, fondée sur une logique binaire et disjonctive, la causalité linéaire, l'orientation passé-présent, la recherche des causes, de l'explication, de la détermination du présent et du futur par le passé ; de l'autre, la démarche systémique, fondée sur une logique ternaire conjonctive, la causalité circulaire, l 'orientation présent-futur, la clarification de l'objectif à atteindre, la recherche des fonctions utiles des dysfonctionnements et des ressources du système, l'influence de la projection de l'avenir sur la construction du présent. Cette dichotomie, produite dans une perspective qui s'énonce systémique, semble valider la logique binaire analytique dans son énoncé même. Pourtant, il est peu de psychanalystes qui arriveraient à se "retrouver" dans la colonne dite "analytique" : les formes conditionnelles, concurrentes et spécifiques de causalité repérées par S. Freud dans l'origine des névroses révéleraient une vision à la fois multilinéaire et non linéaire de leur constitution. De même, les processus primaires, caractéristiques, selon S. Freud, du fonctionnement psychique inconscient n'obéissent pas à une logique binaire et disjonctive, et reposent sur l'équivalence et le mélange des contraires, perçus comme incompatibles par les processus secondaires préconscients.

Le lecteur est ainsi incité à constituer par lui-même la conjonction ternaire que le tableau ne décrit pas. Serait-il difficile d'envisager un ensemble de psychothérapies qui ajustent leur angle de tir sur un axe où passé, présent et avenir seraient, non pas disjoints, mais réunis ? Les causalités linéaires et circulaires devraient-elles nous obliger à négliger les aspects formels, diffus, complexes de causalité, voire à envisager des formes indéterminables d'interaction ? Et que doit-on faire lorsque les objectifs à atteindre ne sont pas clarifiables, les ressources du système extrêmement limitées, le désir de changer (a fortiori le plaisir...) absent, voire dangereux ?

De fait, les exemples proposés montrent que les symptômes d'appel (ainsi que leur prescription thérapeutique) relèvent de formes de demandes susceptibles d'être bien ciblées, énoncés par des patients ou des responsables d'organisations dont les ressources (intellectuelles, morales, économiques, etc.) leur permettent d'envisager des "jeux" sociaux à somme non nulle. La boutade classique, selon laquelle la psychanalyse s'adresse à des gens dont la bonne santé leur permettra de surmonter l'épreuve sans dégâts, pourrait s'étendre à l'approche systémique ici proposée, même si l'une et l'autre ne s'adressent manifestement pas aux mêmes types de difficultés existentielles. Comme le souligne excellemment F. Kourilsky-Belliard, il existe des "mots freins" et des "mots moteurs". J'ajouterais volontiers que, selon les contextes, le changement portera sur l'apprentissage de l'accélération, sur l'apprentissage du freinage, voire, idéalement, sur l'apprentissage de leur modulation. Encore faut-il que les mots arrivent à déclencher des actions possibles. La description que fait l'auteur des "points-clés d'une négociation" est particulièrement bien venue, et vaudrait la peine d'être méditée par de nombreux responsables de notre société, bien au-delà du champ personnel ou de l'entreprise...

La référence à G. Bateson mériterait une discussion approfondie. Si sa théorie du double bind doit beaucoup à Milton Erickson, il est frappant de constater que leurs points de vue sont, d'une certaine manière, opposés et complémentaires, en ce qu'ils appréhendent des formes très différentes de pathologies. Les double binds schizophréniques, décrits par le premier, impliquent habituellement un risque vital où le constat du négatif est vitalement moins négatif que le recours à des double binds thérapeutiques supposés apporter une solution positive. Les injonctions subtiles et multiples du second permettent d'envisager des résultats nettement plus "positifs", dans des contextes où les enjeux vitaux laissent une marge de manoeuvre plus étendue.

Bien qu'il ait contribué à l'éclosion de l'École de Palo Alto, G. Bateson s'en est rapidement désolidarisé pour des raisons qui ne sont pas toutes liées à sa destinée de chercheur indépendant de toute mouvance instituée. La transformation du négatif en positif ne se décrète ni ne s'impose sans que soient envisagées les conséquences écosystémiques liées à une telle transformation. Alors même que les valences irrationnelles de nos pensées et de nos émotions ne sauraient se réduire à une "clarification" de problèmes aisément repérables, les valences complexes, sources de produits "négatifs", ouvrent à la compréhension de situations qui n'ont pas nécessairement de solutions positives dans le réel. On peut imaginer que l'ouvrage de Mme F. Kourilsky-Belliard, de par la qualité humaine et ouverte de son témoignage, développe chez ses lecteurs le "plaisir de changer", mais lui permette d'en apprécier aussi les risques et limites, tout particulièrement dans ce que pourrait impliquer "le plaisir de changer (le plaisir de changer (...))". De fait, le titre de l'ouvrage reflète bien, dans le passage du désir au plaisir, un changement de niveau 2, ce qui, d'un point devue morphodynamique, correspond à la catastrophe élémentaire de la fronce décrite par T. Thom et E. C. Zeeman. Il s'agit d'un changement linéaire, qui permet de passer d'un état à un autre. L'étude plus générale des changements non linéaires, circulaires et complexes, qui permettrait de rendre compte de nombreuses situations cliniques, supposerait d'autres développements.


Jacques Miermont

NDLR : Le Cahier des Lectures MCX n - 10, oct. 1995, a présenté une autre note de lecture de cet ouvrage de F. Kourilsky.

Fiche mise en ligne le 12/02/2003


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