Le Forum du CONSEIL SCIENTIFIQUE
du programme européen M.C.X./A.P.C.

 

Colloque A.P.C. de Barcelonne - Villanova

Octobre 2000

Helena .Vaz. da Silva

“Notre Sud”

Helena .Vaz. da Silva, Présidente du « Centro Nacional de Cultura du Portugal »   (Lisbonne) nous autorise à reprendre ici le texte qu'elle a présenté au Colloque de l'APC  "Penser les complexité du sud " de Barcelone-Villanova, le 19 octobre 2000, sous le titre : "Notre Sud " .

:

"La Méditerranée apprend à bien penser" .

               Paul. Valéry

 

Le Sud: c’est avant tout un héritage, c’est, après, une attitude. C’est aussi très fortement, une géopolitique en mouvance permanente. La complexité du Sud réside dans le fait que son héritage, ancien et multiple, se traduit en une nature individuelle faite de nombreuses couches – conséquence de l’histoire de la région – difficile à cerner pour entrer en dialogue et difficile à faire bouger de l’extérieur.

D’autre part, le communautaire, dimension toujours essentielle de cette nature, fait de tout nouvel arrivé inexorablement un étranger. La omerta – l’engagement au silence – n’est toujours pas folklore, comme on voudrait le croire.

Je reviens de Chypre, là ou orient et occident se sont confondus au long de l’histoire.

J’ai parcouru l’île pendant une semaine avec un groupe où les nationalités du nord de l’Europe étaient prédominantes.  J’en reviens sans savoir si mes gènes du sud étaient ou non un atout pour comprendre ce creuset méditerranéen.  C’est clair que je supportais mieux le soleil, que je connaissais mieux les fruits et les saveurs, mais est-ce que je comprenais mieux “la complexité du sud”?

Nous nous sommes réunis ici à Vilanova pour appliquer notre méthode de pensée complexe à une zone de la planète dont la fécondité ne trouve pour le moment d’autre façon de s’exprimer que par les conflits et par la guerre.  Pourrons-nous aider à construire les ponts qui manquent vers un futur vivable?

De quel Sud parlons nous? D’abord de notre Sud, la Méditerranée. Mais la Méditerranée elle-même a un nord et un sud, a propos desquels l’occident nourrit, tour a tour, des rêves de coexistence à l’image d’el andaluz mythique et des cauchemars de “choc de civilisations”, avec l’islamisme fondamentaliste élu comme ennemi principal par les analystes politiques.

Il est vrai que ce bord de la Méditerranée a tout vu, peut-être trop vu et que le rêve de faire aujourd’hui de cette mère des mers un lieu d’échanges -  et non plus de confrontation - a un long chemin devant soi.

La Méditerranée continue d’être aujourd’hui la grande artère entre l’Europe, le Moyen Orient et l’Asie, le Proche Orient étant de son côté la plus grande réserve mondiale de pétrole et de gaz naturel. Cette mer est donc, dans le présent, inévitablement un espace de confrontation de pouvoirs. L’Angleterre, la France  - plus timide -  l’URSS - plus localisée -  ont été les derniers pouvoirs dominants avant de céder le pas aux Etats Unis, seul  superpower qui nous reste, ceci ne permettant plus le double jeu basé sur les rivalités entre grands pouvoirs, auquel les états de la rive sud étaient devenus maîtres…

Mais le sud n’est pas seulement notre sud.  Il y a d’autres suds qui hantent et enchantent des écrivains de tous les continents. Nous pourrions nous arrêter un peu pour les relire. (Mais qui s’arrête aujourd’hui a moins qu’on le force? La vie est devenue un tapis roulant où on avance sans répit par peur d’être   foulé aux pieds ou jeté dehors). Si toutefois nous nous arrêtions sur Faulkner et son comté de Lafayette ou sur Borges et sa ville de  Buenos Aires, nous y retrouverions les constantes du sud: un sentiment d’appartenance quasi minéral à la terre, de permanence du passé, de solidité, de retour à l’âge d’or, à l’enfance, mais aussi l’omniprésence du créole.

 Le sud chez Jorge Luis Borges: “ Le sud commence de l’autre côté de la rue Rivadavia. Celui qui traverse cette rue entre dans un monde plus ancien et plus ferme.” Et: “Il ne voyageait pas seulement vers le sud mais aussi vers le passé.” Et Borges sur le monde de Faulkner, qu’il décrit comme charnel: “Le monde de l’Invaincu est consanguin de notre Amérique du Sud et de son histoire, il est lui aussi créole”.

Revenons à notre Méditerranée, mer-centre, mer-pivot, tour à tour espace commun et mille mers ennemies.

S’il est vrai que “l’histoire n’est pas autre chose qu’une constante interrogation des temps révolus au nom de problèmes, curiosités ou angoisses d’aujourd’hui, la Méditerranée en est la preuve”, dit Braudel “parce qu’elle ne cesse de se raconter elle-même, de se revivre elle-même”.

La Méditerranée est l’espace de notre histoire, de nos origines, mais elle est aussi, fortement, le lieu mythique de notre bonheur: bonheur du corps, bonheur de la cordialité. Même si le cliché “mer bleue, soleil éternel” est mis de côté par un minimum de connaissance de la réalité du fragile équilibre que constitue un sol pauvre, un climat intempestif, des fléaux naturels, la Méditerranée est restée, au long des siècles – malgré les conflits politiques et religieux incessants – une réserve spirituelle pour tout européen, ainsi qu’un espace de convoitise pour tous les pouvoirs.

La Méditerranée, aussi bien celle du grec Strabon – qui la croyait le centre du monde avec un peu de terre autour – que celle des Phéniciens, avant lui, où celles, nombreuses, après lui, la Méditerranée a toujours été plusieurs Méditerranée: celle d’Orient, celle d’Occident – avec Venise ou Malte, par moments, comme charnières – ou celle de la rive Nord et celle de la rive Sud où, en termes plus contemporains, celle de l’Europe, celle des Balkans et celle de l’Islam.

Le pouvoir d’attraction de la mère des mers envisagée comme lieu de ressourcement fut énorme tout au long du XIX siècle faisant oublier le “Grand tour” du dix-huitième. Chateaubriand et Lord Byron  dès les premières années du siècle en firent l’aventure de leurs vies, le dernier en étant mort en 1824. Ainsi firent Victor Hugo, Lamartine, Flaubert, plus tard le portugais Teixeira Gomes – qui choisit l’Algérie pour y terminer ces jours – et Paul Valéry qui a résumé en une seule phrase ce que  je m’efforce de dire en plusieurs pages: “La Méditerranée apprend a bien penser”.

Ce rôle unique, de trait d’union instable, permit l’existence, au long des siècles, de quelques empires – romain, byzantin, ottoman – avec leurs “mare nostrum” ou “oikumene” plus ou moins durables et réussis. Il permet encore aujourd’hui une circulation gigantesque de biens entre les côtes est et ouest, sud et nord, sans oublier le tourisme – lame à deux tranchants – sans lequel la Méditerranée ne saurait vivre et avec lequel elle ne saura pas vivre non plus. Est-ce Jean Carpentier qui, dans son Histoire de la Méditerranée, a écrit que cette mer est “l’espace incertain qui sépare l’apprenti de sorcier du démiurge”? – Eh bien, voilà, cela s’applique dans le cas du tourisme très clairement, mais aussi aux conflits récurrents nord-sud qui, selon Fukuyama, tournent autour de trois axes: le pétrole, les armes et les migrations. Les tendances libérales/laïques de ce nipo-américain le portèrent probablement à ignorer l’axe des conflits identitaires – religieux, nationalistes – ou alors il a adopté, sans le savoir, ce principe formulé par Borges de Macedo à propos de ces mêmes conflits, qui disait “S’il y a une chose qui soit permanente dans l’homme c’est la différence, ce qui nous manque c’est d’apprendre à la gérer.”

Les migrations sont, de toute évidence, le problème que nous aurons à gérer – pour reprendre l’expression de l’historien portugais – mais pas en termes du passé – economicistes, linéaires – mais en termes de futur, c’est à dire de complexité, car les questions identitaires ne s’évanouissent jamais, tout ce qu’on peut c’est les canaliser.

Gérer, donc, la coexistence interethnique au sein des villes européennes sachant que la religion musulmane est déjà la deuxième en Europe et que la pression démographique continuera de pousser les populations du sud ( qui ont un taux de croissance qui monte) vers l’autre rive de la Méditerranée ( où les bébés sont moins nombreux que  les vieux).

Gérer les échanges et la coopération entre les deux rives, en privilégiant, politiquement, l’environnement et la culture comme dimensions indissociables du développement, et en sachant qu’une politique commune aux deux rives de développement et de sécurité est une priorité non ajournable pour mettre un point final à la course aux armements (lesquels représentent en ce moment en Méditerranée ¼  du total mondial des achats d’armes) avec, en plus, la menace très réelle de la “démocratisation” du nucléaire.

            La Déclaration de Barcelone reste à ce jour un cadre vide pour la coopération intermediterranéenne, le Sommet de Novembre 1995 – suivi déjà de deux autres: Malte en 97 et Stuttgart en 99 – n’ayant pas  jusqu’ici apporté les résultats auxquels on s’attendait. Divisions internes de l’Union Européenne entre priorité à l’Est et priorité au Sud; difficultés culturelles à trouver des critères et des méthodes communes entre les partenaires de la rive nord et de la rive sud; ou, pire, intérêts obscurs favorables au prolongement du statu quo parce que la guerre donne beaucoup trop à gagner – autant de motifs pour que ce programme européen en trois points – une zone commune de paix et stabilité, une zone de prosperité partagée et un partenariat pour les affaires sociales, culturelles et de droits humains – n’aie pas eû de suite satisfaisante, malgré les déclarations sans cesse renouvelées de la part de l’Union Européenne. En juin dernier au Conseil Européen de Feira au Portugal une Stratégie Commune pour la Région de la Méditerranée fût adoptée et l’Union Européenne lança à cette occasion un appel à tous ses membres pour améliorer la coordination de leurs politiques bilatérales et multilatérales concernant la Région a fin d’en assurer l’exécution efficace .

Début novembre le Forum Civil Euromed se réunira à Marseille pour exprimer la frustration des acteurs civils face à la performance des acteurs politiques en ce qui concerne une politique des migrations.  Inspirons-nous, donc, de Barthes qui disait que, dans notre société, la théorie est l’arme subversive par excellence et, civils que nous sommes, ayant pour seule arme la pensée, faisons un effort pour donner corps à ce qui, dans ce document sur une stratégie commune nous concerne: les chapitres des droits humains et de la culture, c’est à dire le partage culturel. Et qui dit partage culturel dit insémination mutuelle, le plaisir de ce qui est autre, le métissage joyeux, l’ouverture à l’inconnu. Le récent rapport du Parlement Européen sur la Politique en Méditerranée (Mars 2000) et celui sur les Droits Humains de 1999 - qui s’occupent de questions fondamentales pour cette région comme le respect de la femme et de l’enfant, et leurs rôles en société – pourront nous être utiles.

Al Andaluz, est resté  un phénomène interculturel typiquement ibérique – qui ne s’est pas traduit au Portugal de la même façon qu’en Espagne pour des raisons connues. Mais cela n’empêcha que le Portugal aie vécu aussi une longue période de convivialité interethnique marquée très tôt par une influence profonde des juifs – prolongée par un marranisme vivant jusqu’à nos jours – influence qui se fit sentir dès les débuts de la nationalité et, plus tard, par une pratique quotidienne de mélange interculturel issue des apports des découvertes maritimes.

Par des voies diverses mais convergentes, tous les pays européens de la Méditerranée – et même le Portugal dont l’histoire l’a amené à développer plutôt sa dimension atlantique – ont incorporé quasi génétiquement l’interculturalité.

L’Europe du Sud aura sans doute un rôle crucial à jouer pour l’équilibre futur de l’Europe. Parce qu’elle est naturellement créole, naturellement frontière, naturellement creuset, parce qu’elle est vieille et très jeune, sage et jouissante, vétuste et marginale, lente et durable. Elle est proche de l’Orient et des ors byzantins, elle est proche du Maghreb et des médinas musulmanes, elle a appris la polis avec les grecs, la loi avec les romains, la ruse avec les marchands semites, elle connaît le temps de l’Orient et le temps de l’Occident, elle a caché des corsaires, des trafiquants, des leaders déchus.

C’est probablement en Europe du Sud que viendront échouer les débris de l’Europe du Nord – trop normalisée, globalisée, virtualité. Mais, attention, il lui reviendra aussi de faire le pont entre nos villes européennes et les migrants des Balkans et de la côte sud qui battront à notre porte bien avant que nous ayons décidé de la leur ouvrir.

Beaucoup de questions restent en ouvert que je n’ai pu que frôler, mais qui pourront être mieux lues dans le cadre que je viens de dresser: le rapport futur des deux rives de la Méditerranée, le rapport de nos villes avec les migrants, le rôle futur de l’islamisme, l’évolution des conflits identitaires, l’apport des programmes européens existants et de l’internet pour réduire la fracture riches-pauvres.

Quels apports peuvent être ceux de la pensée complexe développée par Edgar Morin à l’urgent déplacement de perspective qui s’impose pour établir des rapports sains entre le nord et le sud?

Helena Vaz da Silva

 Symposium “Penser la complexité du Sud”, Barcelone, le 18 Octobre 2000