Esprit de laboratoire et production musicale : de l’acte de créer à la recherche du sens.

par Marc Signorile

Communication présentée lors des 7° Rencontres MCX " Pragmatique et complexité ", dans le cadre du Programme Européen "Modélisation de la complexité" Aix-en-Provence,

17-18Juin 1999 .




Art interactif par excellence, la musique n'est pourtant pas une activité humaine qui va de soi. A quoi correspond le besoin de créer musicalement, et quel peut-être finalement le sens de la production musicale envisagée au travers de ses différents niveaux de lecture ?

Qu'il s'agisse de la posture objectiviste rencontrée au XVIIIe siècle ou de la connotation subjectiviste léguée par le XIX° siècle, les différentes postures explicatives n'éclairent le sens de l'objet musical que de façon relativement insatisfaisante.

Dans la mesure où la croyance dans le fait que les sons seraient le véhicule privilégié des sentiments ne repose sur aucun fondement rationnel, puisque le langage utilisé par le compositeur n’est jamais qu¹un système de signes conventionnels agencés de façon à être rapidement légitimés par les différents récepteurs, il est nécessaire d’opérer le cheminement inverse qui mène du sujet à l'objet produit pour retrouver son sens.

L’œuvre musicale, anthropologiquement contextualisée, apparaît alors informative non seulement sur son créateur mais aussi sur le milieu, et cette connaissance réactualise, si l’on peut dire, celle que l’objet a de lui-même.

La réflexion sur le sens du musical considéré comme une sorte d’interface entre la vie et le monde, devient alors susceptible de faire émerger de nouveaux modèles interprétatifs et rejoint le conjointement pragmatique/complexité où les moyens deviennent des fins qui ne cessent elles-mêmes d’être des moyens. Ce concept de non-finito est d’ailleurs au cœur des préoccupations de notre modernité créatrice.

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Le problème de l'indécidabilité du sens

Le principe déterministe (tout obéissant à des lois rigoureuses et amenant des situations reproductibles ad libitum) a longtemps présidé - dans les cercles académiques -, malgré sa caducité, aux réflexions sur la musique. Cependant, avec une technologie toujours plus présente dans le domaine artistique (qui concerne les moyens de duplication, de diffusion, et d'élaboration), le principe d'incertitude s’accroît, comme aussi l'indétermination ou l'indécidabilité du sens de l’œuvre. Ce phénomène s'amplifie considérablement si l'on prend en compte la notion d'interactivité de l’œuvre et du spectateur, interactivité qui existe jusque dans les situations de réception les plus passives.

Cette question du sens de l'¦uvre musicale s'intensifie au fur et à mesure que se diversifient les progrès de la technologie et qu'augmente la complexité des langages artistiques. Il y a donc tout lieu de s'interroger sur la structure des moyens d'expression du musical (le rapport entre le langage et la pensée, entre l’œuvre d'art et son sens, entre l'expression et l'exprimé), mais aussi sur celle (la structure) des moyens de communication et de réception. Il s'agit de poser la question de l'interactivité entre l’œuvre et le spectateur, et de tenter de cerner la posture du spectateur face à une œuvre qui en définitive est en perpétuelle gestation.

Les pratiques artistiques effectives, font en effet coexister la réalité du monde historique et social conjuguée aux mécanismes cognitifs les plus secrets et les plus délicats à appréhender. Ces pratiques possèdent donc une spécificité double qui, à la compréhension de la pratique stricto sensu d'une part, joignent d'autre part la capacité de cette pratique à transformer le monde social et historique.

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La relation linéaire entre les notions d'auteur, d’œuvre et de spectateur ou d'auditeur, qui correspond à un type de culture historiquement daté, n'est pas suffisante pour constituer un cadre explicatif et restituer un sens à l’œuvre. Ces trois notions (auteur, œuvre, spectateur ou auditeur) s'avèrent au contraire être en relations complexes et fluctuantes : dans un tel cadre, les frontières s'estompent.

Contrairement aux règles qui régissent la communication en général - où la signification préexiste en général à la transmission des messages et où cette signification doit être préservée le mieux possible tout au long du processus de transmission - le discours musical est contraint par sa nature même de cultiver une ambiguïté qui rend d'autant plus délicat le jeu du décodage, quand bien même les différents codes (prédéterminés) qui règlent les relations du signifiant et du signifié, et même les étapes successives du discours, restent potentiellement puissants. Dans le domaine du musical, la réalité du message n'est ainsi finalement qu'une réalité virtuelle et symbolique, qui paradoxalement peut s'avérer très informative sur le réel.

Par le passé, l'établissement de codes d'écriture, de lecture et d'interprétation, relevait d'un souci de reconnaissance et d'acceptation susceptibles de sceller le contrat qui garantit une certaine validité du sens. Or il est clair qu'une réflexion sur le musical ne peut se réduire au simple rapport signifiant/signifié dont la possession du code et l'intégrité du message assureraient la compréhension. La musique n'a en effet de sens que dans la mesure où elle est coproduite par le récepteur. L'émetteur n'est plus seul à énoncer du sens.

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Il ne faudrait cependant pas en conclure que le sens du musical est projeté sans ménagements d'un point à un autre de l'espace communicationnel. Au contraire, ce sens s'élabore au cours même de l'échange, par contact direct et immédiat entre l'émetteur et le récepteur. Plutôt que parler de communication (transmettre quelque chose à quelqu'un) entre un énonciateur et son destinataire, il y aurait donc lieu de parler de commutation (plus ou moins instantanée) puisque le récepteur devient émetteur, l'émetteur récepteur, le lien de l'ensemble n'étant autre qu'un "propos" flottant qui à son tour émet et reçoit.

Contrairement au langage qui procède par énonciation, transmission et réception, le sens du musical s'engendre donc plutôt par hybridation de l'auteur, de l’œuvre, du médium et du destinataire. Au régime de la communication se substitue alors celui de la commutation (qui implique à la fois communication et mutation du sens en fonction des récepteurs).
La signification naît alors de la fréquentation, mais aussi de l'exploration, du propos sonore.

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De la sémiologie à la sémiotique communicationnelle

L'analyse sémiologique, où l'on trouve à l’œuvre tout un ensemble de concepts associés de près ou de loin à la grande tradition de la linguistique structurale issue des théories de Ferdinand de Saussure, a longtemps été considérée comme le nec plus ultra pour appréhender un produit aussi signifiant que la musique, considérée comme un ensemble de systèmes de signes autonome.

Or il est risqué de supposer que le monde sonore se résume à un (ou des) système(s) autonome(s) de signes, régit par de pures dépendances internes. Même si le langage musical peut prendre illusoirement l'aspect d'un (ou de) système(s) formel(s) bien contrôlé(s) construits à partir d'un vocabulaire précis, il faut tout de même reconnaître que les œuvres les plus pertinentes du point de vue esthétique se situent en général au delà de ces normes, et que l'analyse des dépendances internes à l’œuvre (syntaxe et sémantique de l'organisation) ne suffit pas pour en éclairer le sens.
La théorie de Greimas est fortement redevable à cette tradition. La narratologie est une théorie de la structure d'un langage narratif, mais il est malgré tout hasardeux d'avancer que les mélodies musicales ont pour équivalent les phrases, que les tableaux sont des textes, etc. ne serait-ce que du point de vue de l'occupation espace/temps. On le voit la transférabilité des concepts de la linguistique vers d'autres domaines signifiants rencontre de nombreuses difficultés, et la musique en particulier possède des particularités sémiotiques qui lui sont propres.

La musique en tant que phénomène signifiant doit donc s'analyser au delà d'une perspective interne et structurale (id. position de linguistes, comme Martinet, Jacobson et plus récemment Halliday) et tenir compte des processus de communication entre les différents agents, en réactualisant des questions pragmatiques aussi classiques que le contexte ou l'énonciation. [Prieto (1974) Eco (1976) ]

Selon Eco, le véritable lieu de la sémiotique se trouve au sein des processus de communication qui mettent en place des systèmes de signification ou des codes. Ainsi tout acte de communication présupposerait un système autonome de significations, sans qu'il soit toutefois indispensable que le destinataire connaisse ce code.

La musique, comme d'ailleurs bien d'autres phénomènes artistiques, est désormais étudiée non seulement sous l'angle de sa génération interne et de son interprétation, c'est-à-dire d'un point de vue essentiellement syntaxique, mais aussi sous l'angle de sa production et de sa communication. L'agent communicationnel utilise les signes, établit avec eux une relation intime, et surtout leur confère une interprétation.
Autrement dit, sans agent interprète - de quelque nature que ce soit - la sémiose est impossible et avec elle la production et la reconnaissance de signes.

En faisant porter la question sémiotique non seulement sur les signes mais aussi sur le processus par lequel ils sont produits, utilisés et interprétés (Morris (1938) ne conçoit pas de sémiotique sans agent interprétant : " Pour l'interprète toute chose est un signe " ), on intègre celle-ci dans le cadre d'une théorie qui traite de tous les processus par lesquels des organismes vivants s'intègrent, s'adaptent et se situent dans leur environnement, c'est-à-dire une théorie cognitive.

La réflexion sur le musical doit donc tenir compte des opérations intimement associées au processus cognitif de l'interprète. Or les opérations cognitives de l'interprète étant a priori complexes, le sens de l’œuvre musicale passe ainsi par des systèmes individuels de compréhension, d'ajustement, de référence, d'être-à- l’œuvre, qui rendent toute stabilité du sens à peu près impossible. Il importe donc de prendre en compte l'agent qui accomplit des manipulations sur ces signes (dimension procédurale de la sémiotique) et leur assigne des fonctions de représentation (dimension cognitive).

Si les œuvres musicales sont susceptibles de donner aux symboles qui les composent une signification, les symboles ne se donnent jamais d'eux-mêmes cette signification. L'attribution du sens résulte d'une manœuvre externe à l'objet lui-même qu'elle soit de nature compositionnelle ou interprétative.

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Sémiotique et cognition

Les sciences cognitives sont ainsi devenues le lieu d'un travail d'explicitation et de formalisation des plus importants pour le soutien des hypothèses sur cet agent-interprète. La portée signifiante des signes n'est pas autonome. Le véritable changement que produit le paradigme cognitif est d'introduire dans la question sémiotique le modèle de l'agent cognitif et des conditions qui lui permettent de traiter ces signes. " Cognitive science is the study of the principles by which intelligent entities interact with their environments² "(F.Machlup et U. Mansfred, 1983, p. 75.). Un système musical opère sur son environnement autant à partir de règles créatives et adaptatives que de mécanismes purement réactionnels.

La capacité première de l'interprète est de pouvoir réagir à des informations, c'est-à-dire d'être en mesure d'interpréter des entités symboliques comme signifiant quelque chose d'autre. L'interprétation nécessite la mise en ¦uvre de conditions de réalisation complexes. Entrent en jeu les notions de motivation, de mémoire et d'émotion, mais aussi de raisonnement et de projection mises en jeu à partir des " représentations " symboliques disponibles.

Les raisons profondes qui font qu'un ¦uvre musicale peut être porteuse d'information restent cependant inexpliquées. Une approche pertinente de l'activité artistique, et plus précisemment ici de l'activité musicale, doit ainsi prendre en compte non seulement la structure, l'agencement du système de signes mis en jeu, le contexte dans lequel cet agencement a eu lieu, mais aussi les conditions d'existence de ceux qui les utilisent, puis également les modalités de réception. Pour expliciter davantage la nature de cet agent cognitif et son processus de sémiose, les modèles qu'utilisent les diverses sciences cognitives reprennent tous sous une forme ou sous une autre la thèse suivante : toute manipulation, production, reconnaissance de signes-signaux ou symboles exigera de l'agent cognitif qu'il possède les fonctions cognitives suivantes : a) perception ; b) représentation ; c) mémorisation ; d) transformation ; e) apprentissage et f) intervention dans l'environnement.

D'autre part, le problème du sens n'est pas corollaire de la complexification des formes et des langages musicaux. Le processus d'interprétation est intriqué à l'insertion constante de l’œuvre dans son environnement. Les procédés d'enregistrement - qui emmagasinent l'information selon des procédures complexes - permettent aujourd'hui de croiser chaque interprétation avec son existence dans le temps. Cette faculté de mémoire mécanique assure en quelque sorte la persistance de différents états de la représentation de l'information. On peut d'autre part considérer que la structure - qui reste dynamique - affecte les configurations, les fait exister, les modifie et les transforme.

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Pour saisir le sens d'une œuvre musicale ou d'une action musicale, il ne faut donc pas seulement tenter de cerner le signe décontextualisé mais bien le processus de sémiose lui-même, c'est-à-dire ce phénomène relationnel complexe par lequel des agents en situation de communication s'échangent "signes" ou "signaux", formant des entités complexes et structurés qui renvoient finalement à autre chose qu'à elles-mêmes.

Les signes musicaux n'offrent pas simplement une structure de dépendances internes, mais s'intégrent véritablement aux diverses fonctions cognitives des différents agents rencontrés lors du processus de communication (véritable processus sémiotique). En ce sens, une réflexion sur la composition et l'analyse des œuvres musicales (qui rappelons-le prétend généralement expliciter le sens des œuvres auxquelles elle s'applique) ne peut être indépendante d'une théorie de la perception, de la représentation, voire même de la mémorisation, de l'apprentissage et de l'action.

Marc Signorile