Philosophie de la couleur

La couleur : stimulation de l'organe ontologique, exploration et révélation de l'être

Patricia Signorile

 

 

Qu'est-ce que le monde perçu ? Lorsque Merleau-Ponty constate à propos de l'acte de peindre que celui-ci active et mobilise le doute qui habite déjà le regard naturel, c'est bien par le geste dans la création que s'échappe quelque chose de l'être pour s'offrir en témoignage au spectateur. Dans cette quête la couleur n'est donc pas quelque chose qui préexiste et qui se donne à voir. Le monde coloré, tel que le conçoivent les physiciens et les chimistes, ne contient pas la couleur mais seulement des contraintes fondamentales, des occasions d'agir et des récurrences stables nommées : couleur, forme, matière.

L'essence des choses ne préexiste pas aux choses, la connaissance des choses est le fruit de l'activité historique d'un système cognitif, qu'il s'agisse de l'activité de l'individu ou de l'espèce. Les choses qui paraissent les plus stables (les couleurs, les formes, ...) peuvent être considérées comme des phénomènes émergents.Ce sont les liens, les relations, les réseaux qui donnent du sens au monde.

 

I. Stimulation de l'organe ontologique

Depuis Galilée, les physiciens avaient admis que les idées que le sujet possède sont des qualités secondes. Celles-ci ne ressemblaient à rien de ce qui existe dans le monde matériel. Les sensations seraient donc relatives au sujet qui les perçoit et les couleurs varieraient selon que le sujet a la jaunisse, une déformation visuelle, ou qu'il porte des verres teintés. D'autre part, les choses n'auraient pas de couleur dans l'obscurité.

Valéry, à propos de la couleur, pousse la similitude entre celle-ci et la sensation, jusqu'à nommer les couleurs «sensations colorées». Durant cette expérience «l'observateur est pris dans une sphère qui ne brise jamais, où il y a des différences qui seront les mouvements et les objets, et dont la surface se conserve close, bien que toutes les portions s'en renouvellent et s'y déplacent. L'observateur n'est d'abord que la condition de cet espace fini : à chaque instant il est cet espace fini » (Paul Valéry) .

Le monde naturel ne consisterait-il qu'en une flottante fantasmagorie de couleurs, de sons, de goûts, d'odeurs, hors d'un esprit qui les pense ? Si la matière n'est que dans l'instant, et si le monde se compose de ce qui est perçu, de ce qui est imaginé, des abstractions, les qualités sont-elles propriétés des choses ? En effet, selon Valéry «la plupart des gens (…) voient par l'intellect bien plus que par les yeux. Au lieu d'espaces colorés, ils prennent connaissance de concepts. Une forme cubique, blanchâtre, en hauteur, et tracée de reflets de vitres est immédiatement une maison pour eux : la maison! Idée complexe, accord de qualités abstraites. S'ils se déplacent, le mouvement des files de fenêtres, la translation des surfaces qui défigure continûment leur sensation leur échappent - car le concept ne change pas. Ils perçoivent plutôt selon un lexique que d'après leur rétine, ils approchent si mal les objets» .

Le monde de la couleur s'exprime comme une philosophie, qui, pour être connue dans sa totalité, demande à être observée à partir de multiples points de vue. Comme l'a écrit Paul Klee, «la couleur est premièrement qualité, elle est ensuite densité (...), elle est enfin mesure, car elle a aussi ses limites, son contour, son étendue» . Dans les recherches sur la couleur, il est aisé de constater que de nombreuses élaborations scientifiques sont dues à des artistes. Un grand nombre d'incidences artistiques sont inhérentes aux découvertes scientifiques, ou bien attribuables au mérite de savants.

L'époque dans laquelle Valéry se trouve impliqué, a vu l'art de la couleur s'affirmer avec l'impressionnisme et le néo-impressionnisme, et s'unir aux nouveaux problèmes de l'espace et du mouvement. Si ses recherches sur la couleur, peuvent parfois faire penser à celles des impressionnistes, en aucun cas le résultat pictural ne semble le satisfaire. Valéry le caractérise d' «affaiblissement». Effectivement, «un certain impressionnisme ou simultanéisme n'est (...) que la traduction esthétique de (l') impuissance d'attention , qui coïncide (...) avec le système d'interruptions, de signaux, horaires, etc... dont la vie moderne est empoisonnée» . Les descriptions de paysages que Valéry donne parfois dans ses Cahiers (éditions du CNRS) font plutôt penser aux travaux des néo-impressionnistes qui utilisaient la division systématique du ton.

Valéry a mis en évidence la transformation du problème de la couleur qui, de la conception émotive et sensorielle encore dominante à la fin du siècle dernier et au début de notre siècle, passe au domaine cognitif. La couleur n'est pas ce moment de la lumière auquel invite le physicien qui la décompose et la détruit, mais le sens moteur du comportement humain: «il pourrait n'y avoir que deux couleurs , qui suffiraient (pour) les besoins moteurs ou pour les choix». Il s'agit plutôt d'une réponse physiologique à des stimulations physiques extérieures, objectives et objectuelles, puis d'une conception mentale, cérébrale, subjective de l'homme comme sujet actif qui interprète, projette et construit la réalité. Ainsi, il s'agit d'une vision relevant davantage de l'esprit et du choix sémantique que des yeux, et qui, de cette façon, fait du problème lumière , couleur le problème-base d'une nouvelle science visuelle : «ce qui est rouge pourrait être bleu».

A partir de ces constatations, on conçoit que la recherche artistique de la modernité s'accorde avec les nouvelles technologies. Elle est, de moins en moins physique et de plus en plus cognitive, cérébrale et basée sur la perception. D'ailleurs, parfois, il semble qu'elle l'anticipe et Valéry note dans l'un de ses Cahiers: «forme et couleur (sont) en échange dans la perception». Ainsi, il met en évidence les problèmes de la perception visuelle induits par les formes objectives externes, géométriques, physiques, d'où découle la vaste recherche de l'art que les historiens de l'art appellent tour à tour «art cinéthico-programmé», «op-art», «art de la gestalt».

 

II. Exploration et révélation de l'être

 

Si, avant le XVII° siècle, le système des couleurs participe, ainsi que tous les autres systèmes, à la définition, à la description et à la construction de l'unité du monde, il prend par la suite une certaine autonomie, développe sa propre logique et participe de façon dialectique au système du monde. Dans certains cas, on peut parler non pas de simples ressemblances, mais d'un aspect fongible des images. L'art, la science et les technologies d'une époque sont, à la fois, complémentaires et liés. Quelques aquarelles de Paul Klee représentent la vie vue au microscope. En d'autres termes, l'artiste moderne, à la recherche de nouveaux paysages, découvre l'univers de l'infiniment grand et de l'infiniment petit, et dilate sa propre imagination à l'intérieur de ces nouveaux espaces qu'il explore grâce aux appareils de la science. L'art n'est plus à la mesure de l'homme mais de son oeil hypertrophié. Dans la modernité, «la recherche du fait est passée des sciences dans les arts, et comme un fait l'emporte sur toutes théories dans les sciences - on a peu à peu, sous leur 'influence', pris le goût de le guetter dans l'esprit» écrit Valéry .

Alors que la peinture représentation visait la traduction des phénomènes, la peinture abstraite cherche à décrire des lois. C'est justement dans ce passage crucial que se manifeste la correspondance entre l'art et l'esprit d'une époque que Valéry qualifie d'« art de la lenteur (...) il n'y a peut-être plus rien à peindre. L'art moderne (est conçu) (…) en réactions courtes».

On assiste alors à la dissolution de la logique occidentale par la vision alchimique. L'alchimiste et l'artiste possèdent en effet la même ambition : faire pour connaître, connaître pour transformer démontrant, de la sorte, l'aspect cognitivo-moteur de la couleur. La chose et l'homme sont indissociables, « la rétine émet le complément de ce qu'elle a reçu » .

Cette philosophie de la couleur apparaît comme une réconciliation de l'homme et de son univers, par l'invention d'un nouvel ordre. Si le sentir, le toucher, et le voir se construisent au sein, non pas d'une conscience éthérée, mais dans le sensible lui-même, leur acte est contenu dans cette même puissance. Il ne peut qu'y avoir oscillations et correspondances réglées entre les deux. Bien qu'il y ait deux images rétiniennes, il n'y a pas deux visions. Il n'en existe qu'une seule, par laquelle le sujet construit un monde commun et unique, à l'aide d'un « certain regard qui rend toutes choses égales » .

Paul Klee écrivait que «l'oeil doit 'brouter' la surface, l'absorber partie après partie, et remettre celle-ci au cerveau qui emmagasine les impressions et les constitue en un tout» . Cet artiste, savait qu'entre les tâches de couleurs et les idées, «il y a du temps» et qu'on voit «tout le reste comme réponse (...). Réponse qui va se superposer aux tâches , demandes, et les absorber, les recouvrir, les englober enfin dans les actes» .

Dans l'acte perceptif, l'espace «donne» au regard de quoi construire conformément à sa nature de regard. En effet, par le déplacement et le «clignement des yeux», chaque élément n'existe que par son contraire. Les séries visuelles apparaissent et disparaissent, le contenant devient le contenu, la gauche se confond avec la droite, le va-et-vient des formes niant toute mesure. «L'oeil suit les chemins qui lui ont été ménagés dans l'oeuvre» écrit Valéry, jusqu'au vertige, afin que l'observateur «perde pied», ne se sente plus spectateur devant une oeuvre, mais plutôt participant immergé dans une atmosphère colorée, sans référence, sans milieu, sans horizon.

La sensation produite par la couleur, soit «le travail de l'oeil sur l'objet», attestent que les dimensions du proche, du lointain, et l'horizon forment un système. De leur rapport dans le champ total naît une vérité perceptive.

Si, comme l'écrit Merleau-Ponty, la Dioptrique de Descartes est « le bréviaire d'une pensée qui ne veut plus hanter le visible et décide de le reconstruire selon le modèle qu'elle s'en donne », s'il est vrai que cet essai « fut un échec » parce que « le modèle cartésien de la vision c'est le toucher », cette philosophie qui est à faire, à l'instant où la vision de l'artiste se fait geste démontre que la dynamique et la force en acte sont relatives non seulement à l'activité neurologique qui les a précédées, mais aussi, à la situation affective qui les accompagne. L'activité visuelle est analysée par Valéry, pour utiliser des termes modernes, en schèmes explorateurs et en schèmes analyseurs, et ce, aussi bien, dans l'organisation du champ visuel, soit la ou les relations entre les objets, que dans les formes conçues comme objets, par leurs contours, valeurs et couleurs.

Ainsi, «l'homme regarde (…) de ces formes sur quoi la main de l'oeil passe et qu'elle éprouve selon le rugueux, le poli (…). Que faire ? C'est à dire en quoi les changer ? dessiner , peindre , parcourir , faire abstraction , évaluer en mots ?».

De la polysémie des formes tracées et pensées qui apparaissent dans le temps et l'espace, des divergences et des décentrements possibles de leur lecture, peuvent émerger, par la posture du geste et du regard, des formes nouvelles, liées étroitement à la perception du tracé et à la réception du message que drainent les figures et non le figuré. Tout ornement est «un retard, un conducteur» qui fait basculer la perception du détail vers l'ensemble et vice-versa, la «réaction naturelle de nos sens en présence d'un espace nu, sur lequel ils tendent à mettre ce qui satisfait le mieux leur fonction de recevoir» .

Si l'oeuvre apparaît comme un événement continu, elle est aussi, et surtout, un ensemble d'opérations colorées. Merleau-Ponty constate que le peintre renoue avec «le corps opérant et actuel, celui qui n'est pas un morceau d'espace, un faisceau de fonctions, qui est un entrelacs de vision et de mouvement» le voir et le savoir (ou le comprendre) se répondent et se régénèrent l'un l'autre».

Entre le voyant et le visible coloré semble se produire un échange, une inversion de rôles. C'est pourquoi, comme l'a remarqué Merleau-Ponty, « tant de peintres ont dit que les choses les regardent, et André Marchand après Klee : dans une forêt, j'ai senti à plusieurs reprises que ce n'était pas moi qui regardais la forêt. J'ai senti certains jours que c'étaient les arbres qui me regardaient, qui me parlaient (…). Moi, j'étais là, écoutant (…). Je crois que le peintre doit être transpercé par l'univers et non vouloir le transpercer (…). J'attends d'être intérieurement submergé, enseveli. Je peins peut-être pour surgir » . Autrui, la chose et le monde sont au bout du regard, et je vois, mais, « voir &endash; c'est croire voir et produire une substitution ». La couleur initialise le processus de perception. Ainsi, la réalité est un système de couleurs transformés en signes.

 

Patricia Signorile