Un document du programme européen M.C.X./A.P.C.
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« L’organisation, la chose organisée, l’action d’organiser et son résultat sont inséparables »1.
Paul Valéry.
« Le fait nouveau, et de conséquences incalculables pour l’avenir, est que la réflexion épistémologique surgit de plus en plus " l'intérieur même des sciences, (...) parce que (...) il devient nécessaire de soumettre " une critique rétroactive les concepts, méthodes ou principes utilisés jusque-l" de manière " déterminer leur valeur épistémologique elle-même. En de tels cas, la critique épistémologique cesse de constituer une simple réflexion sur la science : elle devient alors instrument du progrès scientifique en tantqu’organisation intérieure des fondements etsurtout en tant qu’élaborée par ceux-là même qui utiliseront ces fondements et qui savent donc de quoi ils ont besoin »2
Jean Piaget
L’approfondissement de la signification de l’objet ou du fait musical
au travers de ses multiples énonciations et de sa réalité
anthropologique, a de tout temps donné lieu à de multiples
questionnements. Deux orientations explicatives apparaissent très
tôt, qui vont filigraner jusqu'" nos jours les spéculations
sur la musique. D'une part, le principe de l'harmonie des sphères
- initié par Pythagore, repris par Platon, et transmis par les
néopythagoriciens (100av.-100) puis par les néoplatoniciens
(IIIème et IVème siècles - qui fait reposer la théorie
musicale sur une cosmologie, tempérée par la vision augustinienne
qui fait de la musique un don que Dieu accorde " l'homme tout en réservant
son usage " sa propre louange. Ce principe va séduire toute la scolastique
du Moyen-Age et situer pour longtemps les spéculations relatives au
champ musical dans un domaine voisin des mathématiques. D'autre part,
ce mouvement est rapidement contrebalancé par la conception
aristotélicienne, critique " l'égard des théories
pythagoriciennes, et qui situe la musique dans le cadre de la théorie
des affects. Cette approche, " laquelle Thomas d'Aquin sera sensible au
XIII° siècle, conduit évidemment à rendre compte
des effets de la musique sur l’homme et introduit une dimension
anthropologique déterminante.
La spécificité et la complexité de l’objet musical
- qui présente un aspect non immédiatement explicite et opère
des synthèses inédites difficilement traduisibles par l'expression
conceptuelle habituelle - jouent probablement un rôle dans cette approche
incertaine. Pour Kant, la musique est "l'art qui se rapproche le plus des
arts de la parole et qui peut très naturellement leur être uni.
(Bien qu’elle) ne parle que par pures sensations sans concept et par
conséquent ne laisse point, comme la poésie, quelque chose
à la réflexion » (Critique de la faculté de
juger). Or le langage dit « musical » n’est évidemment
pas un langage mais bien un vaste système sémiotique,
hermétique, composé de nombreux sous-systèmes. Diderot
et l'Alembert ne s'y étaient pas trompés : l'article «
système » de l’Encyclopédie, qui compte
une quarantaine de pages, réserve une grande place au système
de notation musicale.
C’est ce type de système que Max Weber identifie, en 1920, comme « organisation rationnelle » valorisant la culture occidentale : « (...) la musique harmonique rationnelle - le contrepoint et l’harmonie d’accords ; la formation des tons " partir des trois triples accords et de la tierce harmonique ; notre chromatisme et notre enharmonie, interprétés non pas en termes de distances mais depuis la Renaissance, en termes d'harmonie rationnelle (...) tout cela ne s'est trouvé qu’en Occident »(Sociologie des religions). Les tenants de l’académisme ont souvent tenté de domestiquer la complexité de ce système sémiotique en instaurant des normes d’utilisation qui ne correspondaient à aucune réalité esthétique ni anthropologique4. La multiplication des modes d'expression, la relativité des cultures, la réflexion sur la notion de son, ont rendu ces normes caduques même si elles valent encore dans les processus d'apprentissage institutionnel. Cependant, si la modélisation des différents systèmes musicaux permet effectivement de décoder la structure cachée de l’oeuvre, elle ne la rend pas directement signifiante pour autant.
Or l’oeuvre musicale apparaît, prend forme, advient, dans une
situation anthropologique qui en motive l’élaboration, et qui
permet, par l'intermédiaire d'un travail d'exégèse,
d'en décrypter le sens. Si l'oeuvre musicale possède une dynamique
interne et une puissance qui lui permettent de se projeter hors d'elle-même
et de générer un monde qui serait véritablement «
la chose du texte », elle ne s’institue pas moins comme champ
rhétorique fictionnel mais clairement référencé
par son contexte de création. Envisagée dans le cadre de sa
production, l’oeuvre peut alors délivrer sa signification.
L’oeuvre singulière n'est finalement qu’un « propos
» organisé par son créateur de façon à produire
un « effet », corollaire de cette organisation, sur un groupe de
spectateurs ou sur un auditoire déterminé.
La conception des oeuvres est donc généralement motivée
par des circonstances « représentatives » très diverses.
Celles-ci induisent une rhétorique de l’oeuvre qui relève
de la logique argumentative, et ce souci d’argumentation se retrouve
sur le plan de l’organisation de l'ensemble de l'oeuvre ainsi que sur
ses figures plus particulières. Cet espace rhétorique est complexe
en ce sens qu’il institue une multiplicité des niveaux de lecture
de l’argumentation. L’exemple du Grand Opéra français
du XIX° siècle, qui supporte des significations sociales, politiques
et esthétiques très différentes en fonction de
l'interprétation, de la lecture qui en est faite, mais également
du contexte politique entourant les créations ou les recréations,
et cela jusqu'" aboutir " une discursivité équivoque de l'oeuvre,
est particulièrement probant.
D’autre part, la configuration discursive d’une oeuvre est souvent
motivée par un souci d’ordre purement fonctionnel. C’est
le cas, par exemple, des cantates de Bach ou des grands-motets versaillais,
oeuvres de musique religieuse parfaitement fonctionnelles, c'est-"-dire occupant
une fonction " la fois précise et irremplaçable au cours d'une
cérémonie, elle-même participant d'un cadre social et
politique plus global, et visant " transmettre un message - religieux autant
que politique - qui soit explicite pour l'auditeur... L'auteur utilise donc
la forme discursive qu'il évalue comme étant la plus adaptée
pour répondre " une situation anthropologique au sein de laquelle
il est vital - dans le cadre de sa propre stratégie sociale - de se
positionner. Ce souci d’adaptation explique en partie la variabilité
des formes en fonction du cadre anthropologique de création. Les exemples
choisis concernant la musique vocale, il est bon de remarquer que celle-ci,
bénéficiant d’un support texte, paraît a priori
plus signifiante et se prête davantage au commentaire « explicatif
» que la musique instrumentale.
Cependant, qu’elle soit vocale ou instrumentale, la musique relève
d’une même réalité anthropologique, et le besoin
de ramener le symbolique à l’intelligible, témoigne a
contrario du pouvoir symbolique - et par là même social - du
musical. L’approche de l'univers de la création musicale, des
activités que la musique suscite et des réseaux de communication
qu'elle engendre, permet ainsi d’échapper au dualisme simpliste
opposant rationnel et irrationnel, intelligence et émotivité,
concepts et affects. Le sens de l'objet musical - d'une oeuvre musicale -
n'est pas donné d'emblée et ne peut finalement être
cerné sur un mode relativement satisfaisant que par le biais d'une
approche socio-historique comparative.
Edgard Morin souligne que « les règles/normes culturelles
génèrent des processus sociaux et régènerent
globalement la complexité sociale acquise par cette même culture.
Ainsi la culture n’est ni “superstructure” ni
“infrastructureÓ, ces termes étant impropres dans une
organisation récursive o ce qui est produit et
généré devient producteur et générateur
de ce qui le produit ou le génère. Culture et société
sont en relation génératrice mutuelle, et dans cette relation
n’oublions pas les interactions entre individus qui sont eux-mêmes
porteurs/transmetteurs de culture ; ces interactions régénèrent
la société, laquelle régénère la culture
»(La méthode, volume IV, Les Idées). Ainsi, si
le fait, en lui-même, peut apparaître dépourvu de
signification, en revanche, replacé dans un ensemble plus vaste, il
se révèle d'une étonnante richesse. Une telle approche,
plus qu'" établir un "état des lieux ", tente plutôt
de "rendre compte ", de saisir dans leur complexité la diversité
des activités de connaissance et de création selon une
méthode pluridisciplinaire.
Ce type d’approche scientifique, à la fois organisée et
organisante, réflexive et prospective, s’inscrit parfaitement
dans le cadre de la science contemporaine davantage préoccupée
par la production de connaissances-processus plutôt que par la
découverte de savoirs stables. Cette complexité de la méthode
amène " multiplier les exercices de modélisation auxquels nous
invite sans cesse la recherche scientifique : modéliser des
phénomènes que nous percevons complexes et pourtant intelligibles,
comme un « système en général »(Jean-Louis
Le Moigne, La théorie du système général,
théorie de la modélisation), les actes de modélisation
des connaissances et les actes de raisonnement sur et par ces systèmes
demeurant inséparables. Edgar Morin appelle "méthode de
complexité "(La méthode, tome 1, La nature de la nature)
une méthode, critique et prospective, par laquelle le chercheur -
que Jean-Louis Le Moigne nomme à juste titre « modélisateur
»(Le Constructivisme, tome 1) - construit les représentations
multidimentionnelles des processus cognitifs au sein desquels il souhaite
exercer son entendement pour organiser et apprécier ses projets. Ces
représentations sont des modèles ouverts puisque, pour reprendre
le mot de Valéry, "la complexité est l'imprévisibilité
essentielle ".
Un modèle ne peut en effet se réduire à un schéma
organisé aussi fin soit-il. Il nous faut donc le construire et le
lire dans sa potentialité organisatrice : un modèle doit être
organisant s’il prétend rendre compte de la complexité
perçue du phénomène modélisé. On assiste
donc " "un jeu entre la pensée, soit le cadre d'organisation, et le
matériau, qui n'est autre que
l'hétérogénéité des possibilités
humaines "(Patricia Signorile, Paul Valéry philosophe de
l’art ). Ainsi, on ne commence à penser le réel que
lorsqu’on pense à la fois simultané et complexe. La vision
doit être panoramique, elle a un champ ; elle ne se limite pas à
un point. C’est d’ailleurs par les interactions du synchronique
et du diachronique, de l'organisé et de l'organisant, que s'exprime
la connaissance des phénomènes.
Le chercheur invente ainsi un itinéraire permettant d’atteindre
les buts qu’il se propose, plutôt que de se donner pour but de
« vérifier " la conformité de son itinéraire par
rapport " quelque norme préétablie, et met en forme la
modélisation systémique d’un phénomène complexe.
En tentant d’interpréter les perceptions qu’il se construit
(ou qu’il modélise) du phénomène, il va lui donner
sens, le rendre intelligible, le comprendre projectivement, éclairer
les mécanismes qui interviennent pour le produire. Selon Jean-Louis
Le Moigne(Le Constructivisme, tome 1, Des fondements), cette
restauration du sens et du projet dans la recherche scientifique constitue
peut-être la contribution la plus importante de la pratique
systémique " l'épistémologie dans son ensemble. Elle
oriente aussi de façon déterminante les nouvelles approches.
La réflexion sur le fait ou l’objet musical ne peut ainsi en
aucun cas se permettre de gommer l’aspect anthropologique des situations,
qui restitue l’environnement complexe de l’oeuvre et de son cadre
de création. Cet aspect est fondamental même s’il est clair
que les oeuvres possèdent leur propre vie sociale : le commerce que
l’oeuvre musicale entretient avec le temps la rend en effet
éternellement réactualisable quand bien même
n’aurait-elle été écrite que pour une circonstance
unique. Ainsi, dans l’approche de l’objet musical conçue
comme une réalité anthropologique complexe se superposent
l'étude de l'environnement de l'oeuvre et son analyse interne. L'oeuvre
demande donc " être perçue " la fois comme un phénomène
social et un instrument d'investigation, de production d'une connaissance
du social.
Marc Signorile, Musique et société. Le modèle
d’Arles à l’époque de l’absolutisme
(1600-1789), Minkoff, 1993, préface de Jean Mongrédien,
321 pages, 10 illustrations (ISBN 2-8266-0910-6).
Marc Signorile, Marseille. Métamorphoses, premier volume,
décembre 1991, éditions Equinoxe,96 pages (ISBN 2-908
209-33-0).
Marc Signorile, Marseille. Métamorphoses, deuxième volume,
juin 1994, éditions Equinoxe, 98 pages (ISBN 2-84135-008-8).
Marc Signorile, articles in Die Musik in Geschichte und Gegenwart
; The New Grove Dictionary of Music and Musicians ; Dictionnaire
de la musique en France. XVII°-XVIII° siècles ;
Dictionnaire de la musique en France au XIX° siècle ; revues
scientifiques diverses ; directeur de la collection Manuscrits musicaux
des provinces françaises (ed. Minkoff).