Nouvelle Eco-Géographie républicaine



Michel Roux, rouxmi@club-internet.fr




Dans son dernier dossier intitulé " La République est-elle en danger ? " Le Monde des Débats se fait l'écho d'un questionnement récurrent qui divise maintenant l'opinion française. En effet, il s'agit de donner un statut à de nouvelles problématiques comme la globalisation de l'économie, la construction européenne, la place des langues régionales, l'agitation dans les banlieues, qui pour certains remettent en cause le principe de souveraineté nationale et réactualisent la crise fondatrice de la République : invasion et dislocation.

Pour rendre compte des réponses des uns et des autres ce mensuel veut " prendre le recul de la philosophie politique et de l'histoire avec le débat entre Jean-Marc Ferry et Paul Thibaud. (...) Il donne la parole au linguiste Claude Hagège sur la place des langues régionales (...). " Il confie entre autres le dossier sur la culture Hip Hop à un réalisateur de documentaires Sylvain Desmille. L'économie, la sociologie, l'histoire, la philosophie, la linguistique et le cinéma sont convoqués pour apporter leur contribution à un dossier qui pourtant me semble inclure un fort coefficient de spatialité.
En effet à l'amont de ces différentes questions, et c'est peut-être pour cette raison qu'elles résonnent avec autant d'intensité dans l'opinion, se profile une autre interrogation qui renvoie au sentiment d'appartenance territorial. Par quel procès les individus s'identifient-ils à un espace ? Autrement dit quelle est la nature des rapports hommes/espaces.
Cette problématique reste en général sans réponse parce que l'espace n'est souvent pensé qu'en tant que toile de fond, support, cadre des événements ou alors comme surface de distribution des populations, des biens économiques, des langues, des lois ou des coutumes. Un sociologue comme P. Bourdieu interprète le goût pour le paysage comme une extériorisation, une projection sur l'espace physique de structures sociales intériorisées. Le rapport hommes/espaces n'est que trop rarement abordé sous l'angle plus personnel de ce que Gaston Bachelard appelle " la phénoménologie des valeurs d'intimité de l'espace ". La dimension " sentimentale " des relations hommes/espaces, ou mieux encore leur dimension existentielle, ne semble devoir concerner que le poète. Quand par extraordinaire elle prétend investir le champ du social et du politique, elle réveille de vieilles suspicions, et fait craindre le romantisme ou le retour des thématiques réactionnaires de la mystique des champs.
Or je voudrais suggérer qu'il n'est pas scientifiquement illégitime de penser qu'à côté de toutes les formes contemporaines de géographie (économique, sociale, politique, etc.) subsiste dans nos sociétés une " géographie existentielle et cordiale, [qui n'est pas qu'un] simple repérage de l'homme dans l'étendue, mais un ancrage transcendant de l'Etre dans le monde".
Cette géographie est celle qui prévaut dans les sociétés où la pensée mythique est vivante. L'expérience et/ou l'intuition spatiale assure la médiation entre l'être et toutes les catégories de l'univers : le monde divin, le monde naturel, le monde des hommes, le monde des morts. Le moindre geste quotidien, l'objet le plus ordinaire rappellent un épisode de la fondation du monde et font de son auteur ou de son possesseur un héros fondateur. Toute la diversité du monde, toutes les différences sont saisies en différences spatiales et métamorphosées par une pensée analogique en similitude, en une identité essentielle. Le monde est donné en son entier, dans sa finitude et tous les éléments qui le peuplent de l'ordre du naturel, du vivant, du divin ou du mortel constituent une grande chaîne de ressemblance qui rattache toutes les parties au tout et font de chaque partie le tout. L'homme procède du tout et est le tout, sa véritable identité est la communauté.
Il est évident que le développement de l'industrialisation et de la société de consommation a fait voler en éclat ce mode de représentation de l'espace. L'espace intime des êtres, l'espace vécu quotidiennement a été émietté pour être recomposé selon des standards, aires spécialisées et fonctionnelles, de l'usine à la cité résidentielle en passant par les centres commerciaux et de loisirs. Il n'est pas un espace réel ou métaphorique et ce, jusqu'au corps et au langage, qui ne soit détaché de l'être pour être assimilé à un bien codifié destiné au marché. Le propre de la modernité est d'avoir déterritorialisé les individus, c'est à dire d'avoir réduit leur espace multidimensionnel, celui du mythe ouvert sur toutes les catégories du monde, à un espace unidimensionnel, abstrait, hypercodé et déréalisé.
Il est probable qu'en France cette déterritorialisation a pris une ampleur toute particulière dans la mesure où elle s'est doublée d'une déterritorialisation administrative conduite avec zèle par les monarques absolutistes et les républicains par trop " jacobins ". L'aménagement du territoire a obéi à une logique géométrique, pure abstraction, répondant aux sollicitations d'un modèle hautement idéalisé, celui du cercle structuré par son centre, et dont l'étoile n'est qu'une autre manifestation. L'historien Eugen Weber montre dans La Fin des terroirs que cette entreprise n'a pu s'effectuer qu'à l'encontre des masses, attachées à leurs particularismes linguistiques, à leurs unités de poids et mesures, à leurs chemins, autrement dit à tout ce qui personnalisait le rapport au monde de l'individu au sein de sa communauté ; et pour ce faire, elle a requis dans certaines régions des méthodes analogues à celles employées lors de la colonisation.
Mais ce qui est remarquable, c'est que cette mutation de grande ampleur n'a pas empêché les individus de chercher à maintenir les conditions de leur rapport existentiel à l'espace. Si nous sommes peu à pouvoir le chanter comme Claude Nougaro, " Moi mon océan, c'est une Garonne, la grande personne dont je suis l'enfant ", nous sommes sans doute plus nombreux à le ressentir. Et les exemples ne manquent pas. Le succès des pratiques sportives, et plus particulièrement celles qui ressortissent à la catégorie des pratiques informationnelles écologisées - nautisme, surf, escalade, randonnées et raids de toutes sortes, etc. - montrent qu'ils sont de plus en plus nombreux ceux qui veulent recouvrir une certaine forme de souveraineté sur l'espace, sans pouvoirs, ni titres de propriétés. Car les lignes de force qu'ils tendent ne sont pas d'empire ou de géométrie, elles dessinent les contours d'une géographie intime qui par le jeu des métaphores, n'est rien d'autre que celle de leur être. Pas individualisme forcené dans tout cela, mais un principe d'individuation, de construction de soi au sein d'une communauté où tous partagent les mêmes idéaux. Car la caractéristique de ces pratiques, c'est de s'inscrire dans une épistémologie, qui reconnaît les liens mouvant entre épistémés, rites et mythes, qui abolit de facto les frontières et rétablit des liens entre l'âme et le monde, l'ontologie et la réalité, la raison et l'intuition, la nature et la culture, l'individu et la communauté, l'essentiel et l'inessentiel, les mots et les choses. S'il y a rupture spatiale, c'est pour retrouver les conditions spatiales d'une plus grande unité de l'être dans un groupe d'appartenance.
Et ce qui vaut pour ces sports en constant développement, vaut probablement pour ceux qui, sous des formes très éloignées, ont choisi de voter pour la liste " Chasse, pêche et traditions ". Il me paraît en effet réducteur de ne voir dans ce vote que la manifestation d'enragés archaïsants. Dans les villages, où cette liste s'est octroyé plus de 20% des suffrages, on peut entrevoir l'attachement à un mode d'existence rural au sein de terroirs menacés. Si cette attitude est mal admise quand elle paraît menacer l'ordre politique, il est symptomatique de voir qu'elle est mieux comprise quand les producteurs de Roquefort, bien ancrés dans leurs pays luttent contre la macdonaldisation : " De ce point de vue, l'action de José Bové et de tous les acteurs minuscules du renouveau rural trouve sa justification. La valorisation du terroir ne participe pas à une geste nostalgique ou à un refus de la modernité. Au contraire, elle porte l'ambition de constituer des " terres d'excellence ", compétitives, fortes de leurs avantages comparatifs. "
Les problèmes que connaissent les banlieues sont attribués exclusivement au chômage et aux difficultés d'intégration ; à aucun moment ils ne sont analysés comme des revendications spatiales, émanant d'individus déterritorialisés, astreints quotidiennement à la perversité du banal sur des espaces vidés de toute poésie, qui ne veulent plus se contenter de vagues promesses, mais qui ont pour projet de reconstituer immédiatement des terroirs, des espaces vécus au plein sens du terme, appropriés, portant la signature de leur existence (cf. les tags, les particularismes linguistiques, la musique, etc...).
Mon propos n'est pas de justifier ou de faire l'apologie des particularismes et des séparatismes mais d'avancer l'idée selon laquelle toute société, qui veut préserver son unité territoriale, se doit de veiller d'abord à ce que chacun de ses citoyens puisse trouver les conditions de sa géographie existentielle. On admet du reste parfaitement que la laïcité ne signifie pas la suppression du sacré et que la pensée unique n'a rien d'enrichissant.
Ce sont les séquelles déplorables du " cartésianisme " qui font encore s'opposer particularisme et universalisme, nature et culture, poésie et raison ; ce sont aussi les séquelles déplorables d'une pensée arborescente qui veut ordonner et unifier toute multitude sous l'autorité d'un chef, d'une cause, d'une origine, bref d'un principe directeur.
Les citoyens admettront d'autant plus facilement et durablement de converger vers un espace " universel " de première grandeur que ce dernier ne les privera pas de leur espace intime. Konrad Lorenz montre bien les rapports qui existent entre agressivité intraspécifique et territorialité. Il montre aussi que le recours à la seule " morale responsable " ne saurait suffire pour endiguer l'agressivité ; et à cet égard, il fait état des vertus de certaines pratiques spatiales.
Il serait donc absurde de prétendre faire converger des individus vers un idéal abstrait au nom d'une " culture " survalorisée par ses idéaux universels, qui ne prendrait pas en compte leur " nature " et de soigner les déviants à coup de prescriptions civiques et/ou en édictant de nouvelles normes. Je serais plus rassuré si le débat sur les " problèmes d'actualité " qui, dans un monde complexe, impliquent souvent des problématiques spatiales, sollicitaient aussi l'étho-anthropologue, le géographe, le poète et l'artiste peintre.
Mais en France, cette attitude ne semble pas de mise. La machine abstraite de surcodage réglemente et standardise l'espace, sans se rendre compte qu'elle pousse les individus " à la faute " sur des lignes de fuite, processus qui justifie en retour une nouvelle standardisation. L'évolution des pratiques de montagne en donne un bon exemple. En effet, la montagne, comme la mer du reste, fascine et attire en tant qu'espace existentiel par excellence ; les accidents augmentent donc, entraînant progressivement une réglementation qui la transforme en stade comme le déplore l'alpiniste P. Chapoutot : " Les gens se sont aperçus que la montagne est le dernier espace " hors la loi ", une sorte de territoire de non droit. C'est insupportable à un certain nombre de gens, peut-être pour des raisons légitimes. Certains refusent que tous les membres d'une même société ne soient pas soumis au même droit. (...) Si la montagne devenait un stade, nous n'aurions plus de problèmes. C'est là que réside le risque de la compétition. La compétition légitime cette idée que la montagne pourrait être un stade. C'est pour cela que je suis contre la sportivation et contre le marché. Si la montagne devient une marchandise, elle doit obéir aux lois du marché, et si l'alpinisme devient un sport, il est normal qu'il soit encadré par des règles ... et exit la liberté. "
La démarche mise en œuvre vaut pour tous les problèmes concernant l'espace. Elle lie étroitement le marché, la géométrie et la loi et conduit à la clôture systématique des espaces réduisant leur potentiel existentiel au nom d'un intérêt supérieur de plus en plus abstrait.
Le monde, l'Europe, l'Etat-Nation, la République, la région, la commune, le quartier, ne sont pas des idéaux en soi ; d'une manière générale, aucune forme de convergence n'est porteuse de valeurs en soi, supérieures aux formes dispersées (à y regarder de plus près, nous serions même en droit, parfois pour ne pas dire souvent, d'être méfiants). Je ne vois pas non plus pourquoi une entité spatiale devrait se pérenniser au nom d'une quelconque continuité historique, fidélité irréfléchie à un passé sacralisé.
Les organisations territoriales ne peuvent exister qu'en tant que projets finalisés, pensés dans leur environnement actif, et engagés dans un processus de transformation, à la suite d'un débat démocratique permanent. Ils impliquent l'adhésion volontaire des citoyens et doivent combiner de ce fait leurs différents espaces d'appartenance. Il n'y a donc aucune raison de séparer et d'opposer l'intime, le local, le régional, le national et le mondial : ces échelons sont complémentaires même s'ils peuvent être concurrents, voire même antagonistes à certains moments.
Il y a sans doute une certaine difficulté à penser cette complexité qui tient peut-être à nos paradigmes spatiaux. Comme je l'ai déjà mentionné, les Français sont habités par le paradigme des mondes clos. Le territoire n'est pensé que comme un emboîtement de surfaces isotropes, structurées par un centre et délimitées par des frontières. Ce regard apporte une certaine confusion au débat. Ainsi la mondialisation est-elle souvent confondue avec une invasion du monde nord-américain - son économie et sa culture - qui justifie une mobilisation nationale (la défense de l'exception française). Cette spatialisation et cette nationalisation d'une problématique, qui ressortit d'abord à un mode de production, n'a pas grand sens. L'agriculture capitaliste américaine a d'abord tué ses paysans comme l'a fait sa consœur française avant de menacer le reste du monde ; les McDonald ne présentent pas de différences de structures notoires avec la grande distribution française dont les prouesses et le zèle restent inégalés. Je ne sache pas que le jazz ait fait beaucoup de concession à l'économie de marché ; si une musique s'est constamment transformée pour éviter toute banalisation marchande, c'est bien celle-là. Que chacun réfléchisse à ce qu'il doit à la musique, au cinéma, à la littérature étrangère, surtout s'il est farouche défenseur de la francophonie.
Nos espaces ne s'apparentent donc pas à des surfaces continues, mais davantage, à l'instar de ceux aborigènes, à des pistes qui sillonnent en tous sens, se croisent et se séparent, à des lignes tressées, à des épissures qui lient des contraires. Les organisations territoriales doivent prendre en compte cette complexité et avant d'édifier des frontières administratives, politiques, économiques ou culturelles s'interroger sur ce qu'elles vont dissocier. Le Rhin fut d'abord le berceau d'une civilisation pour des peuples qui échangeaient et vivaient " sur " cet axe, avant que les nationalismes n'en fassent une frontière ; au nom de quel idéal, de quel projet ? Ce qui ne veut pas dire qu'à certains moments des frontières ne soient pas nécessaires, mais que, par contre, elles n'ont pas de vertus en soi. Un réseau d'alliances souples, une tresse, une épissure peuvent s'avérer plus " Une et Indivisible " qu'une aire murée qui amputerait les " lignes de vie " de ses habitants.
Les décisions en matière d'espace doivent s'affranchir de la tutelle par trop exclusive du marché, de la loi et de la géométrie, des continuités historiques posées comme des postulats et tenir compte des paradigmes qui participent " inconsciemment " à leur élaboration. Ce qui met en danger la République, ce sont moins les " menaces extérieures et intérieures " qu'une certaine posture épistémique, qui veut nous les présenter comme des réalités dotées d'une essence propre, alors qu'elles ne sont que les produits d'un discours fondé sur le réductionnisme, sur la croyance en des enchaînements de causes simples, un discours producteur de couples antagonistes : l'élémentaire contre le global, l'intime contre le mondial, le particularisme contre l'universalisme, l'ordre contre le désordre, etc. " On a toujours cherché des explications quand c'était des représentations qu'on pouvait seulement essayer d'inventer ", nous dit Paul Valéry dans ses Cahiers ; aussi, est-il prioritaire de changer d'épistémologie et d'élargir le débat. A cet égard, il ne serait peut-être pas trop demander, notamment aux médias, d'accepter de l'enrichir d'une réflexion " ouverte ", transdisciplinaire sur ces notions aux contours encore trop flous que sont l'enracinement, l'ancrage, l'espace d'appartenance, etc., indispensables pour penser les conditions harmonieuses et durables de l'habitabilité des territoires.
Michel Roux, rouxmi@club-internet.fr