Le Forum du CONSEIL SCIENTIFIQUE
du programme européen M.C.X./A.P.C.

Autonomie ou dépendance de la science

Repris de Quadrature N°30, Oct.Déc.98, p.5-11

par Edgar Morin
Directeur de Recherche au CNRS. Conférence du Mercredi 26 mars 1997 animée par Jean Clavel de l'ASTS.

À la suite de l'affaire Sokal*, la question de savoir à quelles conditions on peut parler d'autonomie ou de dépendance de la science retrouve à nouveau sa virulence et, il faut le dire, sa pertinence. D'aucuns auraient vu dans le canular de Sokal une épreuve de falsification scientifique : falsifier l'énoncé d'un discours pour tester les critères de reconnaissance de sa validité. Mais il paraît plus amusant d'y voir d'abord un jeu scénique entre deux pouvoirs très marqués : les "scientifiques" d'un côté et, de l'autre, les "narrateurs et/ou littéraires". L'affaire peut alors être décomposée en deux épisodes, l'un "moliéresque" (de la comédie avant toute chose), l'autre "torquémadesque" (inquisiteur et dénonciateur) .

Sokal parvient, en effet, à publier un texte dans une revue sérieuse, dans lequel il parodie un style pédant et précieux où l'on retrouve pêle­mêle les idées de "déconstruction" et de (" constructivisme " ; l'une serait la tendance à saper les bases classiques de l'édifice majestueux des lois de la nature et l'autre, le constructivisme, lui, à remplacer ces lois impersonnelles par une idéologie issue des conditions socio­historiques. Dévoilant la supercherie "moliéresque", Sokal en conclut que parler de la science, en deçà du discours scientifique, conduit à la vanité et à la facilité.

D'où le second aspect, "torquémadesque", de cette affaire. Celle­ci a déclenché une grande offensive lancée par les représentants institués de la Science dite "dure" et "pure" (dont Weinberg est un des chefs de file). Ceux­ci entendraient donc balayer le style "constructiviste" et "déconstructiviste" qui pollue leur discours scientifique, ainsi qu'interdire à la psychologie et à la sociologie la prétention de rendre compte de la science ; bref, balayer toute prétention épistémologique à relativiser la science même et toute contestation de l'organisation disciplinaire ; balayer tout ce qui pourrait mettre en cause le monopole de la connaissance par les scientifiques ; bref, balayer toute velléité hors science de traiter des idées scientifiques comme objet de réflexion ou comme objet philosophique.

Pourtant, le problème de la science comme objet de réflexion philosophique et épistémologique se pose plus que jamais. En effet, la science comme telle est problématique, i. e. elle pose elle­même problème et donne à penser. Autrement dit, elle est une instance paradigmatiquement complexe, une certaine forme privilégiée de rationalité, mais elle n'intègre pas le sujet pensant. Elle ignore l'observateur-concepteur. En outre, la science n'est pas seulement dépourvue de la conscience d'elle-même. Elle est nécessairement disjointe de la conscience éthique. C'est ce qui lui a donné son autonomie, mais aussi ce qui lui donne, à l'époque contemporaine, alors qu'elle a développé des pouvoirs de manipulation et de mort, son insuffisance.

Husserl avait tenté de faire apparaître comment la "crise des sciences européennes" exprime en profondeur la crise née de l'occultation du sujet qui fait la science. Selon Husserl, seul un retour réflexif sur l'état des sciences peut permettre d'élucider le sens de la crise qui se manifeste jusque dans le domaine politique. L'idée majeure de Husserl est celle du désintérêt des scientifiques pour leur propre subjectivité à l'oeuvre dans leur démarche, c'est-à­dire du défaut de réflexivité de leur recherche. En d'autres termes, les dits "scientifiques" vident la science de ses propres opérateurs et de leur contexte humain. Cela se ferait au profit d'une forme logique a priori qui permettrait d'inscrire toutes choses, et l'Homme, dans des algorithmes.

Or, la question que l'on devrait toujours poser au sujet de la vérité scientifique, c'est : à quelles conditions et pour quels observateurs/concepteurs/constructeurs un théorème est­il vrai ou une chose est­elle "scientifique" ?

Les lois, les découvertes, l'objectivité qu'une science assure échappent­elles aux conditions historiques, sociales et psychologiques qui sont présentes lors de son avènement, ou bien peuvent elles en être prisonnières ? Ce problème a été envisagé en sociologie, il y a plus d'un demi-siècle. Thomas Merton, par exemple, voit les déterminations sociales et pose la question : comment se fait­il que la science, qui ne peut pas échapper à ces déterminations, produise un savoir qui les dépasse et les transcende, en raison de son caractère universel et objectif ? Il paraît évident que la Terre ne tourne pas autour du Soleil seulement à partir du moment où Copernic, en des conditions données, singulières et précises, établit l'équation qui prouve l'héliocentrisme. À l'opposé, une autre sociologie a été marquée par la forte personnalité de l'Écossais Bloor, pour qui la science prétend s'universaliser et s'élever au­dessus de son contexte socio­historique, afin de mieux se cacher à elle­même sa fonction, qui serait d'être une "idéologie" de notre société. Si l'on y ajoute une pointe de marxisme (ou de pseudo­marxisme), cette "idéologie" devient celle du capitalisme contemporain.

Le problème de l'autonomie de la science est par conséquent posé, aujourd'hui, de deux façons aussi réductrices qu'antagonistes. L'on voit d'un côté une science réduite à la physique traditionnelle et à ses lois régissant l'Univers, édifice majestueux de la science, de façon impériale et incontestée et, de l'autre côté, l'on retire à la science tout privilège épistémologique par rapport à une idéologie. La difficulté réside alors dans une critique simultanée de ces deux points de vue.

Mon propos est reconnaître pleinement les ingrédients non scientifiques et pourtant nécessaires à la constitution - production- du savoir scientifique. Il est également de reconnaître a validité possible de toute étude de contexte et la valeur d'émulation de toute polémique scientifique. Enfin je tiens à critiquer la relativisation généralisée. En ce sens, en effet, le réductionnisme socio­historique qui tend à réduire toute idée, y compris l'idée scientifique, à ses conditions spatio­temporelles de formation sape sa propre base. Car l'idée selon laquelle toute connaissance dépend de ses conditions d'émergence se relativise elle­même.

L'idée selon laquelle il n'y a pas de vérité universelle détruit sa validité universelle. Par conséquent, la conception qui relativise la science doit elle­même se relativiser et suspendre toute prétention à la validité absolue. Bien entendu, un tel problème ne saurait être traité de manière simplifiée. Avant d'aborder ce problème, j'expose deux principes qui sont autant de points de vue

Premier principe : l'autonomie - dépendance.

Habituellement, l'idée d'autonomie est opposée à celle de dépendance, de même que l'idée de liberté l'est à celle de déterminisme. Dans la conception scientifique traditionnelle, l'autonomie n'était pas pensable puisqu'il y avait des déterminations, des causes extérieures. Elle ne l'était que métaphysiquement. Aujourd'hui, avec le progrès de notions issues de la cybernétique et la théorie des systèmes, surtout avec la conception de l'auto­organisation (en vertu du second principe de la thermodynamique), il est clair que des systèmes auto­organisateurs ou auto­producteurs gaspillent de l'énergie par leur propre travail d'auto­organisation. Ils ont donc besoin de puiser de l'énergie dans leur milieu. Ils y puisent également, comme le disait Schrödinger, de l'ordre et de l'organisation. Par exemple, les animaux et les végétaux intègrent en eux l'organisation qui vient de la rotation de la Terre, c'est­à­dire l'alternance du jour et de la nuit ou des saisons. Cela se marque par l'hibernation et le réveil de la nature au printemps, ou dans nos sociétés par l'instauration du calendrier.

Le paradoxe est le suivant : un système autonome ne peut l'être que s'il dépend de conditions extérieures. Plus nous sommes dépendants d'une culture, c'est­à­dire plus nous avons lu, appris, plus nous connaissons le monde et les sociétés, etc., plus nous avons une chance de développer l'autonomie de notre esprit. En fait, mon exposé aurait dû s'intituler "Autonomie et dépendance". En résumé, ma conception de l'autonomie de la science est celle de l'auto­éco-ré­organisation.

Deuxième principe : toute connaissance ­ y compris scientifique - n'est pas le reflet ou le miroir du monde extérieur.

Elle est toujours une traduction et une reconstruction. Le cerveau lui­même ne se connecte jamais directement sur le monde.

Nos terminaux sensoriels subissent des influx, des stimuli qui sont traduits dans un code binaire, travaillés et transformés, pour finalement nous donner la perception. Plus encore, une connaissance sous forme d'idées et de théories est une traduction et une reconstruction. Pour cette raison, les idées nous servent autant à communiquer avec le monde extérieur qu'à l'occulter. Dans cette conception, la science n'est pas le parfait reflet de l'ordre majestueux de la nature qu'elle parvient à dévoiler, elle n'est pas non plus une pure construction de l'esprit. Je serai co­constructiviste : la science se construit avec la coopération du monde extérieur.

En entrant dans la vie intérieure des laboratoires, comme l'a fait Bruno Latour, on rencontre un monde typiquement humain ; on voit des rapports de travail, d'amitié, d'hostilité, de jalousie, de concurrence et d'envie. Les arguments des chercheurs ne sont pas toujours fondés sur la pure rationalité, des modes existent. La relativisation est donc souhaitable à condition qu'elle ne se transforme pas en une réduction où le laboratoire scientifique aurait une vie du même ordre qu'un bureau d'études publicitaires ou un restaurant.

Les grandes théories scientifiques (non pas les données sur lesquelles elles se fondaient) du XIXe siècle, de l'époque triomphante de la science classique, ont été pratiquement toutes abandonnées aujourd'hui à l'exception de la théorie de l'énergie. Dans certains cas, elles ont été relativisées, dans d'autres provincialisées. La science n'est pas une conception architecturale qui de palier en palier construit un édifice majestueux.

Les "postulats fondamentaux" sont aujourd'hui locaux, partiels ou abandonnés, alors qu'ils semblaient des vérités d'évidence. Par exemple, le déterminisme, tel qu'il fut établi par Laplace, n'est pas chassé au profit du hasard ou de l'aléa. Il cesse d'être universel, et un jeu étrange s'établit entre, d'un côté, un principe d'ordre comportant détermination, stabilité, régularités, cycles, et de l'autre un principe de désordre avec perturbations, collisions, aléas. Le principe de réduction perd du terrain au fur et à mesure qu'on découvre ses insuffisances. Il ignore que l'addition des qualités des éléments d'un ensemble ou d'un système ne donne pas la connaissance du "tout". L'organisation de ce "tout" produit des émergences, c'est­à­dire un certain nombre de qualités non réductibles à celle des parties isolées. Pascal avait formulé l'idée suivante : “ Je ne peux pas concevoir la connaissance d'un tout si je ne connais celle des parties, ni celles des parties si je ne connais celles des tous. ”

Le principe de séparation des disciplines montre de plus en plus fréquemment ses limites. Des regroupements polydisciplinaires se font. C'est le cas dans les sciences de la Terre, où ce regroupement s'articule autour d'un système Terre complexe. L'écologie associe des disciplines provenant des sciences physiques, de la biologie, de la botanique et de la zoologie. Des collaborations s'amorcent. C'est le cas dans la cosmologie, qui regroupe l'astronomie d'observation et les expériences de microphysique et d'accélérateur des particules ; en préhistoire humaine, différentes disciplines collaborent pour concevoir le processus d'hominisation.

La science évolue. L'apparition d'une contradiction n'est plus nécessairement le signe d'une erreur de raisonnement. C'est un signe que quelque chose, dans la réalité, n'est pas réductible à la logique classique, à ses axiomes d'identité et de non­contradiction. Dans le domaine de la logique mathématique, la déduction elle-même a montré ses limites. Une mutation ou métamorphose de la science est en cours. Cette mutation de la science était déjà annoncée dans l'oeuvre de Bachelard. Par ailleurs, des penseurs de la science aussi différents que Popper, Kuhn, Holton ou Lakatos ont établi que des postulats indémontrables existaient au sein des théories scientifiques, que les themata (selon le terme d'Holton) ­ idées obsessionnelles a priori animaient l'esprit des grands scientifiques. C'est le cas du thema du déterminisme chez Albert Einstein et de celui de l'indétermination chez Niels Bohr. Kuhn a révélé l'existence des paradigmes, c'est­à­dire des principes occultes qui gouvernent le savoir et permettent de l'organiser. Ces paradigmes peuvent connaître des révolutions ou des transformations. Puis, il est apparu dans les développements de la cosmo-physique que les lois universelles de la nature ne l'étaient que pour notre Univers singulier. Elles étaient les lois singulières d'un Univers singulier.

En réexaminant l'idéologie qui date d'un siècle ou deux, on se dit : “Quel aveuglement! quelles erreurs ! ”. Il en est de même (hélas ? Tant mieux?) quand on regarde les aveuglements de la science du siècle passé. Le plus grand aveuglement considérant l'Univers comme une machine déterministe triviale.

Cet Univers "parfait" était le plus pauvre de tous ; aucune invention, aucune création n'était possible. Evidemment, il fallait penser que notre Univers ne pouvait être qu'imparfait. L'idée d'Univers "parfait" était pourtant admise comme dogme par de grands esprits, de même que l'occultation des ensembles, des systèmes et des émergences était admise par presque tous.

L'élimination méthodique de ce qui ne peut pas être quantifié conduit à l'idée que le seul réel intéressant est celui qui est quantifiable. “ Le Livre de la nature est écrit en langage mathématique ”, disait Galilée. Cette idée est juste si l'on pense que les mathématiques permettent de lire l'ordre et l'organisation des phénomènes naturels. Elle est réductrice si on élimine ce qui ne peut être quantifié. La tentative de faire des sciences humaines selon ce modèle déterministe, mécaniste et quantifié, en éliminant les sujets, les individus, l'aléa et les désordres, est dans cette même optique.

Heureusement, notre siècle a connu deux évolutions scientifiques. La première, avec la thermodynamique, la microphysique et l'astrophysique, a frappé la physique. Elle a introduit l'incertitude, le désordre, tout en amenant à considérer des dialogiques entre ordre et désordre. La seconde, avec les sciences systémiques, qui regroupent des disciplines dont l'écologie, les sciences de la Terre, la cosmologie, est plus récente ; elle date des années 50. L'évolution s'est produite dans le sens d'une complexification. On arrive à des idées plus pertinentes dans la mesure où l'on a perdu une vision mutilante, unidimensionnelle ou réductrice. En examinant l'histoire des sciences du XVIle au XXe siècle, on s'aperçoit que ce n'est pas un édifice qui se construit selon le plan d'un architecte génial, mais que c'est un chantier tumultueux, en perpétuels travaux. Un mythe a existé ; celui d'une science qui, à la différence de la religion, apporte la certitude. Pourtant Whitehead avait vu que la science est beaucoup plus changeante que la religion, laquelle apporte sa certitude absolue, celle de la révélation divine. La science est sans cesse nourrie de nouveaux éléments, de nouvelles idées, de nouvelles connaissances qui amènent ces changements. Il y avait aussi le mythe que la mission de la science ne pouvait qu'être bénéfique. C'était l'époque des grandes odes au progrès comme celle qu'écrivit Renan dans L'Avenir de la science. Aujourd'hui, nous nous rendons compte que la science développe des pouvoirs qui peuvent être utilisés dans un sens bienfaisant comme dans un sens destructeur ou manipulateur.

Un autre mythe faisait de la rigueur une propriété de l'esprit des scientifiques, notamment des physiciens. Or, Popper attribue la rigueur des physiciens aux contraintes très sévères qui s'exercent dans les laboratoires de physique, non à l'esprit des physiciens. Les biologistes travaillent dans un monde plus complexe, avec moins de contraintes, et les sociologues en ont très peu, d'où leur manque de rigueur. Mais le physicien ne transporte pas sa rigueur d'esprit hors de son laboratoire. Des physiciens de génie ont été des naïfs en politique, de grands Prix Nobel ont vu dans l'URSS un paradis des travailleurs ou une société égalitaire... Transposer la réalité du laboratoire dans la réalité sociale changeante et complexe conduit à des erreurs, voire à des inepties. Sur ce point, la distinction entre esprits supérieurs ­ les purs scientifiques ­ et esprits plus vulgaires, les citoyens, n'a pas de sens.

La science charriait également le mythe de la conquête de la nature. L'idée que l'usage de la science doit aider l'être humain à devenir maître et possesseur de la nature a été formulée par Bacon, Descartes, Buffon, Marx. La nature était perçue comme un univers d'objets faits pour être conquis et manipulés. Cette idée donnait à l'Homme la substance divine : il remplaçait Dieu et devenait sujet du monde... L'idée de conquête de la nature est devenue ridicule depuis que nous avons mesuré la petitesse de notre situation : la Terre, minuscule planète tournant autour de notre Soleil médiocre, situé dans une galaxie périphérique. Plus encore, à trop vouloir conquérir et dominer la Terre de façon incontrôlée, nous créons les conditions de la destruction de notre propre vie.

Il faut tenir ces deux vérités contraires ensemble. C'est ce que j'appelle la dialogique. La science possède à la fois un pouvoir d'aveuglement et un fantastique pouvoir d'élucidation. Aucun philosophe n'aurait pu imaginer des découvertes aussi fabuleuses et inattendues que celle du Cosmos et celle de la microphysique. La vie elle­même est extraordinaire si l'on pense qu'une bactérie est une organisation plus complexe que l'ensemble des usines de la Ruhr. Toutes ces découvertes substituent aux banalités, aux évidences et aux idées simples des idées complexes, des énigmes ou des mystères étonnants.

Aujourd'hui, notre connaissance n'est pas achevée. De nouvelles révolutions scientifiques se produiront sans doute, mais nous ne parviendrons pas à retrouver la "brique" première et ultime de l'Univers, de la loi générale et unificatrice. Il n'y aura pas de marche arrière.

Une concordance a existé entre le développement de l'Europe occidentale se servant de sa puissance, de son industrie et de ses sociétés et celui de la science classique épanouissant à travers l'expérimentation des pouvoirs de manipulation et de domination de la nature. Un lien fort, de plus en plus développé, s'est établi entre la science et la technique. La technique utilise la science comme moyen de manipuler, mais la science utilise la manipulation comme moyen de connaître. Une sorte de machine liée au développement formidable de la puissance et de l'hégémonie occidentale s'est mise en marche, la "technoscience". La crise historique que connaît l'Occident européen est liée à une crise de cette science classique et à la découverte de la complexité.

Comment concevoir l'autonomie de la science ? L'histoire de la science peut être faite par des "endogénistes", qui conçoivent l'histoire comme un processus autonome sui generis, et par des "exogénistes", qui la considèrent déterminée par les événements sociaux, économiques, politiques... Par ma conception de l'auto­éco-production, je suis amené à lier dialogiquement ces deux idées apparemment contradictoires. Je les considère comme complémentaires. L'autonomie c'est cela : un développement endogène qui a besoin de conditions extérieures, c'est­à­dire un développement endo­exogène.

Comment l'autonomie de la science?

Un critère d'autonomisation a été la disjonction entre la science, l'éthique et la politique. La science disait : “ Les jugements de fait, les données ou le savoir m'intéressent mais non les conséquences morales ou politiques. ”En apparence, c'était se retirer du très vaste domaine de la morale et de la politique ; en fait, c'était s'en protéger. À l'époque où la science s'autonomise, aux XVIIe et XVIIIe siècles, elle n'a pas acquis ces pouvoirs formidables que nous connaissons aujourd'hui. Son autonomie par rapport à l'éthique et à la politique a donc été salubre et nécessaire.

L'organisation interne de la science fut la deuxième source de son autonomie. C'est le complexus entre le consensus et le conflit. La science fonctionne sur deux registres : nécessité d'un consensus et nécessité de conflit. Le consensus est nécessaire sur le principe du respect des données objectives et sur celui de la valeur de la connaissance pour la connaissance, quelles qu'en soient les conséquences philosophiques, morales et politiques. D'autre part, dès que des observateurs ou des expérimentateurs, très différents par les idées ou l'origine nationale, sont d'accord sur une observation, une expérience ou une théorie, le consensus est établi. C'est un autre fondement de consensus. En revanche, la science progresse par le conflit des théories. Les conflits des théories ne sont pas simplement des conflits de constructions rationnelles que l'on applique sur le réel ; ce sont aussi des conflits entre postulats, themata, paradigmes. Ces derniers sont la part non scientifique indispensable à la connaissance scientifique.

La machine scientifique fonctionne un peu comme la démocratie. L'institution philosophique est née en même temps que la démocratie athénienne, ce n'est pas un hasard. Mais elle ne possède pas les moyens d'établir un consensus, le débat restant toujours ouvert. À l'inverse, la science procède par expérimentation vérification. Toutefois, l'analogie est profonde. Une démocratie nécessite un consensus. Les citoyens décidant de s'abstenir de régler leurs problèmes politiques à coups de poing ou de poignards, les conflits sont régulés à travers des jeux de paroles sur l'agora, le forum ou dans des meetings électoraux ; ils sont sanctionnés par des élections. La démocratie n'a pas de vérité, elle laisse les différentes vérités s'opposer, et celle qui gagne pendant un temps s'installe au pouvoir. La science n'a pas de vérité non plus. Toute tentative d'en imposer une de l'extérieur comme ce fut le cas avec le nazisme ou le stalinisme a été un échec.

La science est le lieu de conflit des vérités ; sa vérité est de permettre aux vérités de s'affronter. Ce système a sa propre vitalité ; il est régulé par le consensus et vitalisé par le conflit. C'est cela qui lui donne son autonomie.

Le "complexe quadrupède" est un autre élément d'autonomie. La science marche sur quatre "pattes" : l'empirisme, le rationalisme, l'imagination et la vérification. Certains scientifiques comme Albert Einstein seront plus rationalistes, d'autres seront plus empiriques, s'intéresseront aux faits et à leur collation, d'autres encore seront imaginatifs ou vérificateurs. Ces quatre "pattes" sont complémentaires tout en étant éventuellement en conflit. Un conflit, dont se nourrit la vitalité de la science, existe en permanence entre rationalisme

Dans toutes les sociétés, de la connaissance empirique et des éléments scientifiques sontbdispersés dans l'ensemble des connaissances. Mais l'apport de l'histoire européenne est l'autonomisation relative de la science dans la société. Cela s'est produit après la Renaissance, une période qui a été un moment extraordinaire de problématisation du monde.

À partir du XVIIe siècle, un rameau particulier ­la science s'est détaché de la philosophie. Ce rameau contient sa sanction à travers la preuve, la réfutation. La science s'autonomise sans arrêt, ce processus se régénère constamment. Il faut de l'intersubjectivité pour générer l'objectivité. Il faut sans arrêt un consensus et des conflits pour générer cette intersubjectivité. La problématisation doit être vivante constamment, faute de quoi tout s'arrête. Cette objectivité rétroagit, revient sur ses conditions de formation et, à ce moment, retrouve sa vitalité. C'est une boucle, auto-productrice dont les produits et les effets sont nécessaires à leur propre causation et à leur propre production.

La science s'auto-produit. Elle ne le fait pas en vase clos, mais dans des conditions historiques précises : la Renaissance, le démarrage du monde occidental puis le développement et la diffusion de la civilisation occidentale. L'autonomie de la science est donc inséparable d'un processus de régénération permanente qui n'a pas cessé de fonctionner depuis le XVIIIe siècle en dépit des durcissements, des dogmatismes, des jugements d'autorité, des exclusions, des quasi excommunications et de l'hyper­spécialisation. Ce processus ne pourrait être arrêté de l'extérieur que si tous les laboratoires étaient fermés et l'activité scientifique interdite. Bien que la science soit fille de la libre discussion, les régimes totalitaires ont étouffé certaines de ses branches tout en favorisant celles qui permettaient de produire des bombes atomiques. Mais le processus scientifique est tellement devenu autonome qu'il est insensible aux variations politiques. Des conditions extérieures drastiques peuvent l'arrêter mais il se régénère toujours.

Toutefois, toute théorie tend à la dogmatisation et toute idée tend à se solidifier une fois admise, car il est très difficile de faire admettre une idée nouvelle, qui semble enn général absurde et déviante .
Malgré tout,les théories scientifiques demeurent des théories, c'est à dire demeurent oyuvertes sur les données exrérieures et les arguments contraire, à la différence des doctrines qui sont fermées sur elles mêmes et passent leur temps à s'auto justifier à partir de la pensée de leur génial fondateur. Une théorie ne se justifie pas pax des affirmations répétées du type : "Comme l'a dit Marx ; comme l'a dit Freud Les théories scientifiques sont par principe ouvertes, leur vertu réside dans leur biodégradabilité et non dans leur immortalité comme on le croyait naïvement au XIXe siècle.

Conclusion

Comme Joseph Prud'homme se servait de son sabre pour défendre les institutions et au besoin les combattre, je défends la science tout en la combattant. Cette position est la seule qui me soit supportable.

Il ne faut pas avoir peur des investigations sur les conditions historiques, sociologiques, économiques, techniques et psychologiques des processus scientifiques, et la part non scientifique nécessaire à la science doit être reconnue. La tendance à la mythification et à la sacralisation de la science doit être combattue, mais cette dernière ne peut pas être réduite à une idéologie parmi d'autres. Certes, la science a sécrété de l'idéologie dans des conditions historiques données et sera peut­être capable de le faire encore. Elle a également sécrété de l'aveuglement et, en même temps, de l'élucidation ; elle n'apporte pas le savoir absolu. Il faudrait de plus résister à une contre­réforme à chaque fois qu'une affaire semblable à l'affaire Sokal vise à restaurer une sphère supérieure, par la rigueur, la raison et la vérité qu'elle est supposée posséder. Cette sphère supérieure de la science, irrévocablement liée à l'organisation disciplinaire traditionnelle, serait évidemment inaccessible aux profanes. Cette prétention est déraisonnable, comme l'illustre l'exemple de Popper sur la rigueur du physicien.

La science connaît des processus de rationalisation, bien qu'ils soient combattus. En effet, l'idée que la science pourra tout expliquer est une idée rationalisatrice finalement délirante. Il y aura toujours une part d'énigme et d'irrationalisable dans l'Univers. Des vérités scientifiques existent, mais elles sont toutes situées dans un temps et dans un espace donnés. La Terre tourne autour du Soleil à une vitesse donnée, mais cette rotation, ce mouvement et cette vitesse étaient sans doute différents il y a cent millions d'années ; ils le seront dans cent millions d'années et disparaîtront quand le Soleil implosera ou explosera.

Enfin, il y a le problème du droit à la connaissance. Les profanes ne peuvent pas entrer dans les laboratoires, manipuler les éprouvettes et les cornues, entrer dans la sophistication de la formalisation mathématique... Ils sont incompétents. Mais les problèmes fondamentaux des grandes théories scientifiques et les idées sous-jacentes sont partageables. Elles ne doivent pas être réservées aux seuls savants. Par exemple, la thermodynamique est un domaine extrêmement ésotérique, mais ses idées ­notamment le deuxième principe­­­ sont intelligibles. Des chercheurs comme Brillouin, Schr8dinger ou Prigogine ont écrit des ouvrages pour les faire partager à leurs lecteurs. Entrer dans la physique quantique est impossible. En revanche, il est possible de savoir que ce domaine échappe à la logique classique ou à l'apparent bon sens.

Tout citoyen a besoin d'une vision du monde. Les sociétés traditionnelles avaient une vision cyclique et rotative du monde. Nous ne pouvons pas échapper à celle qu'a développée la cosmo-physique à partir des années 60. Hubert Reeves et d'autres astrophysiciens essaient de nous faire partager leurs idées et leurs convictions. Ils essaient de nous faire partager leurs connaissances et ne distillent pas un b.a.­ba pour enfants. Des scientifiques comme Bernard d'Espagnat, Jean­Marc Lévy­Leblond, François Jacob ... jouent le rôle d'humanistes et de philosophes, parce que les philosophes ne font pas ce travail. "Ils écrivent pour tous et pour personne", disait Nietzsche. Ils le font pour celui qui voudrait être un "honnête homme" comme on disait au XVIIe siècle.

Mais aujourd'hui, les problèmes fondamentaux auxquels se heurte chacun des citoyens se rencontrent dans les avancées des sciences : où allons­nous, qui sommes­nous, qu'est­ce que la réalité? Reviendrons­nous à une nouvelle société de castes avec d'un côté des "prêtres" comme dans les empires théocratiques et dans l'Egypte pharaonique et de l'autre ceux qui construisent les pyramides. Si ces derniers disposent de moyens, notamment informatiques, un peu plus raffinés que ceux de l'époque de Pharaon, ils "ne peuvent toujours pas comprendre". Le savoir doit­il être la propriété privée d'une corporation entourée de fil de fer barbelé ?

L'autonomie de la science n'est pas dans la prétention de ses hauts dignitaires et de leurs disciples à échapper à toute critique extérieure et à toute détermination sociale ; elle est dans le processus auto­éco­organisateur qui sans cesse se régénère. Elle y puise ses énergies, ses ardeurs, sa recherche du vrai, sa lutte contre les dogmatismes. Elle puise tout cela dans les esprits humains et dans la culture vivante d'une société.


* Professeur, reconnu et respecté, de physique à New York, Alan Sokal est parvenu, en 1996, à publier dans une revue réputée, Social Text, un article parodiant, sous forme scientifique, les thèses de cette revue. Il voulait ainsi introduire le diable dans le foyer et discréditer le relativisme postmoderniste qu'il défend.