Modélisation de la CompleXité
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"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
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Note de lecture

Rédigée par Jacques Miermont sur l'ouvrage de PINKAS Daniel :
« La matérialité de l'esprit. Un examen critique des théories contemporaines de l'esprit »
     Editions La Découverte. Paris. 1995.textes à l'appui / série sciences cognitives

Daniel Pinkas nous propose dans cet ouvrage un parcours documenté et critique des courants de la philosophie analytique anglo-saxonne qui ont proposé ce qu'il est convenu d'appeler des "théories de l'esprit". Il permet au lecteur de se faire une idée

Le behaviorisme "logique" a été la philosophie de l'esprit du positivisme logique, selon laquelle les énoncés en termes mentalistes, lorsqu'ils sont traduits en termes de comportements possibles ou actuels liés aux circonstances, font disparaître les questions métaphysiques, empiriquement indécidables, liées au dualisme cartésien. Pour R. Carnap, par exemple, chaque phrase de la psychologie peut être formulée en langage physique, qui est le seul langage universel.

Le behaviorisme "scientifique" repose sur le postulat selon lequel les processus mentaux peuvent être étudiés et compris par la description objective des comportements, tels qu'ils sont observables dans une situation donnée, indépendamment des inférences subjectives (intuitives, interprétatives ou intentionnelles) qui pourraient en être faites. Dans cette optique, la question de l'existence d'états mentaux est un pseudo-problème, qui doit être soigneusement exclu du champ "scientifique" ainsi défini. G. Ryle propose du behaviorisme une version moins "dure" que celle de J. Watson ou F. Skinner, où les comportements sont interprétés non pas seulement en termes de mouvements ou de trajectoires, mais également en termes d'actions éventuellement intentionnelles, et de dispositions comportementales. Les propriétés mentales ne sont que l'expression des conduites singulières qui se révèlent chez telle ou telle personne en fonction des conditions rencontrées par celle-ci. L'attribution d'une disposition n'est testable que si des énoncés conditionnels ou hypothétiques, éventuellement contrefactuels, renvoient à des antécédents et des conséquents observables. Une disposition comportementale relève ainsi d'une capacité, d'une "puissance", d'une potentialité, et de rien d'autre.

La thèse de l'identité psycho-cérébrale énonce que chaque type général d'état mental ou d'événement mental est isomorphe à chaque type d'état ou processus physique du cerveau ou du système nerveux central ; l'esprit serait ainsi strictement réductible aux transformations biochimiques et électriques qui caractérisent les activités et les interactions neuronales. Cette perspective est antibehavioriste, en ce qu'elle énonce que l'esprit est autre chose que le comportement actuel ou possible ; mais elle est causaliste dans la mesure où l'on admet qu'il existe une connexion entre l'esprit et le comportement. Elle conçoit l'existence d'états mentaux, comme des entités théoriques ou quasi-théoriques : l'esprit est la cause du comportement, et le système nerveux central étant la cause du comportement, est l'esprit (D. Armstrong, D. Lewis).

Le fonctionnalisme machinique suppose qu'un état mental n'est pas strictement déterminé par une disposition comportementale, mais implique l'existence d'autres états mentaux avec lesquels surgit une interdépendance fonctionnelle ; ce qui implique la reconnaissance de phénomènes holistiques et circulaires, où l'on est obligé de tenir compte de l'intentionnalité, des désirs, des croyances. Les états mentaux (ou logiques) et les états physiques (ou structuraux) se distingueraient les uns des autres du fait de leur organisation fonctionnelle, telle que les séquences d'états mentaux ou logiques seraient indépendants de la réalisation physique de ceux-ci.

Certains arguments, tirés de la subjectivité de l'expérience, chercheront à remettre en question, tant la thèse de l'identité psycho-cérébrale, que la thèse fonctionnelle machinique. L'hypothèse des états qualitatifs ("qualia") absents tendrait à souligner que deux organismes pourraient avoir la même organisation fonctionnelle, le même "programme", tout en ayant des qualia divergents, ou des spectres perceptifs différents. De même, l'attribution d'états mentaux dotés de contenus qualitatifs à des organismes qui en semblent dépourvus tendrait à faire du fonctionnalisme un thèse beaucoup trop "libérale". Dire que les états mentaux sont des états du corps, ou que les événements mentaux sont des événements physiques serait tout simplement incongru, et n'aurait même pas de valeur descriptive. Alors que nous repérons nos états corporels de manière médiate, comme nous appartenant en propre en relation avec le sujet de nos états mentaux, ces derniers sont nôtres de manière immédiate, non dérivée, et ne sont réductibles ni au corps médiateur, ni à une âme immatérielle. Les faits d'expérience à la première personne, singulière ou plurielle, sont distincts des faits d'expérience à la troisième personne, ce qui oblige à reconnaître l'existence de "faits de perspective" (T.Nagel).

Pourtant, une autre version du fonctionnalisme est proposée par l'analogie personne/organisation administrative : ce "fonctionnalisme homonculaire" ferait de l'être humain une organisation composée de départements communiquant entre eux, au travers d'agents et de dirigeants, relevant d'une hiérarchie fonctionnelle entre sous-systèmes en interaction, susceptibles d'être décrits en termes d'organigrammes où statuts et rôles de chaque sous-système seraient définis et différenciés. Dire des organisations supra-humaines qu'elles possèdent un "esprit" reviendrait à "étirer la métaphore jusqu'au point de rupture" pour D. Dennett. D'autres versions du fonctionnalisme se renvoient la balle : celles de l'intelligence artificielle, dont le fonctionnalisme robotique oscillerait entre le cristal du "Grand Programme" et le chaos des microprogrammes partiels, isolés les uns des autres (H. Putnam) ; celles de l'évolution biologique, où l'esprit serait un "gadget" (D. Dennett), objet façonné par le bricolage de la sélection naturelle. Ne s'agirait-il pas d'expliquer une énigme par uneautre énigme ?

On constate ainsi plusieurs mouvements oscillants, celui des anciens "ismes" stigmatisés par D. Dennett : le dualisme de Descartes, le matérialisme de Hobbes, l'idéalisme de Berkeley ; celui des nouveaux "ismes", qui semblent en partie générés par la pensée moniste, mais aussi par les fausses évidences que laissent entrevoir les termes de "cerveau", "système nerveux central" (presque jamais "périphérique" ou "végétatif"), "comportement", "état mental", "esprit", etc. D. Pinkas souligne que l'histoire récente de la philosophie de l'esprit repose sur un rétrécissement et une simplification du concept d'esprit, où les aspects dispositionnels et cognitifs l'emportent sur les dimensions affectives et motivationnelles. Il remarque égalementdeux paradoxes :

  • l'un déjà énoncé par Darwin, concerne le contenant : l'expérience montre que le problème de l'esprit ne peut être résolu en attaquant la citadelle elle-même. Non seulement nous en sommes les habitants, comme le remarque D. Pinkas, mais on pourrait encore ajouter que nous ne saurions pas davantage nous échapper de l'Univers qui l'a construite.

  • le second, exprimé par Z. Pylyshyn, concerne le contenu : nous ne savons pas sur quoi porte exactement une psychologie scientifique, de quoi elle doit être la science.

Ainsi définie, la "matérialité de l'esprit" ressemble à s'y méprendre au couteau de Lichtenberg : un couteau sans lame, auquel il manque le manche. Le problème de Hume, énoncé par D. Dennett, aboutit à une remarque dont la conclusion est assez voisine : une psychologie sans "homoncules" est impossible. Mais une psychologie avec des homoncules est condamnée à la circularité, ou à une régression à l'infini. Par conséquent, la psychologie est impossible...

Ce constat décevra ou réjouira le lecteur, selon ses goûts ou son humeur du moment ; les limites de la philosophie analytique tiennent peut-être à ses principes méthodologiques d'argumentation, fondés sur le souci de rigueur propositionnelle, de rigueur localisatrice, de rigueur isolatrice. Espérons que l'esprit ne se réduise pas à ces rigueurs de la pensée disjonctive, et révèle aussi la fécondité des explorateurs des continents interdits, c'est-à-dire minés de paradoxes. L'ouvrage de D. Pinkas rendra ainsi service à ceux qui souhaitent se faire une opinion, et qui craindraient qu'un diktat ne soit imposée à la recherche, au nom d'une philosophie de la psychologie à la recherche d'elle-même.


Jacques Miermont

Fiche mise en ligne le 12/02/2003


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