Document
repris sur les pages de l'Atelier-Forum MCX 30
MSFB.
(Modélisation
Systémique des Fonctions Biologiques). Cette
étude de Magali
Roux-Rouquié a été présentée à
la 3° Conférence d'Epistémologie et de Philosophie (Platon,
Camoes, Shakespeare Edgar Morin) de Viseu, Portugal. Avril 2002. Le Programme
MCX remercie les organisateurs de la Conférence qui nous autorisent
à publier ce texte sur le site MCX-APC, dans le cadre de
l'Atelier-Forum MCX 30
MSFB.
Par Magali Roux
Rouquié
D.R. CNRS, Institut
Pasteur Paris (BS-MI)
En traitant du concept de « vie », mon but nest pas de réaliser un exposé sur lépistémologie de la biologie en retraçant les différentes écoles qui se sont succédées ainsi que leur conception du vivant jusquà présenter celle particulière dEdgar Morin. Dans ce cas, il eut fallu évoquer le finalisme aristotélicien qui faisait correspondre à tout être une « cause finale », puis la conception mécaniste qui lui a succédée et qui traitait le développement des êtres vivants par des rapports de causalité mécanique, puis lévolutionnisme et le transformisme qui introduisaient les notions de temps et d'histoire dans l'étude des êtres vivants et enfin le vitalisme bergsonien opposé au positivisme scientiste contemporain qui réduit la biologie aux lois de la chimie et la chimie aux lois de la physique. Ainsi, de Charybde en Scylla, ballottés décueils en écueils par les flots du savoir, épargnés provisoirement par une moriniene Héra, en serions nous arrivé à une conception du vivant, entendue complexe et explicative dans ses antagonismes de vie et de mort. Mais il mest apparu quil y avait mieux à faire en forgeant sur le concept de « vie » les outils d'un bien penser.
Cet idéal du bien penser se déploie en deux grandes familles idéologiques dans la pensée occidentale depuis 25 siècle, celle du « Noumène », qui s'attache à penser « la chose en soi », indépendamment du sujet et par là potentiellement universelle, et celle du « Phénomène » qui s'attache à penser l'expérience de la perception de la chose par le sujet .
La première privilégie l'objet en l'isolant et en le décomposant afin de le décrire selon lordre formalisé de la logique classique, cest-à-dire binaire qui ne connaît que deux valeurs de vérité : le vrai et le faux. La seconde est attentive au devenir et ouvre la voie à un élargissement de la rationalité traditionnelle par un assouplissement de la logique binaire au contingent.
Plusieurs siècles avant J. C., Héraclite est celui qui révèle la conjonction des contraires, la vie qui passe dans la mort, la vie et la mort qui sont lexpression du devenir compris comme lopposition de lêtre et du non-être : « nous sommes et nous ne sommes pas ». Mais cette conjonction des contraires quEdgar Morin va insérer dans la pensée contemporaine, est exclue de la connaissance du monde matériel par lidéal de logique classique qui ne retient comme monde réel que des déterminations physiques et formellement mathématisables Alors, il n'est pas étonnant quau terme de ces déterminations, la biologie retrouve le présupposé de départ, à savoir lélimination de toute subjectivité, lélimination du sujet , cest-à-dire lélimination de la vie ; « on ninterroge plus la vie dans les laboratoires » disait Jacques Monod .
Comment ce constat ?
Par une lente atomisation du vivant, jusquau gène-objet.
Une lente atomisation du vivant :
le
gène-objet.
Lhistoire commence au milieu du 17e , lesprit se réveille et se libère tout à la fois dAristote et de la Bible. Désormais, on combat la vieille scolastique mais aussi le naturalisme de la Renaissance qui fait de la nature une « boîte à miracles ». La biologie ne porte pas son nom, Lamarck le lui donnera quen 1802 mais déjà elle prétend construire ses objets.
La première grande date est 1668, Francesco Redi assène le premier coup contre la théorie de la génération spontanée. A cette époque on admettait la génération spontanée, préjugé séculaire respectable autant par son ancienneté que les illustres personnages qui sétaient prononcé en sa faveur : Aristote, Galien, Pline. Conforté par lobservation quotidienne de la pourriture, Francesco Redi recours à lexpérience dans une époque encline à préjuger les faits au lieu de les interroger. Il dispose de la viande dans des flacons fermés et compare le résultat à celui de flacons maintenus ouverts, cette expérience a une portée considérable puisquelle est à lorigine de la conception de la continuité vitale (la vie est produite par la vie).
Un autre fait saillant , Antoine van Leeuwenhoek utilisant des lentilles découvrent les globules du sang (1673), les infusoires (1675) et les bactéries (1683) et en 1677 le spermatozoïde est vu, reconnu et décrit.
Sur ces bases émerge la théorie du préformatisme germinal : il ny a plus génération spontanée mais agrandissement, une dilatation du germe. Avec la découverte du sperme, Leeuwenhoek décrit ces animalcules comme les véritables germes animaux et Descartes imagine la formation du ftus par la fermentation dun fluide. Pendant un siècle, les partisan du germe maternel (ovistes) et les partisan du germe paternel (animalculistes) débattent sans expliquer lorigine des germes préformés. On était partisan de la dissémination (extérieur) ou de lemboîtement (le premier homme ou la première femme contenant toute sa postérité). Dans les deux cas, on assiste à la préfiguration du concept de gène.
Avec Charles Bonnet (né en 1720 à Genève), après avoir penché pour lhypothèse de la dissémination, cest celle de demboîtement qui prévaut, hypothèse qui « accable limagination sans épouvanter la raison » ; la génération résulte de laccroissement dun germe préexistant qui contient toute la structure de lêtre futur. Ce germe est le fond primordial, latome organisé, composé des parties essentielles, élémentaires et originelles de lanimal qui seront distendues par lapport alimentaire. Bonnet, analysant soigneusement lidée de germe a lintuition forte de thèses génétiques et les arguments quils adressent contre lépigénèse sont pertinents, il combat la notion de « moules intérieurs » de Buffon , il nie quune « glue » qui paraît sorganiser, ne soit déjà organisée. Sans doute, le préformatisme postulait un miracle originel mais il dispensait de faire appel chaque fois à un nouveau miracle nécessaire à la génération spontanée. Ainsi Bonnet a su approcher parfois la conception moléculaire de germe.
Dans le même temps, Caspar-Frédéric Wolff (né à Berlin en 1733), conduit par ses opinions théoriques qui excluaient toutes idées de préformatisme, entreprenait des études sur le poulet et observait que les structures des organes présent dans lembryon nexistait pas dans la transparence de luf. Ces observations conduisaient à rompre définitivement avec le préformatisme, cest-à-dire lexistence dun animal conçu en miniature dans luf. Il pressentait limportance du « devenir » mais son intuition se heurtait à la pensée dominante de lépoque de sorte quil dut faire appel à une « force essentielle », à une épigénèse vitaliste ou métaphysique pour interpréter ses observations. Dans cette quête à lobjectivation, ce nest que plus tard avec la théorie cellulaire et la théorie chromosomique que les intuitions de Wolff et de Bonnet seront démontrées.
Au problème de la génération spontanée se rattachait directement celui de lorigine des espèces. Carl Linné (né en Suède en 1707) était un classificateur, on lui doit lintroduction de la nomenclature binaire (1753) double nom : un substantif pour désigner le « genre » et un adjectif (substantif employé adjectivement) pour désigner lespèce. Cette classification (Canis : familiaris, lupus, etc.) rappelle comme dans les familles, la référence au nom patronymique et suggèrerait une origine commune, ce que Linné refusa de prendre en compte.
Buffon naquit la même année (1707) à Montbard en Bourgogne. La philosophie biologique de Buffon, par son naturisme mécaniste, se rattache à lesprit des encyclopédistes : les phénomènes de la vie sont la résultante de forces relativement simples, telles que attraction et chaleur. On lui doit, avec son « Histoire de lHomme », la première anthropologie positive. Buffon se rapproche de lidée de sélection naturelle de Darwin, en dénonçant les ratages de la nature et labsence de détermination par des causes finales. La Nature de Buffon témoigne dune unité remarquable, il y a de la ressemblance sous la dissemblance : la Nature descend par degré et par nuance imperceptible. Conception dynamique de la nature, il y a là tous les ingrédients pour constituer une théorie transformiste. Dès le premier volume de son « Histoire des Quadrupèdes », Buffon pose le problème de lorigine des espèces en constatant les analogies entre lâne et le cheval et se demande si les deux dérivent de la même famille (comme les a rangé Linné, dans le genre « equus ») ou bien sils ont toujours été des animaux distincts. Cette question est dune portée très générale car si on admet que deux espèces peuvent dériver lune de lautre, de proche en proche, ce phénomène pourrait être étendu à toutes les espèces jusquà ne concevoir quune seule origine. Buffon a très bien vu le point car il écrit : « Les naturalistes qui établissent légèrement des familles dans les animaux et les végétaux ne paraissent pas avoir assez senti toutes létendue de ces conséquences car sil était prouvé quon put établir ces familles avec raison , il y eut je ne dis pas plusieurs espèces mais une seule. Pour sa part, Buffon repousse formellement une telle hypothèse, sans doute sous le coup de ses démêlés avec les théologiens mais aussi pour combattre les nomenclatures de Linné quil juge métaphysiques et abstraites ; cest en sopposant à Linné quil écrit : « La Nature na jamais rangé ses ouvrages par tas, ni les êtres par genre ; elle doit représentée par unités et non par agrégats, chaque espèces doit avoir une place isolée et doit avoir son portait à part. Néanmoins, en esprit positif, il constate que ces espèces ne se reproduisent pas entre elles, et cest là selon lui le critère qui doit primer, la notion de genre étant laptitude au mélange. Néanmoins, il en viendra progressivement à accepter lidée de genre, cest-à-dire de souche commune pour les espèces les moins nobles, cest-à-dire celles dégénérées dune espèces restées stables et invariables, lhomme étant lespèce la plus noble. Pour en rester à un transformisme limité ; sil accepte lidée de mutation, elle est associée à celle de dégénérescence, dégradation et rien dune filiation du simple vers le complexe. Pour voir apparaître la grande idée de lengendrement du complexe par le simple, du supérieur par linférieur, il faudra attendre jusquà Lamarck.
Né en 1744 dans une bourgade de la Somme, Lamarck est soutenu par Buffon qui y voit un allié contre Linné, est nommé professeur au Muséum dHistoire naturelle en 1791. On lui doit la première théorie positive de lévolution des êtres vivants (La Philosophie zoologique, ). Pour Lamarck, les êtres vivants nont pas été créés tels quils sont, ils ne sont pas fixés dans leurs formes, ils se transforment ; la nature a produit par génération spontané les plus simples et les plus primitifs et elle a produit successivement tous les autres pour finir avec les plus compliqués, les mammifères.
Lamarck a expliqué lévolution des espèces par leffet de lenvironnement et la transmission héréditaire de ces variations épigénétiques. La conception transformiste de Lamarck prend son origine dans la notion despèce, il est le premier a avoir osé croire à la parenté de lhomme et de lanimal. Mais sa « Philosophie zoologique » neut aucun succès, les esprits nétaient pas préparé à recevoir la grande idée qui, refusée en 1809, renaîtra un demi-siècle plus tard pour triompher définitivement.
Avant Darwin, la contribution dEtienne Geoffroy Saint-Hilaire à lunité dorganisation du vivant, conduisait presque invinciblement à faire de celui-ci une vaste famille naturelle. Il sopposa violemment à Cuvier lorsquil prétendit étendre jusquau mollusques sa doctrine de lunité dorganisation faisant état danalogies franchement illusoires ; inversement, lentêtement de Cuvier valut de rudes critiques à sa mémoire. La publication en 1859 de « Lorigine des espèces » par Charles Darwin marqua une date non seulement dans lhistoire de la biologie mais dans lhistoire de la pensée humaine. Ce qui marqua le destin de Darwin, cest le voyage de 5 ans effectué autour du monde à lâge 22 ans et dont il rapportera tous les éléments qui serviront dappui à ses recherches et ses réflexions.
Les deux propositions majeures de la théorie de lévolution portent sur lénoncé que :
tous les êtres vivants descendent des même ancêtres primitifs et toutes les espèces vivantes sont dérivées par sélection naturelle des meilleurs.
Alors que pour Lamarck lévolution était déclenchée par la nécessité de sadapter ; pour Darwin, seul le hasard était moteur de lévolution ; la contingence étant indissociable de la nécessite : un événement sétant produit (contingence), seuls les plus aptes demeurent (nécessité).
Darwin a mis plus de vingt ans à composer « lOrigine des espèces ». Par cet ouvrage, le transformisme entrait définitivement dans le patrimoine intellectuel de lhumanité. Il nallait pas tarder à acquérir le rang de véritable certitude.
Parallèlement, se développait la « théorie cellulaire ». Aujourdhui, il est clairement établi que la cellule constitue lunité vitale, lélément fondamental de toute vie ; toutes les cellules dun même organisme dérivent par division successive dune cellule unique qui résulte de la fusion de deux cellules, lovule de la mère et le spermatozoïde du père. Le fait que la cellule constitue la base de lorganisation vitale fut compris vers 1839 quand Scleiden et Schawann fondèrent la théorie cellulaire. Dans leur fameux mémoire, ils exposent les idées devenues depuis classiques sur lunité structurale du règne du vivant. Les répercussions de la théorie cellulaire furent immenses dans tous les domaines, substituant un seul élément constitutif, la cellule, au vingt-et-un matériaux qui, selon Bichat, constituaient le vivant. La théorie cellulaire devait, dès lors, permettre dinterpréter les processus de développement embryonnaire et den finir définitivement avec lhypothèse du préformatisme .
Malgré le succès de la théorie cellulaire, il restait cependant encore beaucoup à faire pour pénétrer les mécanismes intimes de lhérédité.
Mendel naquit en 1822, la même année que Pasteur. Dans le monastère de Brünn où il passa la majorité de sa vie, il conduisit des recherches qui lamenèrent à dégager les lois générales de lhybridation. Il publia en 1865 un mémoire présenté à la société dhistoire naturelle de Brunn qui établit deux lois :
la disjonction des caractères dans les cellules germinales de lhybride ,
la loi de lindépendance des caractères.
On connaît les expériences : Mendel croise des pois de race « grande taille » avec des pois de race « petite taille », les hybride sont tous de grande taille, ce que Mendel interprète par lexistence dun caractère dominant. En laissant faire au hasard, la génération suivante présente un tiers de petite taille ; Mendel explique ces observations par la propriété de disjonction. Croisant entre elles des variétés portant deux caractères différents, Mendel montre que ces caractères ségrègent indépendamment. En déduisant lexistence déléments séparables porteurs de caractères héréditaires, Mendel suggère la notion fondamentale de la discontinuité du patrimoine génétique, réalisant ainsi une avancée majeure dans le sens dune objectivation du vivant. Par ces résultats, Mendel fragmente, morcelle, démonte le phénomène de lhérédité. Il introduit le point de vue particulaire, atomique. Au lieu de penser race ou individu, il pense caractère. Ce résulta que certains classent, pour son importance historique, au niveau de louvrage de Schwann sur « La théorie cellulaire » ou de Darwin sur « Lorigine des espèces », est demeuré tout à fait ignoré de ses contemporains.
En 1900, De Vries, Correns et Tschermak, redécouvrent séparément les lois de Mendel. A partir de cette date, létude de lhérédité est devenue extrêmement active . Cest à Thomas-Hunt Morgan que revient le mérite davoir montré la localisations des unités mendéliennes sur les chromosomes. En 1909, le biologiste danois Wilhem Johannsen introduit la notion de gène. Pour un même caractère mendélien, la multiplicité des allèles incite à supposer lexistence de plusieurs sites sur un même gène voire, la localisation dun caractère sur plusieurs chromosomes, doù lhypothèse quun caractère mendélien peut être expliqué par plusieurs gènes. En 1933, la découverte des chromosomes géants de la drosophile, permet à Morgan de formuler sa « Théorie de lhérédité ».
En lespace de quelques vingt ans se constitue un chapitre tout nouveau et lessor du groupe de Morgan est celui de la génétique qui va dominer toute la biologie du XXe siècle. Vers la fin des années 20, le débat se concentre sur la question de savoir sil existe une substance cellulaire, support des gènes, support de linformation héréditaire. Différentes disciplines vont se mobiliser pour tenter de répondre à cette question.
A côté des généticiens, le biochimiste Oswald Avery (après Miescher qui développe en 1869 le concept de nucléine et Richard Altmann qui développe en 1889 celui d'acide nucléique), établit en 1944 la structure chimique des acides nucléiques. En 1953, James Watson et Francis Crick livrent le modèle de la molécule dADN en interprétant trois données demeurées jusqualors limitantes : la largeur de l'hélice, la distance entre les plateau de paire de base, le pas de l'hélice.
Dès lors émerge une nouvelle conception de la biologie, la biologie moléculaire, dont le terme est trouvé par Waren Weaver. La biologie moléculaire sintéresse à la synthèse des protéines et des acides nucléiques, prise dans un sens plus large, elle désignera aussi lélucidation des phénomènes biologiques au niveau moléculaire. De cette extension sémantique résulteront bien des ambiguïtés ultérieures, avec lutilisation de la notion de programme et ce quelle implique de détermination. La biologie moléculaire crée une nouvelle façon de penser le gène qui, de « point sur une ligne » à lépoque de Morgan, devient un univers dans lunivers. Après la résolution de la structure de l'ADN en 1953, après le séquençage des premières protéines entre 1949 et 1955, le problème de la correspondance entre ces deux mondes se trouve posé. La première mention de la notion de code, concept absent de la biochimie, est faite par Erwin Schrödinger en 1944 dans « What is Life ? »
It has been asked how
this tiny speck of material, the nucleus of fertilized egg, could contain
an elaborate code-script involving all the future development of the
organism
to embody a complicated system of
« determinations » within a small spatial
boundary Indeed, the number
of atoms in such a structure need not to be very large to produce an almost
unlimited number of possible arrangements.
Cest en 1966, au Cold Spring Harbor Symposium que fut célébrée la résolution complète du code génétique. La découverte du code génétique a suscité les tentatives les plus offensives pour appliquer la théorie de linformation à la biologie ; toutefois, en dehors de fournir des métaphores explicative, la théorie de linformation neut pas un grand impact sur les découvertes en biologie moléculaire.
Cependant, limpact de ces métaphores marque encore la pratique de la biologie. En particulier, la métaphore de programme génétique fondée sur l'ambiguïté sémantique d'une déclaration du type : « les gènes déterminent quels types de protéines seront fabriquées par les cellules », se réfère uniquement au code génétique (c'est-à-dire à la relation entre la séquence des bases de l'ADN et la séquence de son produit protéique). Toutefois, celle-ci laisse faussement à penser le génome comme une série d'instructions (un programme) réglant l'organisation (moléculaire, cellulaire, tissulaire, comportementale ) des systèmes vivants. Elle est dailleurs souvent présentée pour justifier lisolement systématique des gènes. D'autres métaphores comme celle de « livre de la vie » pour le génome, de « mots » pour les gènes, etc. ont pu suggérer que la seule connaissance de la séquence du génome (c'est-à-dire l'enchaînement des bases A, T, G, C) fournirait un accès rapide à l'intelligibilité du vivant. En fait, le programme de séquençage des génomes démarré en 1990 constitue la phase paroxystique de cette objectivation de la biologie conduisant par certains côtés à une sacralisation de la notion de gène avec pour conséquences les débats que lon connaît sur leur brevetabilité, sur les aspects associés à un renouveau eugénique, etc. Un premier brouillon du génome humain a été délivrée en 2001 et la version finale est prévue pour 2003. De nombreux génomes sont totalement connus (génomes bactériens et divers métazoaires) et cependant tout reste à faire pour accéder à la compréhension du vivant, pour ce qui concerne son fonctionnement.
En effet, cette lente évolution de la biologie qui vient dêtre rappelée, a accompli lobjectivation du vivant dont les composants sont désormais connus ou potentiellement connaissables. Mais le plus difficile reste à faire, cest-à-dire, comprendre le fonctionnement du vivant, simuler ses comportements normaux, prédire et traiter ses comportements pathologiques. Ceci constituent des enjeux majeurs pour la biologie du XXIe siècle. De nouvelles conceptions sont à rechercher pour rendre compte de la complexité fonctionnelle des systèmes vivants ; le gène y perd sa place centrale.
Intermezzo
Si la vie se trouve éliminée par une objectivation de la biologie,
où la trouverons-nous ? Serait-ce dans le monde? Ou à l'interface
du Bios et de l'Anthropo-Socio-Cosmos ?
Fulgurance de lindividualité biologique :
le quantum de vie.
Dans le monde, il est vrai, nous voyons des êtres vivants, des corps
vivants, mais jamais la vie. Ce caractère d'être vivant est
inhérent à la notion dorganismes , c'est ce caractère
vivant, c'est cette signification d'être vivant que nous
appréhendons, percevons, jamais la vie car la vie n'appartient pas
à l'ordre de ce qui est, ni même à ce qui paraît,
mais au paraître lui-même ; elle n'appartient pas à
l'ordre des FAITS, mais à celui des FAIRE
Avec pour père spirituel Héraclite, Edgar Morin dégage une conception du vivant centrée sur un processus permanent déchanges et de transformation et lorsquil reconnaît une parcelle de vie, une particule de vie, il la décrit dans ce tourbillon. Par analogie avec le concept de quantum d'énergie de Planck, il désigne lindividualité biologique par quantum de vie.
Edgar Morin renverse les perspectives et nous apprend à raisonner dans le changement, la fuite, la récursivité, ce qui revient à passer dun paradigme objet à un paradigme action en dégageant les concepts et les fondements qui vont conduire, guider, sous-tendre ces nouvelles représentations, dynamiques et fonctionnelles, du vivant.
La pensée dEdgar Morin s'exerce en se pensant système. Ceci correspond à une autre logique de penser qui lie au lieu de mutiler, qui intègre au lieu de dissocier, qui actionne au lieu de figer, qui vit. Elle se développe dans un référentiel systémique dont on rappellera les préceptes fondateurs.
A la racine de la complexité : la notion de « système »
Pour Edgar Morin, « les objets font place aux systèmes », cest-à-dire que la représentation statique, en isolation, indépendamment de son environnement dune entité quelconque est infondée.
De nombreuses tentatives ont approché la définition du concept de « système », jusquà la « Théorie générale des systèmes » Bertalanffy qui, traitant de systèmes, omet den établir les fondements. On doit à Edgar Morin davoir dégagé la notion de système en la déployant par celle d organisation, concept pivot qui lie les relations entre les composants à la totalité. Par sa récursivité, lidée dorganisation est simultanément constitutive des relations et du système. Les propriétés démergence, de contraintes , de (ré)activité permettent dinférer lintelligibilité du concept dorganisation.
Une formulation paradoxale de lémergence la définit comme la propriété du système a être plus que la somme de ses parties, en insistant sur son statut de qualité nouvelle qui lui confère la propriété dévénement. Comme lobserve Edgar Morin « elle surgit de façon discontinue une fois le système constitué ». La vie elle même est propriété émergente. Autre propriété définitoire des systèmes, la notion de contrainte désigne les lois qui sappliquent par la subordination des parties au tout; cette propriété est essentielle pour comprendre et rendre compte de la structure dun système. La troisième notion essentielle est celle de (ré)activité des systèmes, cest-à-dire leur capacité à adapter leur organisation, la notion de (ré)activité est spécifique aux systèmes ouverts, les systèmes vivants, et est liée à celle dévénement.
On constate que pour définir la notion de système, on doit faire référence à plusieurs concepts articulés entre eux. Pour citer Edgar Morin : « le système est donc conçu comme le concept complexe de base, cest le concept complexe le plus simple ». Cette assertion évoque les notions douverture et de couplage des systèmes et de systèmes de systèmes, à leur environnement. Dés lors, des heuristiques peuvent être dégagées pour appréhender les systèmes biologiques dans leur dynamique et accomplir la révolution paradigmatique que la révolution biologique impose par une introduction à la pensée complexe.
Introduction à la pensée complexe
Edgar Morin en établit les fondements par la formulation de trois principes.
Le principe de « dialogique » constate la nécessité opératoire dune pratique simultanée de logiques qui ne sont pas opposées, concurrentes, contraires, cest-à-dire antagonistes, mais agonistes et concourant à lintelligibilité des phénomènes, pour en assurer la complétude. Ainsi, le blanc nest plus le contraire du noir, il le complète, donne au noir sa complétude ; ainsi le bien et le mal se font écho et lordre se définit par le chaos. Ainsi, le héron ouvre ses ailes et dans lombre quil crée décèle les reflets de sa pêche quil ne voit pas dans trop de lumière. De même, le raisonnement dialogique développe ce clair-obscur, ce « sfumato » où se développe les phénomènes, quelque part entre les contraires. Dans les systèmes vivants, le monde de lADN, de lengramme, et le monde des protéines, de la phénoménologie, sont nécessaires lun à lautre et lorganisation vivante sétablit sur leur intrication.
Le second principe est le principe de « récursivité ». La récursivité est la propriété dun phénomène dont les produits sont nécessaires à sa propre réalisation, elle a un fort pouvoir organisationnel. En outre, la récursivité figure certains aspects tangibles de la complexité. La linéarisation induit la perte de la récursivité et le passage du complexe au simple ; en particulier, la production du monde des protéines évoqué précédemment est nécessaire à la production du monde de lADN et, inversement, le monde de lADN est nécessaire à la production du monde des protéines.
Enfin le principe « hologrammatique » exprime le paradoxe suivant lequel le tout est dans la partie et la partie est dans le tout. Ainsi chez lhumain, chaque cellule contient dans son ADN la totalité de lorganisme constitué de milliards de cellules. Donc, non seulement la partie est dans le tout mais le tout est dans la partie. Lidée dhologramme se rapporte à celle de système et se distingue de celle du réductionnisme qui ne voit que les parties et celle du holisme qui ne voit que le tout. Il convient de reprendre ici la célèbre formulation de Pascal qui immobilise lesprit linéaire: « je ne peux pas concevoir le tout sans concevoir les parties, et je ne peux pas concevoir les parties sans concevoir le tout ».
Lintégration biologique :
lincompressible
paradigme
Ceci posé, Edgar Morin construit précisément une représentation du vivant sur la notion dindividualité biologique.
Appréhender le concept de vie par la singularité biologique revient à affirmer que la vie na pas de réalité en dehors de lindividu , quelle apparaît et disparaît avec lui ; comme lui, elle est aléatoire et discontinue. Cependant, comme lindividu, elle est rattachée à un continuum abstrait : la vie est limitée et pourtant elle est permanente, la vie est aléatoire et pourtant elle est immanente. Le fini et laléatoire de la vie sont tangibles, sa permanence et son immanence sont intangibles, le fini et laléatoire sont contingents, la permanence et limmanence sont nécessaires. Par ce paradoxe dune vie intangible et nécessaire et dindividualités tangibles et contingentes, Edgar Morin stigmatise lindividualité biologique comme la réalité primordiale de la vie, connaître cette individualité cest appréhender le concept de vie. Au niveau de ses composants les plus élémentaires, la singularité biologique se définit par son organisation : « ce nest pas lorganisation vivante qui émane dun principe vital, cest la vie qui émerge de lorganisation vivante ».
Edgar Morin dégage les fondements dun paradigme organisationnel, « lincompressible paradigme », établis sur les notions de computation, dinformation, de communication. La computation opère l'unité fondamentale du physique au biologique et désigne lopération de traitement de symboles génératrice dorganisation et nécessaire à lorganisation vivante. Par symbole, on entend lensemble de signes réalisés par engrammation chimique et qui constituent une marque, un rappel dun événement, en fait, une information. Edgar Morin appelle ce signe, cette information, information générative car elle est nécessairement associée à une computation génératrice dorganisation. Par exemple, linformation, cest-à-dire les signes engrammés dans lADN, pour se transmettre de génération en génération est assurée par le fonctionnement, la computation, de lensemble de lappareil sur lui-même ; cest lADN qui assure sa propre transmission. Linformation générative est un quasi-message qui désigne à la fois lengrammation de signes et leur traitement. Cette information générative est différente de linformation circulante qui assure la communication entre les êtres vivants qui sont organisés à cet effet. La circulation déléments chimiques qui constituent des quasi-signaux, déclenche ou inhibe des activités de computation. Information générative et information circulante sont liées par la computation, elles peuvent être ainsi transformées lune en lautre par un « appareil » capable denregistrer et de traiter ; la génération et la circulation sont deux moments de linformation dans un circuit récursif entre génotype et phénotype qui compute et produit, lorganisation cest-à-dire lindividualisation biologique mais aussi les relations entre lindividu et son environnement.
Cest dans le cadre de cet incompressible paradigme de computation-information-communication quEdgar Morin donne à entendre la « singularité biologique » comme le produit dune opération doit intègrer les concepts déco-organisation, déco-auto-organisation et dauto(géno-phéno)-organisation.
Léco-organisation désigne un méta-système (oikos : commun) qui produit ses émergences et ses contraintes; lindividualisation biologique est partie de cette éco-organisation au sein de laquelle elle est immergée. Elle y développe des relations de symbiose et/ou de concurrence avec les autres composants de la biocénose. Lindividualisation est entendu ici tant au niveau de lentité humaine que de lentité moléculaire. Au sein de la cellule, une individualisation moléculaire est immergée dans une biocénose cellulaire avec laquelle elle interagît et cette activité participe à lactivité de lensemble ; la défaillance individuelle tant qualitative que quantitative dune seule entité peut avoir des incidences sur le comportement de lensemble quoique une des propriétés de léco-organisation en tant que système cest de se maintenir en se réorganisant, létat déquilibre nétant atteint quau prix de compensations internes, ce qui mesure la « robustesse » de la biocénose. Parfois, il y a changement dorganisation et le système évolue, se différencie, pour sadapter à dautres conditions. La variété des cycles d'éco-organisation assure inlassablement larticulation des entités biologiques, même disloquées par la mort, dans un boucle qui se régénère : « la vie se construit dans le mouvement de sa destruction, sorganise dans le mouvement de sa désorganisation » ; le concept déco-organisation donne tout son sens à la maxime clé dHéraclite : « Vivre de mort, mourir de vie ».
Léco-auto-organisation : « léco-organisation est lécole de lauto-organisation ». Principe fondateur du paradigme organisationnel, la relation oikos-autos exprime la dynamique de fonctionnement dune entité biologique décrite par son auto-organisation (occurrences spatio-temporelles et morpho-différentielles) et son évolution (chronique des transitions induites par des changements de lenvironnement). Inversement, le fonctionnement et lévolution dune entité biologique transforment son environnement ; de sorte, que la relation inter oikos-autos peut être assimilée à une relation de couplage entre systèmes : « Dans un paradoxe qui est propre de la relation éco-auto-organisatrice, cest dans cette dépendance que se tisse et se constitue lautonomie des êtres ». Cette relation na pas de consistance dans lunivers cartésien peuplé dobjets statiques.
Lauto-(géno-phéno)-organisation. Lindividualisation biologique est par essence une entité topologique différentiable de son milieu définie par une organisation autopoïétique qui produit ses propres composants et capable de résister aux déformations dues aux flux de matière et dénergie qui la renouvelle. Malgré lutilisation de la métaphore de machine pour appréhender le fonctionnement des entités biologiques, celle-ci savère dune portée limitée sur ce point, les machines ne produisant pas leurs propres constituants. Lautopoïèse est perçue comme un processus géno-phénoménal : cest la cellule et non le gène qui se reproduit (le gène nopère que dans la cellule vivante) bien que le génome porte en lui la potentialité de nouvelles entités. La notion dauto-(géno-phéno)-organization capture lidée de cette dualité géno-phénoménale : le produit produit son producteur, cest toute lorganisation phénoménale de la cellule qui est nécessaire à laction des gènes, laction des gènes est régulée par lorganisation cellulaire qui est sous le contrôle des gènes. Cest de cette dualité entre organisation générative et organisation phénoménologique dont résulte la singularité vivante.
Aux portes de la complexité
Ayant examiné les principes établissant lorganisation biologique, Edgar Morin sinterroge sur le résultat: « quest-ce quun individu vivant ? Une unité élémentaire ? Un sous-système ? Un système global ? ».
Comment qualifier délémentaire fut-ce la singularité vivante la plus simple, quand celle-ci résulte dintégrations multidimensionnelles? Comment appeler sous-système « ce en quoi prend forme et corps le phénomène organisationnel et existentiel de la vie » ? Comment donner rang de système à cette singularité sans abandonner aux gènes un déterminisme puissant ? La conciliation de ces vues antagonistes, Edgar Morin lopère en accompagnant la biologie aux portes de la complexité en constatant que : « la révolution biologique sest en fait enfoncée dans le royaume de la complexité mais elle ne le sait pas encore ». Cette révolution vise lintroduction de la problématique organisationnelle ainsi que celle de lauto-éco-causalité contingente au regard du déterminisme linéaire.
Il convient de rappeler quEdgar Morin faisait ce constat en 1980, il y a plus de vingt ans, en accomplissant cette réflexion visionnaire que constitue le tome II de La Méthode, la Vie de la Vie. Dans le même temps et pour plus de vingt ans, la biologie sengageait dans un réductionnisme exacerbé. Certes, parallèlement, François Jacob développait ses réflexions sur un nécessaire changement de paradigme ; mais seul Edgar Morin a ouvert les voies qui y conduisent.
Les thèses développées par Edgar Morin, rapportées trop brièvement ici, pénètrent des groupes « avancés » qui engagent aux USA, au Japon, en Europe, des changements radicaux. Il sagit désormais de partir, non dun paradigme atomisant qui sefforce de concevoir le montage dun mécano chimique mais dun paradigme dorganisation active ; il ne sagit pas dêtre pour ou contre ces deux paradigmes, il sagit dêtre localement tantôt lun, tantôt lautre. Ces évolutions sopèrent par la mise en place de groupes transdisciplinaires associant épistémologistes, mathématiciens, informaticiens et bien sûr biologistes.