Vision épistémique de la pensée créatrice

Evelyne Biausser

Ce titre est naturellement trompeur par l’exhaustivité qu’il affiche.

Nul ne peut avoir la prétention de répertorier toutes les pensées créatrices, a fortiori de penser sur  toutes les pensées créatrices.

Je m’intéresserai donc aux formes d’intelligence où le modèle n’est pas donné a priori, souvent parce qu’il n’est pas pertinent pour comprendre ou résoudre le problème perçu, c’est-à-dire toutes les fois où le mode d’emploi, le prêt-à-penser ne nous est pas livré avec le problème perçu et où il nous faut nous affranchir de la contrainte.

Dans un premier temps, je trouve intéressant de revoir quels sont les modèles qui fonctionnent le plus fréquemment dans nos structures mentales, nos « imprinting », ce qu’Edgar Morin définit comme les paradigmes constituant notre pensée et résultant d’un conditionnement culturellement fort.

Ensuite, j’essaierai de regrouper les circonstances où ces modèles sont insuffisants. Pourquoi nos conditionnements ne répondent-ils plus, pourquoi se montrent-ils décevants alors qu’ils donnent des réponses encore très pertinentes dans de nombreuses circonstances ?

Enfin, j’en viendrai aux formes de pensée créatrice, tout du moins limitées à celles que je connais !

Et en conclusion, j’examinerai la pensée créatrice sous l’auspice de l’autonomie des systèmes vivants, la  définissant  comme un espace en bordure du chaos, mais s’auto-organisant.

Quels sont les modèles de pensée les plus fréquemment à l’œuvre dans nos sociétés ?

« L’histoire des sciences est l’histoire d’une aliénation progressive » Freud

Bien entendu, on peut citer en premier ce qu’on appelle « la pensée logique », issue de la logique aristotélicienne, qui a inscrit fortement en nous le « tiers exclu » :  si je suis cela, alors je ne peux être son contraire.

Et si je suis cela, et que cela est défini par le contraire de son contraire, alors il n’y a pas de place pour un troisième postulat.

Avec le temps, la logique aristotélicienne, qui s’est développée comme dominante, est renforcée par la Raison, illustrée magistralement par le causalisme de Descartes : si quelque effet de la réalité est produit par quelque cause, on pourra toujours identifier cette cause « si l’on garde toujours l’ordre qu’il faut pour les déduire les unes des autres ».

Il suffisait de découper « ces longues chaînes de raisons toutes simples et faciles » en « autant de parcelles qu’il se pourrait »…(2ème précepte du Discours de la Méthode).

Bien entendu, le XVIII ème siècle étayera par la Raison les bases du positivisme naissant.

Avec le XIX ème éclôt la science toute puissante et son modèle favori : la pensée hypothético-déductive : si…, alors…, et je prouve.

Bref, nous avons là un modèle très prégnant qu’Edgar Morin nomme « le grand paradigme d’Occident », reposant essentiellement sur la disjonction entre l’esprit et la matière.

Mais il s’ensuit du développement si productif des sciences une aliénation de la pensée occidentale : la vérité glisse peu à peu vers l’unique forme de la vérité scientifique

Mais alors pourquoi ces modèles se révèlent-ils insuffisants ?

« Le contraire d’une vérité profonde n’est pas une erreur, c’est une vérité contraire » Pascal

En fait, ils sont toujours défaillants dans le cas de ce que le pragmatiste J.Dewey (in « Logique, théorie de l’enquête ») appelait « l’action intelligente ». C’est-à-dire chaque fois que « l’esprit construit une représentation de la dissonance qu’il perçoit entre ses comportements et ses projets, et qu’il cherche à inventer quelques réponses ou plans d’action susceptibles de restaurer une consonance souhaitée. »

Au nombre de ces cas de dissonance, on  trouvera par exemple ce que l’on peut appeler le « divorce éthique ».

A savoir lorsque deux de nos valeurs morales entrent en concurrence, voire en conflit. Voilà qui n’est certes pas nouveau, Corneille déjà avait trouvé dans le divorce éthique l’essentiel de son inspiration.

Divorce éthique donc, quand l’amour entre en conflit avec la loi, quand l’amitié entre en conflit avec la vengeance (Edgar Morin aime à raconter l’exemple de la femme berbère à qui l’assassin de son époux vient demander asile à la nuit tombée, dans le désert : la tradition sacrée de l’hospitalité entre alors en conflit avec la fidélité), quand la décision d’euthanasier quelqu’un que l’on aime se pose à nous, ou encore la décision d’avorter…Récemment, on a vu le cas des siamoises anglaises où pour faire vivre l’une, il fallait tuer l’autre : terrible divorce éthique pour les parents…où aucun modèle ne nous donne la réponse.

Ensuite,  on voit aussi naître la dissonance quand nos sens ne sont plus des vecteurs d’information.

Ils restaient jusqu’à présent l’outil transitionnel privilégié entre les mondes extérieurs et les mondes intérieurs, en tant que source principale d’informations entrant dans la « boîte noire ».

Certes, Aristote et les philosophes antiques se méfiaient déjà : « les sens nous trompent. »

Maintenant, ils ne nous trompent plus, ils sont muets.

Car comment accéder mentalement à l’infinitésimal ou à l’hyper-macro de nos références ? Que veut dire 10-33 , 10-40, c’est-à-dire une réalité non palpable, qu’on ne verra jamais, qui dépasse nos représentations ? En d’autres termes, comment concevoir et travailler sur des objets non identifiables ?

Comment concevoir la flèche du temps,  avant la naissance de la Terre et après sa disparition ?

C’est la dissonance qui se pose à la Mécanique quantique, et qui l’oblige à créer d’autres modèles de pensée, pour des aveugles dans un monde diffus.

On peut également repérer, comme cas de dissonance grave, l’écart entre l’auto-référentiel et l’hétéro-référentiel.  Je renvoie là aux travaux de Piaget, Von Foerster, Varela, Maturana, et donc, autrement dit, au gros trou de la philosophie : l’autonomie de la conscience !

Soit on trouve les thèses déterministes, la conscience est là pour trouver une « vérité » déjà écrite, elle fait partie de l’hétéro-référentiel. Soit elle se construit elle-même en toute auto-référentialité.

Aucun de ces modèles fermés ne nous donne une « consonance » satisfaisante. Nous savons bien que nous sommes juge et partie dans la construction de la connaissance, mais après, comment nous débrouillons-nous de cette schizophrénie pour continuer à penser  ?

On peut alors poser comme hypothèse que cet écart entre le problème perçu et nos réponses engendre un espace intermédiaire pour la pensée créatrice, un espace situé entre le chaos de la liberté totale – transgression de tous les modèles -  et le risque de conflit interne – désaccord profond avec nos imprinting.

Quelles formes peut prendre la pensée créatrice qui veut se libérer des modèles prégnants ?

« Comprendre, c’est inventer » Piaget

On peut songer en premier lieu au paradoxe, parce qu’il est particulièrement créatif et parce qu’il permet fréquemment le dépassement de la contradiction.

Héraclite déjà, l’illustre, avec son « mourir de vie, vivre de mort ».

Pascal sort aussi de la logique aristotélicienne quand il dit : « toutes choses sont causées et causantes ».

Et bien entendu, on pense à Hegel et à sa maîtrise de la dialectique.

Aujourd’hui, comment ne pas citer Edgar Morin, qui s’est illustré brillamment avec cette tournure de pensée (complexe) et qui, parce qu’il trouve la dialectique hégélienne inopérante, invente la dialogique, l’« unitas multiplex  où deux logiques s’unissent sans que leur dualité se perdent dans leur unité ».

Citons pour exemple le sous-titre de  « La Tête bien faite », présentant les idées moriniennes sur l’enseignement  : « réformer la pensée ou penser la réforme. »

La pensée complexe prend la reliance comme principal opérateur, voulant relier ce qui a été disjoint depuis des siècles pour mieux le concevoir. Elle s’oppose en cela courageusement au paradigme dominant de la pensée rationnelle, qui dissèque et sépare pour comprendre depuis maintenant quelques siècles. Mais rassembler ce qui est tant inscrit comme contraires dans nos imprinting, passe forcément aujourd’hui pour un paradoxe, que les pensées complexes sont seules à dépasser.

Nous pouvons aussi penser aux « structures dissipatives » du Prix Nobel Ilya Prigogine, comme un bel exemple ayant permis le dépassement de la contradiction entre entropie et équilibre, où s’enfermait la thermodynamique depuis le XIXème siècle. Très schématiquement, de quoi s’agit-il ? Une structure dissipative repose sur l’idée qu’un flux d’énergie en se dissipant, crée une structure stable dans le temps et l’espace, qui va se nourrir et vivre de l’énergie disponible autour d’elle. Tous les « objets » vivants vont ainsi se différencier et s’autonomiser.

On pourrait rapprocher ici la notion d’énergie psychique donnée par la psychanalyse : pulsion refoulée ou activité consciente, elle ne se perd jamais, et permettra au sujet toute sa vie durant, de « vivre de mort et mourir de vie ».

Ensuite, pensons à ce que les Grecs appelaient la « métis », c’est-à-dire la ruse.

C’est une forme de pensée où l’on ruse avec la règle, où on la contourne, la détourne, la dévie de son sens initial.

C’est l’exemple de la relativité, de la mécanique quantique : on va construire des buts assignés, on va imaginer des règles absolument différentes de production mentale. Par exemple, on crée des entités-objets, des opérations de mesure, et on arrive à des qualifications d’objets qui a priori, étaient non identifiables.

Mais c’est aussi la forme de résolution à l’œuvre dans la protection juridique de l’enfance, où juges, travailleurs sociaux et familles ne trouvent pas de modèles communs opératoires. On passe alors au mode bricolage, boîte à outils. On ruse au jour le jour pour fonctionner, les managers de toute sorte peuvent témoigner de leur connaissance de ce style !

Et les psychanalystes verront ici les multiples « intelligences » de la dimension inconsciente du Moi, avec ses mécanismes de défense.

Bien entendu, dans la créativité, on va parler de la pensée analogique, que l’on pourrait définir comme un raccourci, une suppression de maillons logiques, souvent une pensée qui naît dans l’émotion, d’ailleurs.

Qu’on songe aux premiers avions singeant grossièrement les oiseaux, aux premières automobiles reproduisant les carrioles, sans portières. Ou à notre ordinateur bien-aimé tentant de copier et de rattraper le cerveau neuronal…Nous avons là une forme de pensée très fréquente en poésie, il n’est qu’à voir ce vers de René Char : « les éclats incessants de la hache », où la richesse du sens – accumulation de sensations visuelles, auditives et kinésiques - vient précisément du rapprochement des mots libéré des contraintes syntaxiques via les étapes habituelles des conjonctions et autres adverbes.

Beaucoup de figures de style sautent ainsi les maillons logiques nécessaires d’ordinaire à notre compréhension. Nécessaires par convention, mais pas forcément porteurs de sens supplémentaire. Que gagnerait-on à dire « le mouvement incessant d’une hache sur le bois engendre des éclats de lumière et un son régulier » ?

La pensée analogique, en sautant par-dessus la logique, entraîne donc un foisonnement d’imaginaire créatif.

C’est aussi l’un des modes opératoires de la psychanalyse. Freud invente la première interprétation des rêves se démarquant de l’oniromancie : « La psychologie expérimentale ne nous apporte que quelques rares données, précieuses, il est vrai, sur le rôle des excitations dans le déclenchement des rêves. De la part de la philosophie, nous pouvons seulement nous attendre à ce qu’elle nous oppose dédaigneusement l’insignifiance intellectuelle de notre objet. Enfin, nous ne voulons rien emprunter aux sciences occultes. » (Introduction à la psychanalyse)

Le rêve est essentiellement un tissage d’images, et la traduction d’images abstraites en mots ne peut guère s’accommoder d’un discours logique. Car comme le poème, le rêve s’étaye sur la sensorialité, et les deux nous entraînent vers l’inconscient.

Mais   l’association de mots, le jeu des « cadavres exquis » cher aux surréalistes et aux enfants, le décodage des lapsus, les actes manqués, les mots d’esprit, disent aussi l’inconscient libéré des carcans habituels. C’est une pensée analogique, libérée des carcans de la syntaxe et des articulations logiques, qui les a créés, c’est une pensée analogique qui peut seule les décoder, les interpréter en faisant des liens inhabituels.

Dans cette liste non exhaustive, la modélisation a sa place, qui peut se voir comme un mixage de pensée conceptuelle et de pensée expérientielle.

Selon la définition de Jean-Louis Le Moigne : « Un modèle est une production de l’esprit visant à représenter symboliquement un phénomène. » ( in Modélisation des systèmes complexes)

On pourrait citer beaucoup de penseurs interpellés par la dimension pratique des concepts qu’ils manipulent et ayant de ce fait modélisé l’objet de leur recherche.

Mais dans le cadre de ces travaux, je m’intéresserai particulièrement à Freud.

Il fut naturellement un grand modélisateur.

Tout d’abord en ouvrant une brèche – qui ne cessera plus de béer - dans la philosophie du sujet : « la conscience (…) n’est qu’une simple qualité de l’essence de la vie, pouvant exister avec d’autres qualités ou faire défaut. » ( in Essais de psychanalyse).

« Nous savons bien le peu de lumière que la science a pu jusqu’à présent jeter sur les énigmes de ce monde ; tout le bavardage des philosophes n’y peut rien changer et un travail poursuivi avec patience, subordonnant tout à la seule exigence de certitude, peut progressivement modifier cet état de choses. » ( in Inhibitions, symptômes et angoisse)

Freud récuse à la fois la légitimité des philosophes et celle des scientifiques, mais il pose la psychanalyse comme la science de l’inconscient. Et à partir de ce concept qui n’en est pas un  - parce que récusé par les 2 légitimités - il construit le système de la psychanalyse que l’on connaît, par une activité modélisatrice du réel perçu, à travers son auto-analyse et la cure de ses premiers patients.

« La vérité de la psychanalyse est dans la découverte que « ça » pense et que « ça » parle, ailleurs que là où est le sujet, de se saisir parlant, en conclut qu’il « y » est ; elle est dans la découverte que l’inconscient est un système – instance réelle et non opacité du sens – avec ses contenus propres, son énergie d’investissement et ses lois de fonctionnement, et dans le déplacement que cette découverte impose au sujet » (André Akoun)

Si l’on se transporte dans le monde de l’entreprise, l’activité modélisatrice en stratégie, donne la « stratégie tâtonnante », mixage de concepts et de retours sur la réalité perçue nourrissant ces concepts en boucle. La « stratégie tâtonnante » croise donc la logique  volontariste et la logique opportuniste, le déterminisme et l’aléatoire, la téléologie des projets, « à savoir la faculté d’élaboration par rapport aux finalités que l’on s’est données et qui reviennent construire le projet en boucle récursive » (JL Le Moigne).

Cela nécessite une pensée non séquentielle, non disjointe, non compartimentée, non linéaire. Une pensée qui s’oppose à la logique rationnelle habituelle de résolution de problème .

Je définirais ensuite la médiation, la transaction, comme la création de valeurs nouvelles, d’espaces médians acceptés par les parties divergentes.

Il s’agit là d’une révision de nos représentations (songeons à la question de F. Varela : « la pensée existe-t-elle en dehors de nos représentations ? »). Et l’on fait nécessairement appel à cette forme de pensée dans toute négociation juridique, familiale ou professionnelle. A un instant donné, le sujet  lâche prise par rapport à ses représentations, pour entrer dans celles de l’autre, dans un espace de transition entre eux deux.

La contextualisation se présente comme un enrichissement systémique s’opposant à la pensée unique : « le tout est supérieur à la somme des parties », et cela offre un espace de sens supplémentaire.

Prenons l’exemple de la mondialisation.

Dans l’approche absolue de l’économico-politique, toute puissante, c’est un phénomène très positif source de progrès.

Dans l’approche d’un paysan du Sahel ou d’un petit agriculteur de la Lozère, qu’y voit-il ? Aucune vérité n’est absente de contexte. Repenser, retrouver, comprendre le contexte d’une opinion, c’est l’élargir, l’enrichir des représentations d’autrui. Ainsi, contextualiser nos savoirs consiste en leur complexification, afin d’avoir une chance de s’éloigner du concept réducteur de la vérité unidimensionnelle, simplificatrice et avorteuse de créativité.

L’imagination est peut-être la forme de pensée qui viendrait à l’esprit du plus grand nombre d’entre nous, si on les interrogeait sur une définition de la créativité.

Pour le sens commun, c’est en effet la source de l’inspiration des artistes. « Quelle imagination ! » entend-on fréquemment à propos d’écrivains !

Et, en effet, on imagine mal comment  la pensée créatrice pourrait se passer de la production d’images, qui sont autant de pieds-de-nez aux modèles…

Toute création artistique se nourrit d’imaginaire, mais aussi de mythes, de paraboles, qui disent autrement ce qui existe.  Dans la parabole de la multiplication des pains dans l’Evangile, les pains, la montagne, la foule existent déjà dans une réalité bien palpable. De même la doctrine de Jésus est le syncrétisme de toutes les croyances existant autour de la Méditerranée avant et jusqu’au II ème siècle après lui.

Mais le prolongement imaginaire de toute cette réalité, en en combinant les éléments autrement, est formidablement créatif.

On le voit aussi bien dans l’esprit présidant aux contes, aux archétypes cérébraux que l’on retrouve dans toutes les cultures (« Morphologie du conte » par V. Propp et « Psychanalyse des contes de fée » de B. Bettelheim), liés à l’inconscient collectif.

Freud  voyait d’ailleurs là l’origine de la connaissance inconsciente : « cette connaissance nous vient de diverses sources, des contes et des mythes, des farces et des facéties, du folklore, c’est-à-dire de l’étude des mœurs, usages, proverbes et chants de différents peuples, du langage poétique et du langage commun. » (ibidem)

Il est d’ailleurs intéressant de rapprocher la construction de ces images communes à « l’énaction » varélienne, faisant de la conscience une émergence simultanément biologique et sociale.

Rejetée par la Raison et mal aimée encore de nos jours, l’intuition est portant bien attachante !

Cette sorte d’accélération en apparence sans références correspond-elle à une accélération synaptique ?

Claude Bernard disait que « le sentiment a toujours l’initiative : il engendre l’intuition ».

Tous les chercheurs (et découvreurs) parlent en effet de l’intuition, cette sorte de certitude d’avant la preuve, ce temps d’avance de la pensée sur l’analyse. Et les exemples foisonnent : Freud et l’intuition de l’inconscient, Einstein et la relativité, Weinberg et son intuition de l’unification de la force nucléaire forte et de la force nucléaire faible : « brusquement, au volant de ma voiture ».

  L’intuition joue un rôle capital dans le bergsonisme, où elle s’oppose à la connaissance discursive de la science, et dans la phénoménologie, où elle est lecture de l’essence même d’un objet. Le mathématicien Brouwer a même énoncé une théorie « intuitionniste » qui refuse la démonstration formelle comme seule source de vérité, pour réhabiliter l’intuition comme base de la démonstration.

Enfin, pour terminer cette liste, envisageons  la computation.

Autrement dit, pour les cognitivistes : le traitement de représentations symboliques ; et pour E. Morin « la capacité de traiter de l’exo-référence et de l’auto-référence ».

Il s’agit là de la faculté d’organiser  notre pensée en traitant les informations et en les transformant. Notre cerveau a besoin d’informations qui détruisent son équilibre, de cette dégradation naît de la pensée, le fameux « order from noise » de Von Foerster.

De cette dépendance aux apports de notre environnement est née l’idée que  les systèmes vivants, sont  « autonomes parce que dépendants » (H. Atlan). Ou encore Edgar Morin, qui l’exprime avec son tétragramme de « l’auto-éco-ré-organisation » : les systèmes vivants s’autonomisent en soi et par l’environnement, et cet échange les réorganise sans cesse.

La pensée créatrice est une structure dissipative

« Le possible est plus riche que le réel » Prigogine

Ilya Prigogine a révolutionné la thermodynamique avec ses travaux sur l’auto-organisation des systèmes loin de l’équilibre.

Un système loin de l’équilibre est soumis à de fortes contraintes et à d’innombrables fluctuations aléatoires. Mais l’une de ces fluctuations grossit parfois jusqu’à atteindre une taille critique qui ne peut plus régresser et s’organise alors de façon fonctionnelle et structurale : cela devient une « structure dissipative » qui porte le système à un état auto-organisé de plus en plus structuré.

Par des bifurcations et amplifications successives, mélange donc de hasard et de déterminisme, la stabilité du système s’installe à partir du non-équilibre. C’est de l’ordre à partir du désordre.

Nous avançons donc l’hypothèse que la pensée créatrice est une structure dissipative, se créant à partir du désordre  aléatoire engendré par les dissonances d’avec nos imprinting, et s’auto-organisant loin de l’équilibre.

On a donc une zone d’élargissement des représentations, située entre conflits et liberté totale.
Dans cette zone, entrent des informations au hasard et à partir du hasard naît un nouveau déterminisme des contraintes, une  nouvelle adaptation, bref un processus d’auto-organisation tel que Prigogine l’a décrit.

La pensée créatrice peut ainsi se présenter comme une structure dissipative, qui dé-construit la personne, mais qui la libère, accroissant ainsi  son autonomie en l’auto-organisant  car : « plus grandes seront nos contingences et plus grandes seront nos libertés » (E. Morin)

En conclusion, on pourrait rajouter à la productivité de notre être pensant cette structure dissipative entre libertés et chaos, comme un champ d’élargissement des explications du fonctionnement de l’esprit créatif, champ complexe, récursif, et non clos…

Bibliographie

« Introduction à la psychanalyse » Sigmund FREUD, Payot

« Le rêve et son interprétation » Sigmund FREUD, Folio Essais

« Inhibitions, symptômes et angoisse » Sigmund FREUD, PUF

« Essais de psychanalyse » Sigmund FREUD, Payot

« La psychanalyse » André AKOUN, article dans le Dictionnaire encyclopédique sur la Philosophie

« Entre systémique et complexité, chemin faisant », Mélanges en l’honneur du professeur Jean-Louis LE MOIGNE,  PUF , 1999

« Théorie du système général » Jean-Louis LE MOIGNE,  PUF, réédition

« Les épistémologies constructivistes » Jean-Louis LE MOIGNE,  Que sais-je ?, PUF

« La modélisation des systèmes complexes » Jean-Louis LE MOIGNE, Dunod, réédition 2000

« Mes Démons » par Edgar MORIN, Collection Points, Stock, 1998

« Introduction à la pensée complexe » Edgar MORIN, ESF, 1994

« Le Cerveau : la machine-pensée » Groupe de réflexions transdisciplinaires, l’Harmattan, 1993

Interview d’Edgar MORIN par Nelson Vallejo Gomez, document personnel

« Entre le cristal et la fumée » Henri ATLAN, Collection Sciences, Le Seuil, 1979

Conférence de Miora MUGUR-SCHÄCHTER : « Reconnaissons bien nos libertés de connaissance et d’action » Colloque  AEMCX, juin 1999

« Invitation aux sciences cognitives » Francisco J. VARELA, Collection Sciences, Le Seuil, 1996

Conférence de Philippe LESTAGE in « Les nouveaux paradigmes et la performance », CREPS Aquitaine, 1994

« La fin des certitudes » Ilya PRIGOGINE, Odile Jacob, 1996

« Encyclopédie des Ressources Humaines », Térence, T.2, Editions d’Organisation, 1993

Ce texte est une contribution aux XI entretiens de Psychanalyse et management, Montpellier, 2001