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Jean-Paul BAQUIAST : « La construction du monde macroscopique à partir du monde quantique »

05 02 01

La construction du monde macroscopique à partir du monde quantique
par Jean-Paul Baquiast

jp.baquiast@wanadoo.fr
02/01/05
(article relu et commenté par Mme Mugur-Schächter, que je remercie)

Le texte de cette contribution  fait aussi l’objet d’un article publié dans la revue AUTOMATE INTELLIGENT - La Revue mensuelle n° 60    Robotique, vie artificielle, réalité virtuelle.

http://www.admiroutes.asso.fr/larevue/2004/60/mcr.htm

            La Méthode de Conceptualisation Relativisée (MCR) proposée par Mme Mioara Mugur-Schächter (MMS) nous propose d’analyser la démarche de construction de connaissances du physicien qui veut décrire des microétats (des états de microsystèmes), et d’étendre cette démarche à l’ensemble de la conceptualisation. (voir notre présentation http://www.admiroutes.asso.fr/larevue/2004/55/mrc.htm).

MMS montre que les bases épistémologiques de la mécanique quantique descendent jusqu’à une profondeur plus grande que celle des sciences macroscopiques, en s’enracinant directement dans le factuel physique. A partir de cet enracinement de départ, est ensuite construite une toute première strate de connaissances concernant les microétats. Le livre tout entier vise à mettre en évidence que cette strate est dotée d’universalité, que – plus ou moins explicitement et en une version plus ou moins complètement « déployée » – cette strate se trouve à la base de tout processus de conceptualisation.

Nous pensons cependant que l'adhésion du lecteur (relative à la nécessité d’étendre à l’ensemble de la connaissance la démarche de construction des connaissances du physicien quantique) sera d’autant mieux établie qu’auront été clairement mises en évidences certaines questions que MMS traite allusivement.

La principale de ces questions est relative à la position de la physique quantique par rapport aux autres sciences. S’agit-il d’un domaine séparé, voire différent des autres ? Ne doit-on pas au contraire considérer que la physique quantique est si l’on peut dire la mère de toutes les sciences, pour une raison simple : les sciences macroscopiques traitent d’entités qui sont fondamentalement quantiques. La réponse qui se dégage du livre à ce sujet est particulièrement importante.

La mécanique quantique a une importance pratique fondamentale par le fait que tout ce qui existe physiquement est constitué d’objets microscopiques. Cela est bien connu depuis l’apparition même de cette théorie. Mais en outre la mécanique quantique a également une importance fondamentale pour l’entière théorie de la connaissance, c’est-à-dire pour l’épistémologie, parce qu’elle met en possession d’un schéma méthodologique général d’élaboration de processus de conceptualisation. Cela était resté entièrement inconnu. C’est l’investigation de MMS qui l’a mis en évidence.

Le fait que tout objet physique est constitué de microsystème et le fait que la théorie quantique contient le germe d’une épistémologie générale fondée dans la microphysique, sont deux faits foncièrement distincts même s’ils sont reliés. Or la méthode générale de conceptualisation relativisée (MCR) développée par MMS à partir de l’analyse épistémologique de la mécanique quantique, pourrait s’avérer très importante en elle-même, peut-être plus importante en un certain sens que la physique dans son ensemble.

L’exposé du livre de MMS fait apparaît clairement que ce qui décide du mode de description possible pour une entité-objet de description donnée n’est pas la constitution physique interne de cette entité-objet, mais la situation cognitive dans laquelle l’observateur-concepteur se trouve relativement à l’entité-objet considérée.

Ceux qui, vers les années 1900, ont commencé de tenter de décrire des microétats, se sont trouvés dans une situation cognitive foncièrement nouvelle et tellement contraignante qu’elle a engendré un formalisme d’un type sans précédent dans l’histoire des théories physiques. Dans les sciences macroscopiques la situation cognitive entre les objets d’étude et l’observateur-concepteur, a été beaucoup plus immédiate. Elle a permis de fonder les démarches de construction de connaissances, dans la manière courante de penser et de parler en termes d’« objets ». On suppose alors que ces objets sont réellement tels qu’on les perçoit, dotés de propriétés permanentes qui leurs sont propres et qui sont indépendantes de nos actions pour les connaître.

Or il est désormais bien établi par les recherches de neurophysiologie, de psychologie et d’épistémologie philosophique, que cette manière de penser et de parler est illusoire, que c’est l’esprit de l’homme qui crée les « objets » que nous percevons, que ceux-ci ne sont que des modèles construits par le corps de l’homme avec son cerveau et ses sens biologiques et qui par conséquent doivent autant aux sens de l’homme qu’aux données physiques extérieures qui interagissent avec ces sens.

Mais les recherches et les conclusions des neurophysiologistes, des psychologues et des épistémologues modernes, valent pour les données physiques qui rencontrent directement et spontanément les appareils sensoriels de l’homme. Dans ce cas l’organisme humain travaille d’une manière réflexe qui reste cachée à la conscience, donc à la connaissance intuitive. Or le cas des entités microphysiques, comme par exemple les électrons, protons, etc., est différent. Ces entités ne touchent pas directement et spontanément les appareils sensoriels de l’homme. Alors comment se créent les « objets » de la microphysique ?

Le livre de MMS met en évidence que dans le cas des entités microscopiques, le processus de construction de connaissances à leur égard doit se dérouler d’une manière entièrement délibérée, méthodique, précisément parce qu’il n’est plus l’effet réflexe d’interactions sensorielles directes et spontanées. Le processus délibéré et méthodique de connaissances qui fonde le formalisme quantique est explicité dans ce livre, et c’est à partir de lui qu’est ensuite élaborée la méthode générale de conceptualisation relativisée dénotée MCR. A l’intérieur de cette méthode générale, s’éclaire aussi la structure particulière des processus spontanés et réflexes qui engendre les « objets » macroscopiques. Mais cet éclairage procède d’un point de vue nouveau, spécifiquement épistémologique, pas neurophysiologique, ni psychologique, et qui ne peut pas être subsumé non plus à l’épistémologie philosophique actuelle.

Ceci permet d’établir, à l’intérieur de MCR, une connexion explicitement exprimée entre les représentations classiques des connaissances et la représentation universelle de la première strate de la connaissance, celle explicitée à partir de la mécanique quantique et généralisée dans MCR. Il en découle, en particulier, qu' il devient désormais possible de relier d’une façon claire et contrôlée les descriptions de la physique classique ou celles de la biologie, aux descriptions quantiques de microétats. On comprend l’intérêt d’une telle possibilité :
Les couches de complexité superposées selon lesquelles s’organisent les entités macroscopiques, peuvent être étudiées sans nécessairement descendre jusqu’à l’origine quantique de ces entités. Ainsi la biologie n’a pas besoin de se poser la question de savoir si les molécules biologiques ont on non des rapports avec les micro-états quantiques sous-jacents. L’étude de l’immense diversité des systèmes biologiques se suffit à elle-même.

Cependant l’évolution contemporaine de la connaissance scientifique conduit de plus en plus couramment à des questions intéressant les sciences et technologies macroscopiques mais qui ne peuvent trouver une réponse précise que si le chercheur descend jusqu’aux aux origines quantiques des entités étudiées. Ainsi c’est du côté de la physique quantique que de plus en plus de biologistes cherchent aujourd’hui des explications à des phénomènes considérés encore comme mystérieux : les origines de la vie ou les mécanismes profonds de l’évolution. Plus superficiellement, en matière de technologies, les informaticiens sont dorénavant persuadés que la cryptologie quantique et le calcul quantique apporteront des solutions aux difficultés rencontrées dans l’amélioration des solutions informatiques actuelles.

MCR permet d’accomplir de telles descentes ainsi que les connexions de représentation recherchées, dans le cadre d’une méthodologie générale de représentation, sous le contrôle explicite des normes de cette méthodologie. On peut savoir en quelles circonstances le type particulier « dégénéré » de description classique reste pertinent et en quelles circonstances il cesse de l’être et doit être remplacé par le schéma complet de représentation non-« dégénérée » induit dans MCR à partir de l’analyse de l’infrastructure épistémologique du formalisme quantique. On peut savoir quand le postulat naïvement réaliste selon lequel "nous connaissons des « objets » tels qu’ils sont vraiment en eux-mêmes", conduit à une approximation satisfaisante et pragmatiquement économique, et en quelles circonstances au contraire cette approximation cesse d’être utilisable et oblige à admettre que « connaître des modes d’être du réel-en-soi » est un non-sens d’un point de vue épistémologique rigoureux.

Ceci permet, si l’on veut analyser les fondements quantiques des entités macroscopiques, de discerner jusqu’où l’on peut encore transporter avec soi le postulat « réaliste » naïf, qui n’apparaît pas gênant si l’on s’en tient à l’étude macroscopique du monde. Ainsi, en biologie, on ne pourra pas parler de l’éventuelle influence d’une particule quantique sur une molécule biochimique comme si cette particule quantique « existait » dans le monde biologique dans le même sens, représentable de la même manière qu’un atome de carbone de la chimie macroscopique. Il faudra en permanence traiter la question de la relation entre l’entité macroscopique et ses correspondants quantiques. Il faudra donc traiter dans le cadre d’une méthode unique l’ensemble des situations-frontière où l’interaction entre une particule macroscopique et un micro-état quantique conduit à des représentations qui posent des problèmes d’interprétation, comme désignés par les expressions « réduction de la fonction d’état », décohérence, etc.. L’on pourra distinguer les faux problèmes d’interprétation, de ceux qui sont véritablement des problèmes.

Une méthode qui concerne le processus « fondamental » de construction de connaissances ?

D’où une seconde question qui s’impose suite à la lecture du livre de MMS. MCR n’est sans doute pas une méthode réservée aux recherches conduites dans les laboratoires de physique. Il s’agit en fait d’une méthode générale qui permet de contrôler et de discipliner l’éclosion récente spontanée de façons de s’exprimer concernant les divers processus physiques. Il devient possible d’examiner en quelle mesure il est pertinent ou simplement utile de parler de particules (essentiellement atomes et molécules) qui « observent » en permanence le monde quantique. Il paraîtra peut-être convenable de faire l’hypothèse qu’une molécule biochimique « observe » son environnement quantique et interagit avec celui-ci selon les mêmes modes, impliquant les mêmes postulats épistémologiques non-réalistes, qu’un physicien quantique humain. Ou bien, peut-être, cela apparaîtra comme inadéquat à la lumière d’une analyse MCR. Il faudra en tout cas préciser en quel sens la molécule peut-être considérée comme accomplissant la séquence générale d’opérations épistémologiques spécifiée par MMS : introduire une entité-objet, introduire une grille de qualification ou regard, etc.…?

La molécule peut difficilement procéder effectivement ainsi, puisqu’elle est dépourvue d’une conscience. Mais à la réflexion, il n’y pas de raisons de différencier d’une façon forte les représentations des opérations cognitives délibérées des observateurs humains, des représentations applicables d’une manière utile, par une certaine voie analogique, aux innombrables « observateurs » du monde physique, molécules chimiques ou biochimiques, cellules et organismes vivants, voire robots. On pourra facilement montrer, à notre avis, que la molécule ‘génère des entités-objets et des angles de vue’, de façon totalement inconsciente mais tout aussi efficace qu’un observateur humain. Il ne faut pas alors considérer une molécule isolée, mais de nombreuses molécules de la même formule chimique se présentant dans l’espace de façon légèrement différente. Ces variantes matérialisent des distributions statistiques reliées à des « répétitions d’une expérience donnée », comme dans la description quantique.

Aussi bien MMS insiste à juste titre sur le fait que ce terme d’observateur n’est pas suffisant. Il faut le remplacer par celui d’observateur acteur ou même simplement d’acteur. En tout cas, on se trouve tout naturellement introduit dans le domaine de validité d’une hypothèse constructive, de plus en plus prédominante dans la science occidentale. Le monde macroscopique se construit en permanence par l’action d’entités qui construisent des structures appelant des hypothèses théoriques et des tests expérimentaux. Dans un environnement inconnu, ces processus constructifs continuels rencontrent certaines réactions ou réponses, et pas d’autres. Il en résulte des "émergences" d’entités et configurations qui auparavant ne s ‘étaient pas réalisées : il y a complexification.

Mais alors plusieurs questions supplémentaires se posent. La première concerne l’unité apparente du monde macroscopique. Pourquoi, lorsqu’on observe un système physique composé d’un très grand nombre de microsystèmes en microétats quantiques, ne perçoit-on pas constamment des fluctuations entre des versions différentes ? Pourquoi, autrement dit, percevons-nous une réalité physique stable au lieu d’une dispersion d’observations toutes différentes ? Cette question, qui n’avait apparemment pas été posée jusqu’à ce jour, fait l’objet de travaux récents proposant des solutions. On explique que la multiplication des observations fait apparaître par sélection des états dominants du monde quantique (pointer states) qui sont suffisamment solides pour s’imposer à chaque nouvel observateur, lequel n’en observe qu’une toute petite partie et ne peut donc à lui seul changer l’état dominant global. [(Wojciech Zurek et collègues du Los Alamos National Laboratory à New Mexico, Nature http://www.nature.com/news/2004/041220/full/041220-12.html]

Une seconde question concerne le sens de l’évolution. Telle que celle-ci est postulée, elle va du quantique au macroscopique. Le monde quantique a donné naissance, dans des conditions qui restent à déterminer (fluctuations du vide quantique ?) à des particules macroscopiques énergétiques qui de proche en proche se complexifient. Ainsi se construit un monde macroscopique stable face aux observations macroscopiques. Sommes-nous en train de vérifier une hypothèse cosmologique selon laquelle, à partir du vide quantique se construiraient des univers tous différents, dont le nôtre, au sein d’un multivers encore plus global ? Mais l’évolution ne peut-elle s’inverser ? Autrement dit, des particules macroscopiques pourraient–elles redevenir quantiques pour agir dans le monde quantique. On ne voit pas très bien comment cela pourrait se faire et, si cela se faisait, de quelle façon nous en serions avertis.

Il existe pourtant une possibilité, liée au phénomène de l’intrication (entanglement). Certains physiciens font actuellement l’hypothèse que des particules macroscopiques pourraient se trouver intriquées avec des particules quantiques et explorer ainsi le monde quantique, en échappant aux contraintes d’espace-temps qui sont les nôtres (voir notre article: Intrication http://www.admiroutes.asso.fr/larevue/2004/54/intrication.htm ). Il ne s’agirait pas d’un véritable retour en arrière, puisque les lois temporelles macroscopiques ne seraient plus un critère de spécification de l’observation. Il s’agirait si l’on peut dire d’un retour (partiel) aux possibilités illimitées du monde quantique. Quelles conséquences pratiques pourrait-on en tirer, applicables au monde macroscopique ? On pense aux calculateurs quantiques, mais cette perspective parait bien étroite, et d’ailleurs encore lointaine.

Un retour à une certaine sorte de réalisme ?

Ceci étant, une question encore plus fondamentale vient à l’esprit des lecteurs séduits par la méthode MCR. Ils seront tentés d’y voir une description « réaliste » de la façon dont se comporte ou plutôt devraient se comporter, dans un « monde en soi », des observateurs acteurs du domaine macroscopique s’adressant à la « réalité » sous-jacente du domaine quantique. Il faut créer, nous dit MMS, une entité objet, la mesurer (ce qui la change), la remesurer et …finalement on obtient une description relativisée (probabiliste) de ce qu’est l’entité quantique correspondante. Pour MMS, cette façon de faire qui a toujours été celle, dès les origines, de la mécanique quantique, est tellement valable, tellement « fondée », qu’elle peut être exportée à l’ensemble des processus heuristiques dans n’importe quelle discipline scientifique que ce soit. Elle doit même être exportée à l’ensemble des procédés par lesquels le langage découpe dans notre environnement des objets et des qualités.

Nous en sommes bien d’accord, nous lecteurs. C’est ainsi que nous pourrons relativiser le processus d’acquisition de connaissances et nous libérer des blocages imposés à l’imagination constructive par de prétendus absolus inspirés par des philosophies se persuadant d’accéder à un réel en soi. Mais nous restons ce faisant dans le domaine des choix philosophiques profonds, qu’aucune preuve scientifique ne nous permettra jamais de justifier en termes rationnels. Nous « croyons » en la méthode MCR de même que nous ne « croyons pas » en l’hypothèse solipsiste ou en l’hypothèse réaliste forte ou en l’hypothèse théologique. C’est sans doute inévitable, à ce niveau d’abstraction, de faire tel choix et non tels autres, Mais pourquoi cependant faisons nous – et avec finalement tellement d’enthousiasme - le choix philosophique proposé par MCR ?

On pourrait tenter de proposer une réponse à cette question, bien qu’elle ait on va le voir l’inconvénient (peut-être mineur, après tout) de nous faire revenir d’une certaine façon au réalisme. La réponse serait la suivante. Ce n’est pas nous qui faisons le choix d’appliquer MRC et de « croire » en l’efficacité supérieure de cette méthode. Ce choix est fait en dehors de nous et nous sommes obligés de nous y soumettre. Prenons un exemple. Nous ne faisons pas le choix de croire à la vie, malgré ses mystères. Nous sommes obligés d’y croire, du fait même que nous vivons. Nous concrétisons par notre existence certaines qualités que nous attribuons à un phénomène que nous appelons la vie. Le concept de vie s’impose à nous sans ambiguïtés, de l’intérieur, parce que nous sommes vivants. Si nous voulions nier cette « réalité » de la vie - ce que peut-être auraient tenté de faire jadis certains solipsistes absolutistes - nous nous obligerions à nier notre existence même. De même, nous sommes conduits à adopter la méthode MCR parce qu’elle généralise d’une manière très surveillée et élaborée la méthode explicitée dans les substrats épistémologiques de la mécanique quantique, qui régit l’entier monde microscopique. Et parce que MCR conduit le processus de généralisation d’une manière qui l’impose universellement pour tout processus de conceptualisation, impliquant toute entité-objet, quelle que soit sa taille. En somme, parce que MCR permet de représenter dans un cadre unifiant tous les processus de conceptualisation, ceux qui concernent le monde macroscopique (le nôtre), autant que ceux qui concernent le monde microphysique, ou encore, cosmologique.

Il serait intéressant de se demander si, pour Wojciech Zurek précité, l’ensemble de représentations constituant la vue du monde découlant de MRC ne constituerait pas un « pointer state » actuellement dominant s’étant imposé, après une compétition darwinienne avec d’autres « pointer states » moins adaptés, à un nombre considérable d’observateurs aux prises via la décohérence avec des entités quantiques sous-jacentes.

Commentaires

Appelons monde macroscopique tout ce qui est fait d’atomes et systèmes d’atomes tels que définis par la physique, la chimie, la biologie non-quantiques. Dans ce monde macroscopique, nous pouvons identifier des systèmes de nature et tailles différentes. Par exemple la cellule vivante, l’organisme vivant complexe doté d’un système sensori-moteur et d’un cerveau, le système symbolique de connaissances produits par plusieurs de ces cerveaux travaillant en commun. On pourra y ajouter les systèmes robotiques et leurs constructions de connaissances « artificielles » qui sont des versions non-biologiques des organismes vivants et de leurs systèmes de connaissances biologiques.

Appelons monde quantique tout ce qui se trouve « en dessous » du monde macroscopique et qui lui fournit les ressources nécessaires à sa construction. On pourra éventuellement distinguer entre des micro-états quantiques correspondants aux atomes macroscopiques, mais dotés des propriétés caractérisant le quantique (superposition, intrication, etc. ) et un monde infra-quantique encore plus fondamental, correspondant à l’univers hypothétique de la gravitation quantique (cordes, etc.).

Posons l’hypothèse que du monde quantique (et infra-quantique) on ne peut rien dire sauf quand il se manifeste dans le monde macroscopique par des phénomènes qui ne peuvent être expliqués par les théories de la science macroscopique. Allons plus loin et posons l’hypothèse que le monde macroscopique est « construit » par des interactions entre les atomes macroscopique et les micro-états quantiques. Ces deux catégories d’hypothèses font partie des systèmes symboliques de connaissances construits dans le monde macroscopique par les sociétés occidentales.

Comment ces interactions peuvent-elles construire des atomes macroscopiques aux propriétés bien définies et stables à partir de micro-états quantiques « dilués » dans le monde quantique, c’est-à-dire dotés de propriétés quantiques ne permettant pas de les identifier et de les localiser en utilisant des paramètres du monde macroscopique ? Pour répondre à cette question fondamentale, il faut poser une nouvelle hypothèse. C’est celle de la décohérence. Au contact d’un atome du monde macroscopique, un micro-état quantique perd ses propriétés quantiques et se matérialise. On pourra dire cela autrement en posant l’hypothèse que l’atome macroscopique « observe » le micro-état quantique et « effondre « ou « résout » (collapse) sa fonction d’onde.

Mais ce que l’atome (ou autrement dit, le système) macroscopique « observe » alors, ce n’est pas le micro-état quantique, c’est une construction macroscopique l’associant (lui et ses semblables du monde macroscopique) avec un micro-état quantique « matérialisé » dans les conditions précises ayant permis l’observation, c’est-à-dire ayant permis la décohérence ou la non-décohérence. Pour que cette construction se réalise, il aura fallu que le système macroscopique mette en place un dispositif expérimental macroscopique capable de réagir avec un micro-état quantique supposé, en provoquant sa décohérence. C’est cette décohérence, et le nouveau système macroscopique en résultant, qui constitue la réponse positive du monde quantique à l’hypothèse posée par le système macroscopique.

Le dispositif expérimental macroscopique obtiendra-t-il toujours une réponse du monde quantique, en provoquant la décohérence d’un de ses micro-états ? Autrement dit, toute hypothèse formulée par un physicien du monde macroscopique s’adressant au monde quantique (et sub-quantique) trouvera-t-elle une réponse ? On serait tenté de répondre par la négative, considérant les écarts qui séparent par exemple la physique théorique de la physique expérimentale. Mais on pourrait faire une réponse différente. Si tel dispositif expérimental ne provoque pas, ici et maintenant, de réponse du monde quantique, c’est parce qu’il n’est pas bien conçu. Autrement dit, il se révèle incapable de provoquer la décohérence du micro-état quantique qui lui correspondrait virtuellement au sein des infinies possibilités de réponse du monde quantique. On dira cela autrement en posant l’hypothèse que notre monde macroscopique constitue une matérialisation et une seule parmi les infinies autres possibilités du monde quantique. Cette matérialisation écrit une histoire comportant ses limites. Autrement dit, elle ne peut pas observer (provoquer la décohérence de) n’importe quel micro-état quantique. Elle est condamnée à évoluer dans les contraintes résultant du passé même de son évolution, c’est-à-dire par ses matérialisations antérieures.

Mais on constate que, du fait des progrès permanent de la connaissance du monde quantique par la science microscopique, le monde macroscopique ne cesse de s’enrichir. Ainsi on espère bientôt fabriquer un calculateur quantique à partir de composants physiques, voire biologiques. Que faut-il en conclure ? C’est que de nouvelles hypothèses scientifiques « macroscopiques » entraînant la fabrication de nouveaux systèmes expérimentaux macroscopiques, élargissent sans arrêt ce que l’on pourrait appeler la pêche à la décohérence, c’est-à-dire la pêche à des micro-états quantiques « acceptant » de se matérialiser. Il se construit donc de façon continue un monde macroscopique matérialisé à partir des virtualités infinies du monde quantique sous-jacent. Et ce sont les hypothèses élaborées par les systèmes macroscopiques qui permettent cette construction, quand elles reposent elles-mêmes sur des systèmes expérimentaux macroscopiques capables d’obtenir des réponses macroscopiquement visibles (des décohérences) du monde quantique.

N’existerait-il alors aucune limitation à la possibilité de construire de nouveaux systèmes macroscopiques ? On pourrait répondre qu’en théorie, il n’y en a pas. Ces limitations tiennent seulement à la lenteur évolutive des systèmes macroscopiques, qui ne peuvent émettre des hypothèses et fabriquer des instruments qu’à l’intérieur des pesanteurs imposées par le monde macroscopique en général à toute émergence de nouveauté en son sein.

D’où l’importance d’une prise de conscience par le monde macroscopique (par les entités du monde macroscopique) des conditions dans lesquelles il formule ses connaissances scientifiques, afin de s’affranchir des lourdeurs méthodologiques héritées du passé. C’est l’intérêt du travail de recherche épistémologique conduit par MMS. Si l’on regarde ce travail comme une émergence physique, celle-ci nous aide à comprendre que ce sont finalement nos hypothèses et actions scientifiques de construction de connaissances qui, en interaction avec un monde quantique aux possibilités virtuellement illimitées, élargit notre domaine d’action macroscopique. Ces hypothèses et instruments n’ont d’ailleurs pas pour ce faire l’obligation de ne porter que sur les concepts et méthodes de la physique quantique. Ils peuvent obtenir le même résultat dans n’importe quelle discipline scientifique macroscopique car celle-ci, à un moment ou un autre, conduit à interagir avec le monde quantique, substrat de toute « réalité » macroscopique. Ainsi, si je construis par hypothèse un modèle de la cellule biologique, je me trouve obligé de ce fait de prendre ensuite en considération les relations entre le monde biologique et le monde quantique .

Cette observation, appliquée au monde macroscopique biologique, nous ouvre d’ailleurs une perspective d’une très grande richesse. Jusqu’ici nous avons tenté de nous représenter la façon dont le monde macroscopique peut ou non se construire en interagissant par la voie de mécanismes hypothético-expérimentaux macroscopiques avec tel ou tel micro-état quantique. Autrement dit, dans cette façon de voir les choses, c’est le monde physique lui-même qui engendre sa propre complexifiction à partir du substrat aux infinies possibilités du monde quantique.

Mais des processus beaucoup plus ouverts, explosifs en termes de création, ne seraient-ils pas envisageables ? Certains modèles cosmologiques suggèrent que ce sont des « fluctuations du vide quantique » qui provoquent l’émergence des systèmes macroscopiques, d’ailleurs tous plus ou moins différents, qui constituent le multivers. Ce concept de fluctuations du vide quantique reste très vague, mais il suggère cependant que l’émergence des formes macroscopiques se produit à partir de phénomènes intrinsèques à une forme d’univers plus fondamental. Dans ce cas, pourrait-on les mettre en évidence (en fait les « recréer sinon les créer) par de nouvelles hypothèses et de nouveaux dispositifs expérimentaux macroscopiques s’affranchissant de plus en plus des contraintes imposées par les premières matérialisations ?

La réponse pourrait être affirmative, s’il s’avérait possible de montrer l’influence de particules quantiques sur des systèmes d’atomes macroscopiques, appartenant au monde minéral et mieux encore, au monde biologique. Différents travaux sont en cours que nous évoquons dans un article de ce même numéro.

Que pourrait-on déduire d’hypothèses suivies d’expériences montrant qu’un micro-état quantique peut influencer un système atomique ou moléculaire du monde macroscopique ? C’est que ce que nous pourrions faire (ou plutôt créer) dans un cadre expérimental, au niveau de nos propres systèmes, constitue sans doute l’application d’une procédure banale au niveau du monde physique fondamental : l’énergie du vide trouve moyen (on ne sait comment) de générer des particules quantiques qui trouvent moyen (on ne sait toujours pas comment) de générer en interagissant des particules de notre monde macroscopique (ou d’un monde macroscopique plus ou moins semblable). A partir de là, le noyau de particules classiques ainsi constitué provoque la décohérence en chaîne de nouvelles particules quantiques, selon des modalités différentes selon les systèmes macroscopiques considérés. On pourrait aussi envisager que des états de superposition ou plutôt d’intrication entre particules quantiques et particules macroscopiques permettent, dans certaines conditions, à des systèmes macroscopiques d’explorer les possibilités du monde quantique, en procédant par exemple à des calculs quantiques analogues à celles que l’on cherche aujourd’hui à réaliser dans les calculateurs du même nom. Cette propriété aiderait à comprendre les processus fondamentaux de la vie, au niveau de la cellule comme au niveau de certaines cellules spécialisées comme les neurones quand il s’agit de la génération de ce que l’on appelle dans la science macroscopique les faits de conscience. On pourrait aussi, avec de bonnes hypothèses et de bons moyens d’observations, « recréer » les processus ayant fait apparaître l’auto-évolution réplicative dans les premières molécules prébiotiques.

Quels rapports les considérations qui précèdent (dont on ne cachera pas le caractère hautement problématique, à ce jour tout au moins), peuvent-elles cependant avoir avec les travaux de MMS visant à élaborer à partir des processus heuristiques de la mécanique quantique une épistémologie générale de la connaissance ? Voici comment. MMS postule que ce qu’elle appelle l’esprit humain crée de la connaissance non pas en observant passivement un réel en soi préexistant, mais en « créant » à partir d’un niveau préacquis de connaissances, des micro-états quantiques autour desquels on mettra de la chair de connu en multipliant des expérimentations faisant à l’aide d’instruments macroscopiques. Le monde quantique sous-jacent répond alors à ces expérimentations d’une certaine façon, caractéristiques non de ce qu’il « est » (tel qu’il est en soi il échappe à la connaissance) mais de la façon dont les expérimentations interagissent avec lui.

MMS ne le dit pas explicitement, mais on peut penser que ces interactions pourraient être amenées à provoquer des phénomènes qui nous reconduisent dans les conditions évoquées au début de cet article : les hypothèses d’abord, les expériences ensuite génèrent certaines séries d’émergences, dont les résultats sont fonction des caractéristiques spécifiques à ces systèmes macroscopiques particuliers qui, suite à l’évolution des systèmes biologiques dans notre univers, ont abouti aux contenus de notre esprit et aux processus physiques déclenchés par notre « esprit » muni de nos sens prolongés des appareils de la physique moderne.

Autrement dit, on aurait là une réponse à la question fondamentale que l’on ne peut éviter de se poser en étudiant les hypothèses de MMS : d’où proviennent les processus exploratoires initialisés il y a bientôt un siècle par la mécanique quantique et de quelle autorité peuvent-ils se targuer pour, comme le propose MMS et des disciples, servir de modèle à l’ensemble des processus d’élaboration de connaissances dans l’ensemble des sciences du domaine macroscopique ?

La réponse pourrait être très simple. Si ces processus sont apparus, à un certain moment de l’histoire de la science humaine, c’est parce qu’ils caractérisent un processus beaucoup plus général de création de mondes macroscopiques à partir de l’énergie du vide quantique (ou des états quantiques que l'on désigne par ce nom). Et pourquoi certains des systèmes macroscopiques que nous représentons, nous, avec nos hypothèses scientifiques générées dans nos cerveaux et testées par nos sens, en prennent-ils conscience, au point de proposer d’en faire une épistémologie générale des connaissances ? C’est parce que ces prises de conscience constituent une méthode efficace de reproduction darwinienne des processus de matérialisation entrepris dans notre univers particulier à partir des premières matérialisations ayant donné naissance aux premières molécules biologiques réplicatives. Celles-ci ayant réussi il est logique que la suite lointaine de leur histoire évolutive se traduise par l’émergence de processus d’acquisition de connaissance à une très grande échelle.
Mais le monde quantique est-il darwinien ? Ou plutôt les univers différents générés à tous moments par les fluctuations du vide quantique entrent-ils en compétition darwinienne les uns avec les autres ? Certains cosmologistes en ont fait l’hypothèse.

Mais nous ne les suivrons pas jusque là car il faudrait démonter que des systèmes macroscopiques appartenant à des univers différents puissent interférer pour entrer en compétition. La démonstration est loin d’être faite, même lorsque l’on fait appel à des micro-états quantiques qui pourraient servir d’interfaces communes entre ces univers, en étant intriqués à tel atome de tel univers macroscopique et simultanément à tel atome d’un autre univers macroscopique.


Observations de Mme Mugur-Schächter (reçues le 5 février 2005)

Il se trouve que je pense que tout le "problème" de réduction de la fonction d'état est un faux problème qui dans mon traitement se dissout (je le montre en détail dans le livre que je prépare pour le CNRS). Quant à ce qu'on appelle décohérence, selon moi il y a là une énorme confusion à la base.
Le phénomène de décohérence d'un microétat de superposition physique de plusieurs microsystèmes (par exemple deux atomes), existe incontestablement, et son étude - très importante sur un plan pragmatique-technique - a valu le prix Nobel à Claude Cohen-Tannoudji.
Mais ce phénomène ne se produit PAS dans le cours des processus de mesure. Là il s'agit d'une décohérence sur le papier, entre des éléments de la représentation mathématique employée, et qui est mal comprise.
L'affirmation dans ce cadre là d'un "phénomène" physique de décohérence, n'est que fiction. Elle n'explique rien. Ce n'est qu'une complexification du faux problème de la mesure, dans le cadre d'une représentation des mesures (celle de von Neumann)