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- Frederique LERBET-SERENI : « Education et décision politique : entre deux métiers impossibles, l’in-possible recherche»

05 04 2005

« EDUCATION ET DECISION POLITIQUE :

ENTRE DEUX METIERS IMPOSSIBLES, L’IN-POSSIBLE RECHERCHE»

Frédérique LERBET-SERENI 

Professeur Université de Pau et des Pays de l’Adour

frederique.lerbet-sereni@univ-pau.fr

Résumé.

En référence à l’expression freudienne de « métiers impossibles » pour caractériser l’éducation, l’éducation et  le politique, il s’agira de montrer que les conditions de possibilités de ces métiers peuvent se lire différemment selon les épistémologies dans lesquelles on les envisage, tant en termes de pratiques que de recherche. Les liens simples de type causaliste-explicatif-applicatif que l’on voudrait établir entre éducation et politique, comme entre recherche et éducation, sont susceptibles de prendre une autre couleur quand la recherche tente d’assumer la complexité (variété, transformation et inconnaissable) de ses objets/sujets/situations de recherche.

« Education et décision politique : entre deux métiers impossibles, l’in-possible recherche»

 

Si nous nous autorisons à parler d’ « intelligence de la complexité », et à la spécifier comme investigation des liens entre « épistémologie et pragmatique », il me semble que nous cherchons alors à comprendre quelles productions scientifiques traduisent au mieux la complexité du monde telle que nous pouvons la percevoir, la concevoir, l’éprouver, en même temps que nous essayons d’envisager comment cette science peut nous conduire à reconsidérer nos actions habituelles et à les transformer, parce qu’elle nous fournira d’autres cadres de références, d’autres regards, pour produire du sens à leur propos. Ainsi posé, c’est la co-détermination entre production scientifique et agir humain qui est en jeu. Ce n’est plus, comme le voudrait la pensée occidentale dominante et hyper rationaliste, le fait de déduire d’une élaboration théorique la façon de construire nos actions, pas plus, d’ailleurs, que de considérer que la théorie est la description systématique des pratiques expertes. Les récursivités réciproques, permanentes et inachevables entre science et action, seront ainsi mon entrée dans le propos de ce colloque, en essayant de voir aussi loin que je peux jusqu’où elles m’entraînent à la fois en termes d’exigences épistémologiques qu’en termes d’exigences d’ « agir humain », ici dans la sphère publique. A l’heure où un consensus politique semble se dégager sur l’inéluctable globalisation du monde, ce consensus se trouve comme validé par une pensée scientifique qui se revendique de la complexité (tout est dans tout et réciproquement), et qui, plutôt que de dynamiser l’exigence réflexive, donne à chacun l’impression qu’il ne peut rien faire d’autre que se laisser entraîner par ce global qui le dépasse, s’en remettant aux voix juxtaposées d’experts spécialistes pour se faire expliquer chaque parcelle de ce qui se passe.

            Alors si, en tant que scientifique porté par une autre conception de la complexité, nous souhaitons cependant contribuer à l’élaboration de savoirs qui soient en prise avec et sur l’action et la décision, qu’avons-nous à proposer, que pouvons-nous faire ?

            Notre compétence scientifique particulière, dans cette histoire et dans cet atelier, concerne les questions d’éducation et de formation. Nous savons tous que ces questions sont éminemment politiques, les institutions et les dispositifs éducatifs étant sans doute, encore un peu plus clairement que les autres, missionnés pour la formation à la citoyenneté, même si les conceptions de la citoyenneté sont idéologiquement différentes. Nos travaux de recherche, et les épistémologies explicites ou sous-jacentes auxquelles ils renvoient, traduisent d’ailleurs nos conceptions politiques du citoyen. Mais il ne s’agit finalement jusque là que de notre responsabilité individuelle de chercheur et d’enseignant-chercheur, dont chacun se débrouille à sa façon dans ses diverses situations professionnelles. Ce qui m’intéresse ici à mettre en débat, c’est une autre dimension de ma parole scientifique : les conditions de sa possibilité de rencontre avec le champ de la décision politique. 

            Freud recense trois métiers impossibles : le soin, l’éducation, et la décision politique. Si l’on veut bien entendre que leur « impossibilité » tient au fait que ce sont là des « métiers de la relation », qui engagent des sujets-autonomes-en-relation, qui se construisent par la relation qu’ils construisent, nous rejoignons, par cette formule, les principes des théories de l’autonomie, où indécidabilité, incomplétude et imprévisibilité constituent la possibilité-même de leur exercice et de leur théorisation.

Pourtant, le monde politique attend souvent de ses experts-chercheurs qu’ils produisent des résultats à partir desquels on pourrait prendre des décisions assurées de leur résultat. Rapporté au monde éducatif, une telle attente constitue de fait un triple déni : politique (démocratie), éducatif (citoyen), et heuristique (sciences humaines).

 Les sciences humaines ne désignent pas la façon de penser l’humain, elles se constituent dans la pensée, l’agir et le senti que les hommes incarnent, et qu’il s’agit de savoir percevoir et traduire. Mais qui perçoit et qui traduit les pensées, actions et affects de qui ? Voilà bien la question des sciences humaines :  le sujet connaissant  y est le sujet de la connaissance. Il s’agit donc de ne plus courir après une connaissance totale (aux relents totalitaires) reconnue comme épistémologiquement impossible, mais d’assumer la contribution à une connaissance plurielle, contextuellement plausible, incarnée singulièrement par chacun, partiellement partageable et qui sera toujours « manquante ». Cet « impossible » épistémologiquement assumé constituerait ainsi les sciences humaines comme in-possibles, trouvant leurs possibilités dans le « in  se » du chercheur, cette réflexion sans cesse tenue de lui-même sur et avec lui-même, dont il s’efforcera de donner les résultats dans ses productions scientifiques. Des résultats qui, on le voit bien, auront ici toute leur valeur scientifique quand ils prendront la forme de questionnement sur les multiples possibles que la recherche aura pu ouvrir.

C’est ainsi sortir d’un modèle de la science qui voudrait qu’elle soit juste quand elle est prédictive et qu’elle énonce des lois (statistiquement) valables, applicables hors contexte à quelques variables près, pour reconnaître l’impérieuse nécessité des sciences humaines à fonder elles-mêmes leurs référents scientifiques, en toute rigueur, surtout lorsque, comme nous l’envisageons, ces fondements s’assument comme absence de fondements externes, mais comme fondés « in se ».  L’enjeu y est bien sûr scientifique, mais aussi éthique : la façon dont les sciences humaines contribuent à la pensée de l’homme-dans-le-monde rétroagit, -et heureusement, sinon à quoi bon ? ,sur des manières de concevoir des pratiques sociales : l’éducation, la formation, le soin, le politique...

Reconnaître le caractère bouclé de savoirs qui ne s’appliquent plus seulement, mais qui sont aussi constitués dans l’action en jeu qui se réfléchit, ouvrirait alors un chantier d’un nouveau genre entre l’espace scientifique et l’espace politique : celui d’un dialogue que l’on peut nommer « carrefour », « entre...et... », « passage », « production de sens », ce qui fait qu’il y a un écart qui propulse vers autre chose dès lors que cet écart est investi. Où l’on retrouve les connivences avec l’  « entre-deux », le « versus », le « re »,  l’attention focalisée sur ce qui tout à la fois relie et sépare, dynamiques de la coupure-lien, où, aussi, ce qui relie est ce qui sépare.  Pour que les sciences humaines ne soient pas déshumaines, et pour que les hommes ne cessent de se demander ce que c’est qu’être humain, faire oeuvre de science devient ainsi cet in-possible en tant qu’exercice de problématisation, interprétation, modélisation s’exerçant à l’élucidation de ses référentiels, de ses méthodes, de ses visées et de ses contextes. C’est alors tant aux politiques qu’aux praticiens de s’emparer ou non des modélisations proposées et de les faire « à leur main », eux aussi aux prises avec leur propre « in se »,  dans un dialogue où la régulation socio-politique n’est pas seulement le résultat attendu mais le processus même d’élaboration.

Les sciences de l’éducation peuvent alors envisager de contribuer à ces espaces de dialogue à différents niveaux, dont on peut repérer au moins ceux-ci :

-                     des productions scientifiques qui s’efforcent de ne pas réduire la complexité à ce que l’on croit pouvoir en maîtriser, mais reconnaître aussi ce qui nous échappe, comme impossible à comprendre absolument : le chercheur, pour autant qu’il reconnaisse que sa créativité se nourrit de son imaginaire, pourrait assumer que les interprétations qu’il parvient à en proposer, comme celles qui lui résister à formaliser, peuvent constituer sa « matière » à penser plus loin, et constituent sa recherche comme in-possible ;

-                     des dispositifs de formation qui travaillent dans cette complexité et avec elle, et qui la nourrissent (cf les communications de J. Clénet et de I. Sa-Shaves dans cet atelier par exemple) : le sujet-se-formant y fait l’épreuve de l’inachevabilité de sa quête de savoir, constituant ainsi ses actes professionnels comme in-possibles, c’est-à-dire à questionner, formaliser, nourrir, partager, modéliser, critiquer, par lui-même, plutôt que comme pratiques d’ajustement à des modèles experts ;l’élaboration des liens entre politique et éducation dans le paradigme de la complexité et de l’auto-organisation, et les conséquences tant pédagogiques que politiques de cette élaboration : l’autonomie (au sens fort) de la démocratie, où le citoyen fonde et horizonne la démocratie en même temps que la démocratie fonde et horizonne le citoyen, signe le projet d’une humanité démocratique comme toujours incomplète, comme assurée de sa pérennité du fait même de son incomplétude. Cela place alors les dispositifs éducatifs, et l’ensemble des institutions, dans des dynamiques paradoxales elles aussi à assumer, et même parfois à instiguer, où le non-ajustement engendre la régulation qui engendre le non-ajustement…, quand, dans le même temps, opèrent aussi des régularisations et des ajustements nécessaires. Autant de processus dont il nous faut également reconnaître qu’ils ne sont maîtrisés par personne en particulier, mais auxquels chacun pourtant contribue. La formation tout au long de la vie dans sa dimension réflexive (cf. la contribution de T. Ambrosio) se situe à cet entrecroisement de l’individuel et du social, du politique et de l’éducatif, un entrecroisement, nouage enchevêtré de l’ordre de la clôture opérationnelle ;

-                      une réciprocité d’accompagnements dans des places différenciées et dialoguantes entre le monde politique et celui de la recherche : où nos recherches proposent aux politiques des éléments (des formes de compréhensibles ouverts qui repèrent et identifient ce qui n’est pas identifiable) comme aides à la décision dans l’indécidable ; où le politique accompagne la recherche à produire aussi dans sa propre créativité, et non dans le seul ajustement à des commandes qui font semblant de pouvoir prévoir ce qui est en fait imprévisible, mettant ainsi à mal le projet politique démocratique lui-même. 

Il y a maintenant une quarantaine d’années qu’Hannah Arendt nous mettait en garde en signalant que « ce qu’il y a de fâcheux dans les théories modernes du comportement, ce n’est pas qu’elles sont fausses, c’est qu’elles peuvent devenir vraies, c’est qu’elles sont, en fait, la meilleure mise en concepts possible de certaines tendances évidentes de la société moderne » (1961, p. 400-401). Notre responsabilité de chercheur à l’égard des « métiers impossibles » n’est pas de les rendre possibles au sens d’assurés de leur réussite, mais peut-être, plutôt, de proposer des travaux scientifiques qui s’efforcent eux aussi d’assumer leur impossibilité épistémologique de savoir total sur l’objet, et qui pourtant se donnent une forme partageable pour penser l’action et agir la pensée. Notre propre exercice critique à l’égard de notre propre production devient contenu dans la production elle-même, en dessinant ainsi certaines limites qui sont autant d’ouvertures. Reconnaître l’inachevable comme l’in-possible de l’acte scientifique est peut-être ce qui permet de le restituer comme art, quand on voudrait qu’il soit seulement technique. L’ « auto », le mien comme celui de l’autre, est à la fois ce qui m’échappe, et la seule promesse d’invention et de surprise, de possibilité d’émergence de l’in-connu, critère de vivance, tant individuelle que collective.