Le Forum du CONSEIL SCIENTIFIQUE
du programme européen M.C.X./A.P.C.

 

Les Trois Temps de la modélisation des éco-systèmes :

l'entropique, l'anthropique et le téléologique.

 

 

Jean-Louis LE MOIGNE

Professeur Émérite à l'Université d'Aix-Marseille III

Faculté d'Économie Appliquée - G.R.A.S.C.E., CNRS 166

15-19, Allée Claude Forbin

13627 Aix-en-Provence Cedex 1

Tél. 04 42 96 14 06 - Fax : 04 42 23 39 28 - E-mail : lemoigne@romarin.univ-aix.fr

 

 

 

Ne faut-il pas d'abord en toute question et avant tout examen procéder au "nettoyage de la situation verbale", interrogeait P. Valéry (Cahier XII, 867) ? L'exercice ici semble s'imposer tant sont confus les concepts de temps et d'environnement, confusion qu'amplifie ici leur conjonction.

 

De l'environnement, retenons alors la complexité, et résistons à la tentation analytique familière, qui le tient, simplement, pour "Le Non-Système" : ce magma que le système ne contrôle pas, dont il craint de subir les imprévisibles contraintes et dont il s'efforce de repérer les opportunités qu'il tient pour bénéfiques, mais qui ne doit pas affecter son identité. L'environnement, pour l'analyste, c'est ce qui est au-delà de la frontière qu'il tient pour certaine, que ce soit celle de la cellule, de la ville, de l'entreprise ou de l'état... S'intéressant à ce qu'il est, il ne s'attachera qu'à ce qu'il lui fait, sans s'interroger sur ce qu'il fait aussi, et moins encore sur les comment de cette action.

 

Cette conception analytique de l'environnement entendu comme une "chose externe" (ou une "externalité" disent souvent les économistes), dont on est séparé par une frontière rassurante, a certes pour elle d'être compatible avec le dogme de la simplicité ("Plus c'est simple, plus c'est vrai") ; mais il nous faut bien convenir que lorsque nous avons projet de nous intéresser aux interactions du système considéré avec son présumé environnement, elle s'avère fort inadéquate, voire paradoxale : l'air, présumé pollué, que je respire dans la ville appartient-il à l'environnement ou à la ville ?

 

Yves Barel le soulignait déjà dès le premier pas de la modélisation systémique cherchant à se désengluer de la modélisation analytique à laquelle la réduisait le vocable d'"analyse de système" : "Le non-système fait partie du système". On ne peut plus séparer la modélisation de l'environnement (le "non-système") de celle du système ; s'intéresser à "l'environnement de l'homme et des sociétés humaines", c'est nécessairement s'intéresser aux "systèmes des hommes et des sociétés humaines".

 

La modélisation systémique nous propose alors le concept d'éco-système (et peu après, le concept d'éco-organisation) pour rendre compte de façon intelligible et "praticable" de ce que l'usage désigne par "environnement" pour associer "le milieu" et "l'Umwelt" (le monde environnant, J. Von Uexhüll) ? E. Morin, (rappelant que la notion d'éco-système fut introduite par Tansley en 1935), conclut :

 

"Dès lors, l'environnement cesse de représenter une unité seulement territoriale pour devenir une réalité organisatrice, l'éco-système... Ce terme veut dire que l'ensemble des interactions au sein d'une unité géophysique... constitue une unité complexe de caractère organisateur ou système... s'organisant à partir des interactions entre constituants (biologiques et géophysiques)... une "Unitas Multiplex""

 

En référant notre propos au concept modélisateur d'Eco-Système plutôt qu'en parlant "d'environnement" (défini ontologiquement comme "ce qui est au dehors") nettoierons-nous "la situation verbale" ? Si la modélisation intelligible à fin d'interventions qui relient est notre projet, plutôt que l'explication logico-déductive qui découpe, le concept d'éco-système (et d'éco-organisation) le dira plus honnêtement que celui d'environnement !...

 

Du temps, retenons plutôt la tentation de la "chosifier" et de lui donner a priori statut ontologique indépendant de l'observateur à laquelle succombent tant de platoniciens passés et présents. P. Valéry le rappelait avec verve : "Il n'y a ni temps, ni espace, ni nombre en soi... il n'y a que des opérations, c'est-à-dire des actes...". Sans sujet-observateur narrant ses expériences et ses actes, existerait-il un temps ? Que serait-il alors ? "Qu'est-ce que le temps ?", interrogeait Saint Augustin : "Si on ne me le demande pas, je le sais ; si je veux l'expliquer, je ne le sais plus" (Confession II, 14). Schopenhauer précise : "Avant Kant, on pouvait dire que nous étions dans le temps ; maintenant le temps est en nous". Le temps est alors un concept commode pour nous représenter en termes intelligibles nos propres expériences d'actions, actions que nous percevons récursives : entreprises pour transformer notre contexte (ou notre environnement) elles nous transforment nous-mêmes, et c'est la perception de cette "transformation" que nous appelons "temps" : "La durée est du temps qui a un sens, un temps significatif... Le temps est un phénomène mental fonction d'un changement. Il est à une dimension".

 

Peut-être pourtant Héraclite avait-il raison ? "Panta Rhei : tout s'écoule, irréversiblement" (Fragment, 136). Tout ! L'observateur et l'observé, que le temps soit en nous ou hors de nous, construction de l'esprit pour donner sens à l'expérience, ou réalité naturelle transcendante indépendante de notre expérience ? Rien ne nous permet de le savoir avec certitude. Une attitude pyrrhonienne (ou pragmatique), que Montaigne nous suggérait déjà, n'est-elle pas alors raisonnable ? Agir de telle sorte que notre action prenne sens dans l'une comme dans l'autre hypothèse, celle du temps donné et celle du temps construit. Le temps alors devient représentation consciente nous permettant de rendre intelligibles nos expériences des transformations que nous percevons.

 

Dès lors, l'éco-système et le temps ne sont plus nécessairement des réalités contraignantes assujetties à des lois universelles. Ils sont — et ne sont que — des concepts commodes nous permettant de nous représenter intelligiblement nos propres expériences. Si ces représentations s'avèrent exclusives explications, les positivistes triompheront dans nos académies. Et si elles s'avèrent productrices de sens, les citoyens se féliciteront de pouvoir comprendre ce qu'ils font lorsqu'ils préfèrent fermer "Superphénix" ou taxer plus fortement le gas-oil des moteurs diesel, en se référant à leurs projets pour les prochaines générations, qui pourrait être de maintenir ou d'augmenter leur liberté d'actions possibles.

 

Ce nettoyage sommaire de la situation verbale des "Temps de l'environnement" nous permet peut-être d'interpréter plus aisément l'exceptionnelle expérience modélisatrice accumulée par toutes les sciences pour rendre compte de nos perceptions de l'irréversibilité des actions des (dans les, par les, pour les,...) écosystèmes auxquels nous nous intéressons : sciences écologiques et géophysiologiques, sciences de la cognition et de la communication, sciences des interactions physico-chimiques et des évolutions biologiques, sciences de la morphogénèse et sciences éthologiques, sciences des systèmes et sciences de l'organisation,... nous livrent un patrimoine cognitif d'une étonnante richesse que nous n'avons pas encore fini d'explorer ; certes chaque discipline, jalouse de sa spécificité, nous assure que ses théorisations l'emportent sur les autres ; qui aura le dernier mot de la dynamique cosmo-physique des systèmes non linéaires ou de la biologie génétique ? Aucune sans doute, et peu nous importe. En revanche, une méditation prolongée sur les expériences théorisées de ces disciplines, méditation avivée par le sentiment de l'urgence que les problèmes dits de l'environnement posent à nos sociétés contemporaines, s'avère à la fois possible et stimulante. Yves Barel nous le rappelait : "L'environnement aussi réinvente la science : ce qui n'existe pas ou pas encore, peut agir sur ce qui est".

 

Cet exercice épistémologique que les sciences positives n'aiment guère pratiquer mais que J. Piaget nous invitait à restaurer dans nos cultures civiques et scientifiques peut nous conduire à reconnaître trois traditions, ou trois paradigmes dans le patrimoine des "sciences de l'environnement" (ou : "des écosystèmes") : trois paradigmes longtemps rivaux et se percevant, les deux premiers surtout, comme mutuellement exclusifs, que nous pouvons réinterpréter aujourd'hui sans leur demander d'autre concours que celui d'une aide à l'intelligibilité : à l'assurance — souvent arrogante — de l'expert et du savant, substituons la prudence tâtonnante des citoyens délibérant et formant projets. En rappelant succinctement ici l'essentiel de ces trois paradigmes du temps (ou de ces trois grandes conceptions du temps progressivement dégagées par toutes les sciences depuis 25 siècles), on restituera peut-être quelques repères épistémiques, parfois oubliés, à l'aide desquels les citoyens-chercheurs en sciences de l'environnement pourront aujourd'hui enrichir leurs débats sur les concepts de "soutenabilité maintenabilité, durabilité, viabilité qu'ils associent à l'idée-même de maîtrise d'un développement acceptable... au coeur du débat actuel sur l'environnement".

 

Le Temps Entropique, "poussé par le passé".

 

De ces trois paradigmes, celui du "temps entropique" est sans doute aujourd'hui le plus familier, et le plus généralement accepté par les académies. Depuis que Clausius (1850) puis Boltzman ont proposé d'identifier la temporalité physique ou naturelle par son irréversibilité en caractérisant l'énergie disponible dans un système fermé par son "entropie", sa capacité à "changer de disposition (ou de complexion)" à chaque instant, nos modèles de la mécanique générale se sont enrichis d'une nouvelle dimension. La cinématique newtonienne neutralisait la notion de temps en postulant la réversibilité du mouvement du mobile (la même trajectoire pour le mobile circulant "en avant : + t" et "en arrière : - t"). La dynamique thermodynamique puis statistique de Boltzman va au contraire le déneutraliser en postulant l'irréversibilité des transformations internes d'un système fermé au fil du temps. Elle permettra la formulation du "deuxième principe de la thermo-dynamique" dont la puissance métaphorique sera telle qu'en un siècle, il imprégnera toutes les disciplines, incitant les modélisateurs à rendre compte non seulement des mouvements spatiaux de l'objet au fil du temps (la cinématique) mais aussi des transformations morphologiques du système. Transformations entendues irréversibles, contraintes par le temps passé à ne pas revenir dans les configurations qu'il présentait naguère. La "flèche du temps" devenait ainsi un principe de modélisation des phénomènes quasi inévitable, embarrassant souvent les mécaniciens et les nombreuses disciplines qui se référaient volontiers à leurs modèles classiques (en particulier les économistes d'inspiration walrasienne) ; principe pourtant peu à peu accepté sans doute par résignation politique : si la science apporte le progrès, il importe que sa progression soit irréversible ; à quoi servirait-il de financer des recherches scientifiques si celles-ci nous reconduisaient aux connaissances dont on disposait il y a 2 ou 3 siècles !...

 

Le fait que le paradigme entropique ait été formulé initialement par une "science dure", la physique, et que son développement depuis un siècle ait été fort convainquant (I. Prigogine obtint le Prix Nobel en 1977, et sa célèbre "Introduction à la thermodynamique des processus irréversibles" date de 1962 n'est sans doute pas étranger à la progressive audience interdisciplinaire de ce paradigme qui a beaucoup intéressé nombre de chercheurs en "écologie naturelle" (ou naturaliste ?) et quelques autres en économie : n'est-il pas tentant de demander aux présumées "lois" de la thermodynamique quelques cautions scientifiques justifiant de plus hypothétiques encore "lois" de l'écologie ou de l'économie ? Ce label de garantie épistémologique n'est-il pas de même nature que celui que bien des sciences douces demandent depuis un siècle à l'énergétique ? La conception entropique du temps ("Le temps entropique") à laquelle peut se référer la modélisation des éco-systèmes est alors une conception de type causaliste : le passé, même s'il n'"explique" pas toujours le présent, le conditionne, lui interdisant des retours en arrière. Même les tenants de thèses de type cyclique (les cycles de Kondratiev, etc.) doivent les nuancer en postulant leur caractère spiralo-hélicoïdal plutôt que cyclique. La force de ce principe tient sans doute à son apparente simplicité et à sa relative évidence sensible (relative, car au "rien ne sera plus comme avant" répond souvent le "plus ça change et plus c'est la même chose"). Faisant du temps irréversible une nécessité naturelle, il autorise la prévision scientifique et l'extrapolation statistique, offrant ainsi un certain nombre de méthodes dont les chercheurs scientifiques sont friands : ne leur suffit-il pas d'appliquer une méthode scientifique, forgée de préférence par les sciences dures, pour produire ipso facto des connaissances dites scientifiques... sans avoir à s'interroger sur le sens civique et la légitimité épistémologique des connaissances ainsi produites ; l'histoire de la recherche agronomique est ici exemplaire : à rechercher une agriculture efficace plutôt qu'intelligente parce qu'on disposait de méthodes ad hoc pour l'efficacité, on a parfois abouti à des résultats que les citoyens confiants qui finançaient ces travaux n'avaient pas demandé ! Il reste que cette conception du temps entropique a permis d'accumuler un capital d'expériences modélisatrices dont on n'a pas fini de tirer parti et qui constitue un riche gisement d'heuristiques modélisatrices pour l'interprétation et l'anticipation du comportement complexe des éco-systèmes : la lecture de la formation du paysage de Nieuwkoop (son village natal, en Hollande) proposée par P. Westbroek constitue ici entre mille autres un exemple particulièrement convaincant. Mais, pour géologue qu'il soit, P. Westbroek inspirait peut-être davantage sa démarche d'une conception "anthropique" que d'une conception "entropique" du temps ?

 

Le Temps Anthropique, "tiré par l'avenir"

 

Depuis que le "Principe Anthropique" a ré-émergé, il y a peu, dans les cultures scientifiques contemporaines, notre conception d'un temps "extrapolable" à partir du passé est peut-être en passe de devenir moins prégnante : le monopole de la thèse aristotélicienne de "causalité efficiente" (le passé, cause du présent, l'un et l'autre cause de l'avenir, "longue chaîne de raisons toutes simples", disait Descartes), s'atténue au profit de la réémergence de la non moins aristotélicienne thèse de la "causalité finale" : L'hypothèse d'un temps "tiré par l'avenir", attiré par quelque "fin dernière", n'est-elle pas aussi plausible que celle d'un temps poussé par le passé ? Matérialistes et idéalistes se sont longtemps affrontés hargneusement sur cette interprétation, et continueront sans doute à le faire. Pourquoi devrions-nous ici prendre parti puisqu'aucune évidence sensible n'emporte définitivement notre conviction ? L'une et l'autre sont plausibles, et selon les époques et les cultures, un paradigme l'emporte sur l'autre pendant un ou deux siècles. Nous sortons peut-être d'une longue errance positiviste qui rassurait les corporations plus que la raison : la science faisant sienne l'hypothèse d'un temps entropique, abandonnant à la philosophie ou la métaphysique (qui n'ont pas la dignité ni les budgets de la Science) l'hypothèse duale d'un temps anthropique ! Longtemps les philosophes se sont satisfaits de ce compromis séparant les corporations... jusqu'à ce que la révolution paradigmatique suscitée par la physique quantique, l'étude des écosystèmes complexes et les nouvelles sciences de l'ingénieur ne suscitent quelques provocantes remises en question : il est plus aisé de séparer les corporations que les connaissances ; pour les premiers, les disciplines sont des "segments" du savoir, pour les secondes, elles sont des cardans, ou des articulations de savoirs : on les détruit en disjoignant les axes qu'elles relient. Il n'est alors plus toujours aussi simple (et moins encore légitime) de séparer connaissance scientifique et connaissance philosophique... et donc le temps de la science (entropique ?) du temps de la philosophie (anthropique ?).

 

Les tentatives, et les tentations de rapprochement ont été nombreuses, au fil du XXe siècle, la plus remarquable étant sans doute celle du paléontologue P. Teilhard de Chardin proposant un principe de complexité croissante convergeant vers l'"oméga divin". Que ce "point oméga", celui de "la vie", ou de "l'hominisation" (d'où le nom du "principe anthropique") ou celui de "l'Intelligence pure", ou celui de "la conscience" ou de "l'amour-fusion", ou de... quelque autre fin concevable sans doute importe moins que le postulat de l'existence d'un "attracteur universel", présumé placé à "la fin" de l'histoire de l'Univers et donnant ainsi "un sens" au temps que nous vivons. Convenons que dans certaines de leurs présentations, "l'Hypothèse Gaïa" de J. Lovelock et les théories récentes d'une géophysiologie invitant à reconsidérer une géophysique peut-être trop mécaniste, ont le réel avantage de la plausibilité et d'une certaine forme d'intelligibilité : l'hypothèse de la planète représentée (plutôt qu'expliquée) comme un organisme vivant, que développent quelques géologues tel que P. Westbroeck, si elle laisse entière la question : "Qu'est-ce que la vie ?", a le mérite, fût-il contingent, de renouveler nos modes d'interprétation des comportements des éco-systèmes auxquels s'intéresse une nouvelle géo-bio-chimie. (La transformation des sels de calcium développée par l'étonnante algue "Emiliana", par exemple, ne suggère-t-elle pas de nouvelles interprétations invitant à comparer écosphère et biosphère de façon apparemment stimulante ?).

 

Le Principe Anthropique a retrouvé une sorte de nouvelle jeunesse dans la modélisation scientifique lorsque l'astrophysicien B. Carter et quelques chercheurs renouvelant la cosmologie contemporaine se proposèrent de le formuler et de l'argumenter en commentant des spéculations sur la courbure ou l'isotropie de l'univers. Proposé par des cosmologistes plus crédibles a priori que les paléontologues ou les bio-évolutionnistes, le "Principe anthropique", suggérant une interprétation plausible de ces spéculations, allait témoigner d'une puissance métaphorique suffisante pour se présenter comme un principe alternatif au "principe entropique" qui semblait jusqu'alors fort solidement "installé" dans la plupart des disciplines scientifiques. Principe anthropique que B. Carter et ses collègues allaient présenter sous différentes versions que l'on peut rappeler ici succinctement. :

 

Le "principe faible" (Carter, 1974) dit que "la présence d'observateurs dans l'univers impose des contraintes sur la position temporelle de ceux-là dans celui-ci".

 

Le "principe fort" (F. Tipler, 1988) dit que "l'univers est suffisamment bienveillant pour que, une fois que l'intelligence a pu s'y développer, les lois de la physique permettent qu'elle continue à exister à jamais".

 

Quelles que soient les présentations de ce principe anthropique (et les critiques acerbes que lui ont parfois opposées les tenants d'un scientisme positiviste classique), il importe de relever qu'il exprime une conception de' la formation de la connaissance scientifique et philosophique qui a quelques lettres de noblesse dans nos cultures sinon dans nos enseignements. J'en prends à témoin la conclusion - qui est aussi une spéculation plus qu'une déduction - que l'épistémologue H. Barreau donnait il y a peu à une fort sérieuse présentation du "temps" :

 

"Si la matière n'a cessé de se complexifier au lieu de se cristalliser dans des structures d'équilibre, c'est qu'un principe mystérieux fait de la flèche cosmique une flèche historique au bout de laquelle nous rencontrons la terre, la vie, l'homme et la loi morale. Certes la loi morale n'est pas une loi physique... Mais (elle) nous apparaît aujourd'hui comme appartenant pourtant à un ordre secret de l'univers en évolution... Elle est un appel à la perfection dans un univers qui a ménagé déjà un berceau pour la vie et dont les énigmes s'offrent au cerveau de l'homme comme les procédés, qui seront peut-être un jour découverts, d'un grand dessein auquel l'homme, doté d'esprit, a vocation de participer".

 

Le fait que, sous ses diverses formulations, le Principe Anthropique n'emporte pas la conviction définitive du lecteur, son caractère spéculatif, constitue une sorte de signal épistémique qui peut s'avérer pertinent pour notre entreprise de modélisation de la dynamique des éco-systèmes : le principe entropique, sans doute aussi plausible, ne repose-t-il pas lui aussi sur des spéculations ? Sommes-nous vraiment obligés de tenir pour certain que la thèse du "big bang" implique que ce présumé "événement" soit celui d'un "instant zéro" ? Ne serait-il pas aussi plausible, interrogeait par exemple I. Prigogine, de le considérer comme l'éventuel moment d'un classique "changement de phase", auquel cas, il ne serait plus "initial". Parce qu'il désacralise le principe entropique, le principe anthropique ne se voit pas pour autant sacralisé. Ils nous apparaissent alors l'un et l'autre relativisés, au moins provisoirement. Le principe pragmatique de précaution devient alors légitime : entreprendre une action qui, justifiée par l'un, serait condamnée par l'autre, ne serait pas raisonnable. En revanche, l'un et l'autre peuvent être pour le modélisateur des sources d'heuristiques fécondes, lui valant quelques nouvelles idées d'initiatives et de représentations possibles, parfois pertinentes, surtout lorsqu'elles s'avèrent compatibles avec l'un comme avec l'autre de ces deux principes qui, s'ils sont antagonistes dans leur forme, ignorent l'un et l'autre que le temps d'un éco-système est le temps perçu par des observateurs-acteurs qui en ont l'expérience et qui ne le connaissent que par ces expériences. N'importe-t-il pas pourtant d'être d'abord attentif à cette complexe expérience de l'action de, dans et par cet écosystème complexe qu'est son observateur-modélisateur-acteur ?

 

Attention qui, pragmatiquement, nous suggère de reconnaître une autre conception du temps, plus précautionneuse peut-être, mais aussi plus aisément légitimable lorsque nous nous proposons quelques projets pouvant affecter la dynamique des écosystèmes au sein desquels nous méditons intentionnellement nos actions.

 

Le Temps Téléologique, construit par le présent.

 

Les deux conceptions rivales du temps que nous propose la science contemporaine ne nous apparaissent-elles pas trop unidimensionnelles, peut-être même trop simplificatrices ? Ne peut-on s'interroger sur leur caractère quasi fataliste, que cette fatalité soit celle du hasard ("Le temps est un enfant qui joue aux dés", Héraclite) ou celle de la nécessité (celle de la perfection glacée du cristal, aboutissement ultime du processus) ? Spéculations plausibles, certes, mais nullement évidence empirique. Pragmatiquement, chacun est tenté de récuser cette étreinte fatale, de reconsidérer sa représentation du temps, de son temps présent, celui de la prochaine action, "médiate et immédiate, causée et causante" ? Pourquoi contraindrait-on toujours son prochain geste au nom d'une conception hypothétique et spéculative du temps, du passé ou du devenir ? C'est sans doute H. Bergson qui nous a invités avec le plus de chaleur à reconsidérer la prégnance plus culturelle que naturelle de nos conceptions fatalistes et simplificatrices du temps :

 

"Le peintre est devant sa toile, les couleurs sont sur la palette, le modèle pose ; nous voyons tout cela et nous connaissons aussi la manière du peintre : prévoyons-nous ce qui apparaîtra sur la toile ?... Le temps est invention ou il n'est rien du tout...".

 

Le temps, le temps dans lequel chacun agit, le temps de l'éco-système n'est peut-être pas "donné" ; le temps n'est peut-être pas "longueur" (ou opérande), mais "création" (ou opérateur), construction active de l'esprit, qui perçoit la durée dans son acte créateur, à l'image du peintre qui ne sait pas encore ce que sera son oeuvre à l'instant où il l'entreprend : "Le temps d'invention ne fait qu'un ici avec l'invention-même". Changement de regard qu'annonçait Kant et Schopenhauer : ce n'est plus nous qui sommes dans le temps, c'est le temps qui est en nous, acteurs conscients de l'éco-système que nous modélisons à fin d'intervention. Changement de regard si plausible qu'il devient peu à peu accepté malgré les réticences des vieilles gardes positivistes (J. Monod ne moquait-il pas encore en 1970 un "vitalisme métaphysique" dont il faisait d'H. Bergson le hérault, conception "qu'il n'essayait pas de discuter", s'en sentant "incapable ; ... parce qu'il se voulait enfermé dans la logique et pauvre en intuitions globales".

 

I. Prigogine et I. Stengers, heureusement pour nous tous, surent nous convaincre peu après de relire l'oeuvre de Bergson, et de "mettre en question la conception du temps physique dans les théories fondamentales à partir de l'évidence phénoménologique"... "démarche quelque peu parallèle à celle de Bergson..."/

 

Cet enrichissement de notre conception du temps entendu de façon non plus linéaire et cumulative, mais de façon auto-éco-ré-organisante, associant inséparablement l'observateur et l'écosystème qu'il modélise, va sans doute complexifier nos représentations. Les formalismes de la cinématique ne nous suffiront plus pour décrire intelligiblement les comportements perçus. Et les premiers développements de la dynamique des systèmes non-linéaires, s'ils permettent d'explorer des zones d'ombre de la modélisation des écosystèmes, en suggérant nombre d'heuristiques que les ressources de la simulation informatique sauront exploiter, ne parviendront pas à rendre aisément compte du caractère multidimensionnel et surtout des ruses cognitives que manifestent — ou peuvent manifester — les interactions "du système et de l'acteur".

 

Si "Le temps est création", n'est-ce pas parce qu'à chaque instant, l'observateur-acteur s'interroge "Que sera mon prochain pas ?", et pour répondre, demande : "Quels sont les possibles concevables ?" ("Quand on a le choix entre deux solutions, il y en a toujours une troisième", dira J. Piaget). Ni hasard, ni nécessité, mais élaboration de choix possibles et donc formulation tâtonnante de quelques projets, en général intermédiaires ("Searching is the end", dira H.A. Simon). C'est dans cette opération cognitive d'une refinalisation permanente du "prochain pas" ou de la prochaine action, celle qui, engagée, suscitera quelques transformations perçues irréversibles, que se définit alors la conception du "temps créateur" par laquelle nous pouvons entendre nos exercices de modélisation des éco-systèmes. Avant Bergson, c'est Kant qu'il nous faut alors relire (Bergson nous y invitait d'ailleurs expressément) et plus particulièrement l'étude de l'endo-finalisation des systèmes complexes capables de cognition et donc d'intelligence, qu'il proposera dans la "troisième Critique" : "la critique de la faculté de juger" (1793) : en reconnaissant dans la téléologie une "science critique" qui fait son objet de l'étude des processus de finalisation (tels qu'ils se manifestent dans l'exercice des "jugements", esthétiques ou autres), Kant nous incite à renouveler notre conception traditionnelle de la dialectique fins x moyens, qui tenait la fin pour donnée (substantielle) et calculait le "meilleur moyen" pour atteindre cette fin. Le temps de ces exercices de finalisation, expérience cognitive intelligible, devient alors le temps du projet d'action, le temps téléologique.

 

Le comportement de l'éco-système s'entend ainsi dans ce processus de construction tâtonnante de ce projet : nous pouvons le modéliser dans un temps téléologique, un temps conçu pour construire du sens à l'action en cours et en projet, un temps créateur. H.A. Simon a repris — à son insu sans doute — la métaphore bergsonienne du peintre devant son tableau pour rendre compte de ce processus de modélisation téléologique d'un système perçu complexe :

 

"La réalisation de conceptions complexes qui sont exécutées sur une longue période de temps et modifiées continuellement au cours de leur exécution, ressemble beaucoup à la peinture à l'huile. Dans la réalisation d'une peinture, chaque nouvelle touche de couleur déposée sur la toile crée une sorte d'organisation qui fournit une source continue d'idées nouvelles au peintre. L'action de peindre est un processus d'interaction cyclique entre le peintre et la toile, dans lequel les objectifs en cours conduisent vers de nouvelles applications de peintures, pendant que l'organisation graduellement changeante du tableau suggère de nouveaux objectifs".

 

Ainsi interprétée la dynamique de l'éco-système modélisé s'entend "à la manière" du célèbre poème d'A. Machado : "L'éco-système fait son chemin qui sous ses pas ne serait pas. C'est lui qui fait ses lendemains..." Non plus entendu comme poussé entropiquement par son passé ou tiré anthropiquement par son avenir, mais entendu construit téléologiquement par son action présente.

 

Cette construction délibérée — ou téléologique du "prochain pas" doit alors être entendue comme un exercice cognitif d'intelligence délibérante attentive aux contextes dans lesquels elle auto-élabore ses prochains comportements. Les métaphores des cogitations du peintre devant sa toile ou du joueur d'échecs devant son échiquier viennent alors à l'esprit : On se souvient du "Principe de Pitrat" reliant l'exercice de l'intelligence autonome d'un système à sa capacité à se représenter à lui-même sa propre activité : "Un système intelligent peut et doit se représenter lui-même". Sans cette capacité symbolisatrice d'auto-représentation, le comportement du système ne peut être compris téléologiquement. S'il n'est ni erratique, ni prédéterminé (que ce soit par un passé ou par un avenir tenus pour donnés), et s'il est intelligible, il sera entendu téléologique.

 

Pour le modélisateur, le principe devient actif : si le comportement dynamique de cet éco-système doit être perçu téléologique, il lui faut veiller à lui reconnaître ou à le doter de quelques capacités cognitives, capacité de se représenter par des systèmes de symboles mémorisables et capacité de computer ces systèmes de symboles. L'immunologie cellulaire comme l'éthologie (les vols de migrateurs...) entre mille exemples nous fournissent nombre d'illustrations dites "naturelles" de ce principe rendant intelligibles les comportements téléologiques des éco-systèmes que nous considérons, comme ceux au sein desquels nous intervenons : tous révèlent l'incitation permanente du système à identifier des actions possibles afin de pouvoir ainsi choisir intentionnellement "le prochain pas" (la liberté de choix qui ne s'accompagne pas de la liberté d'inventer en tâtonnant d'autres termes possibles ouverts au choix serait une liberté illusoire). Cette investigation tâtonnante, qui suggère l'élaboration de nouvelles fins alors que se forment la conception de nouveaux moyens initialement destinés à atteindre une fin précédente, va caractériser le comportement téléologique de l'éco-système modélisé : finalisé, il devient auto-éco-ré-finalisant. Le temps téléologique est celui de l'élaboration des possibles qui donneront sens et légitimité aux projets "médiats et immédiats" qui rendent intelligible le comportement du système. N'était-ce pas cette capacité à former des possibles qu'évoquait déjà Pindare dans un vers que P. Valéry mit en exergue au "Cimetière Marin" ?

 

"N'aspire pas chère âme à la vie immortelle,

mais épuise le champ des possibles".

(Pythiques III).

 

Ainsi entendu, l'éco-système peut à chaque pas former projet et construire mémoire dans le champ des possibles qu'il construit en marchant.

 

Les temps de l'éco-système : ceux de l'abeille et celui de l'architecte.

 

Dans une formule souvent citée, H. Bergson concluait sa méditation sur l'infinie complexité des temps que se propose l'esprit humain, irréductible aux conceptions par trop simplistes des temps que privilégiaient les sciences de la nature, par un appel à une prise de conscience fort téléologique : prise de conscience que s'efforcent d'exprimer aujourd'hui les citoyens-chercheurs qui développent notre intelligence de l'interaction "Nature-Science-Société", que l'on peut rappeler en guise de conclusion ou plutôt de projet pour relancer de nouvelles méditations épistémologiques qui guideront nos prochains projets :

 

"L'humanité gémit, à demi écrasée sous le poids des progrès qu'elle a fait.

Elle ne sait pas assez que son avenir dépend d'elle".

 

C'est à produire ces savoirs oubliés, ceux qui nous montrent que notre action dépend de nous plutôt que d'un hypothétique principe entropique ou anthropique, que nos nouvelles sciences de la complexité, celles des systèmes et celles de l'ingénierie, comme celles de la cognition et celles de la communication doivent aujourd'hui s'attacher.

 

Le projet tâtonnant de l'architecte ne nous tente-t-il pas plus que l'obéissance parfaite de l'abeille, dans notre entreprise civique autant qu'épistémologique d'intervention délibérée dans les écosystèmes que nous percevons ? On se souvient de la parabole de K. Marx :

 

"L'abeille surprend, par la perfection de ses cellules de cire, l'habileté de plus d'un architecte. Mais ce qui fait la supériorité de l'architecte le plus médiocre sur l'abeille la plus experte, c'est qu'il construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la Ruche".

 

Construire dans sa tête, téléologiquement, c'est modéliser sans cesse les écosystèmes au sein desquels nous intervenons, qu'ils soient ruches ou cités, planètes ou marais, politiques ou familiaux...

 

"N'appartenons-nous pas à la terre qui nous appartient ?... Ne pouvons-nous sans cesse former projet de la civiliser ?" L'appel d'Edgar Morin à notre re-connaissance de "La Terre-Patrie" nous incite à re-connaître aussi ce temps qui est création, création de ces savoirs oubliés que nous rappelait déjà G. Vico achevant sa "Scienza Nuova" : "L'humanité est son oeuvre à elle-même".