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LA RECHERCHE ADAPTEE AU DEVELOPPEMENT DURABLE.

 

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Ndlr. Nous remercions Patrick LEGRAND et l'INRA qui nous autorisent à reprendre ici, sous le titre "La recherche adaptée au développement durable", le texte de la préface qu'il a rédigé pour le dossier préparé par" l'INRA face au développement durable - Repères pour le sommet de Johannesbourg - Afrique du Sud, du 26 août au 4 septembre 2002". Ce texte permet de présenter succinctement un des défi épistémologique les plus sévères que rencontre aujourd'hui la recherche scientifique dans nos sociétés, celui que nous pose l'unanime aspiration à un développement durable.Plutôt que de réclamer à coup d'argument juridiques et de procès d'intentions en vandalisme, l'embastillement des leaders des confédérations paysannes qui attirent notre attention sur l'importance de ces défis, les communautés scientifiques ne devront elles pas s'exercer à la critique épistémologique interne de leurs propres initiatives ? L'aspiration collective au développement durable n'appelle t elle pas une plus riche intelligence de la complexité ? Des chercheurs de l'INRA ici nous montrent que l'on peut aujourd'hui s'y exercer. On trouvera le texte complet de ce gros rapport à http://www.inra.fr/dpenv/qn.htm#ces .

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"Au-delà du Cap de Bonne Espérance…"

Préface du Dossier de l'environnement de l'INRA n°22 :

L'INRA face au développement durable - Repères pour le sommet de Johannesbourg - Afrique du Sud, du 26 août au 4 septembre 2002).

En ligne (en français) et sous presse (en anglais),
http://www.inra.fr/dpenv/qn.htm#ces

 Patrick Legrand

 

Au fond, la recherche scientifique moderne est souvent mal à l’aise devant ce qui s’impose à elle tout en lui échappant. S’il s’agit d’évènements ou d’observations qui ne s’inscrivent pas dans ses théories et ses résultats, le doute est parfois pionnier.

S’il s’agit des phénomènes socio-politiques liés à des aspirations de la société, dite maintenant « civile », en décalage par rapport à ses résultats, ses problématiques, ses pratiques et ses méthodes, le trouble s’insinue.

Quand cette société interroge les options et les choix de long terme de la recherche – quoi qu’on en dise, la recherche rend des avenirs, donc des formes de développement, possibles et d’autres plus improbables -, le malaise s’installe et grandit à proportion de l’ampleur du mouvement. Au mieux, alors, la recherche se cherche et tâtonne ; au pire, déniant tout intérêt à l’affaire, elle fait l’autruche, s’enferme, se raidit… Dans nos sociétés, occidentales ou occidentalisées, elle en a les moyens, les instruments, le pouvoir et le réflexe.

 

L’attitude autiste ne résiste jamais bien longtemps, mais souvent suffisamment pour induire un inégal développement des connaissances qui profite aux options dominantes, offrant ainsi une prime aux certitudes du moment et un avantage temporairement décisif à leurs applications. La question se déplace alors du champ de la controverse scientifique, plus ou moins feutrée, à celui du débat social, d’autant plus vif qu’il intervient tardivement et dans un contexte hostile.

Et, maintenant, l’épreuve de force ne tourne plus systématiquement en faveur des idées dominantes. Le cas des organismes génétiquement modifiés et du génie génétique est l’exemple le plus récent, en Europe, de ces résistances et de leurs conséquences : le citoyen se méfie un peu de la science et se défie un peu plus des chercheurs, la recherche fabrique sa propre opposition, l’affuble du masque de l’obscurantisme et fréquente prétoires et parlements plus comme partie, voire comme accusateur, que comme expert, des options technologiques sont durablement dévalorisées, des groupes industriels malmenés, etc.

A bien y regarder, l’un des principes du développement durable consacrés à Rio de Janeiro, en 1992, le principe de précaution, est un des instruments de régulation pour dépasser de pareilles situations : incompatible avec cet autisme, il est aussi utile pour assumer les incertitudes définitives que pour se donner le temps de combler les ignorances dues aux « impasses » de la recherche. On en sait plus, à ce jour, sur les disséminations accidentelles d’informations génétiques, les risques associés aux OGM et les conditions ou les méthodes d’une évaluation anticipée et complexe… parce que les orientations et les programmes de recherche ont été bousculés par le débat de société.

 

Du côté des postures actives, face à une société qui lui oppose ses propres projets et même ses désirs, la recherche peut, schématiquement, adopter trois attitudes, plus ou moins volontaristes.

 

La première, minimaliste, consiste à considérer tout cela comme des épiphénomènes, éventuellement aberrants, qui ne méritent qu’une curiosité marginale. En France, ce fut, par exemple, longtemps le cas de l’agriculture biologique. Bien plus observée comme pratique sociale, par des sociologues et des économistes, que comme mode de production, elle est restée jusqu’à il y a peu hors du champ de la plupart des agronomes - qui s’y aventurait risquait la marginalisation - et des programmes de recherche institutionnels.

 

L’environnement a longtemps connu un sort analogue. Le développement durable pourrait bien subir le même. Au pire, aberration collective mondialisée, au mieux, curiosité planétaire sympathique, il resterait un objet mineur pour des travaux mineurs ou lui déniant toute spécificité, et l’occasion de valider et d’étendre des théories produites à d’autres occasions. Ce serait la recherche sur le développement durable…

 

La seconde attitude, plus active, consiste à considérer le développement durable comme un champ de recherche parmi d’autres, néanmoins reconnu, autonome et légitime, marqué par des finalités particulières et à la construction duquel la recherche peut contribuer. Dans une telle situation, globalement, le « durable » côtoiera l’« insoutenable », avec tous les handicaps d’un projet nouveau en butte à des démarches plus anciennes et mieux établies. C’est la recherche pour le développement durable, éventuellement cantonnée dans un compartiment, un programme, une discipline même… dont l’efficacité dépendra aléatoirement de la force de l’incitation politique, de l’intensité de la concurrence, de la richesse de la dotation financière et de la reconnaissance académique.

 

La troisième attitude est plus globale et à l’échelle des enjeux. Elle fait du développement durable une finalité générale prise en charge au même titre que la production de connaissances, et une dimension fondamentale du progrès auquel prétend contribuer la recherche scientifique. Le développement durable est alors un composant déterminant des problématiques, qui touche tous les projets, toutes les méthodes, tous les programmes, toutes les structures et toutes les institutions, et un critère essentiel de l’orientation, de la programmation et de l’évaluation. C’est la recherche adaptée au développement durable. A un degré ou à un autre, rien n’échappe alors à l’interrogation, pas même le fondamental. En effet, pas plus que pour l’environnement, les enjeux du développement durable ne se concentrent dans les travaux qui leur sont explicitement dédiés et la recherche scientifique n’est pas, par nature, plus orientée vers le Bien que vers le développement durable…

 

Il faut bien constater que les recommandations de l’Agenda 21, le programme d’actions validé à Rio de Janeiro, n’ont pas plus tranché explicitement entre les deux dernières attitudes que proposé de dispositifs achevés. Il a pourtant été, dans le chapitre 31 consacré à la Communauté scientifique et technique, incidemment recommandé que les gouvernements examinent « comment mieux adapter les activités scientifiques et techniques nationales aux besoins du développement durable » (Action 21, Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement. CNUED, New York, 1993, p. 209).

Le trinôme paradigmatique du développement durable, société-économie-environnement, les quatre principes, responsabilité-prévention-précaution-débat, et l’horizon du long terme qui y sont associés proposent déjà une grille d’analyse et des orientations de méthode. Il n’est donc pas nécessaire de disposer d’un projet abouti pour s’impliquer dans le processus.

 

L’Inra, à la suite d’une première évolution qui l’a conduit à intégrer structurellement les enjeux de l’environnement, se prépare à faire de même pour le développement durable. L’Institut, qui s’est « donné trois grands champs programmatiques » (l’alimentation et la sécurité sanitaire des aliments, la production agricole durable, l’environnement et les territoires), entend bien que ces « orientations soient (…) en cohérence avec les grandes thématiques internationales, parmi lesquelles la recherche d’un développement durable occupe une place centrale » et évalue actuellement « la manière dont [cette problématique] est actuellement prise en considération dans [ses] principaux programmes. » Aucun de nos programmes ne devrait donc échapper au questionnement…

 

Ce dossier, Johannesburg, l’Inra face au développement durable, Repères pour le Sommet de Johannesburg, est bien sûr une contribution à un débat tout à la fois interne et global. C’est aussi une façon de rendre public l’engagement d’une institution de recherche d’Etat. C’est, enfin, une façon d’explorer la nouvelle frontière qui se propose à la recherche scientifique.

 

 

 

Patrick Legrand, directeur de la Mission Environnement-Société de l’Inra

2 juin 2002