"Rationalité procédurale et rationalité comportementale chez Valéry"

(réactions de mja à la note additionnelle de Patricia Signorile aux Rencontres du 17, 18 juin 1999)

"La marche(...) fait la route", V, 473
La proximité est vraiment étonnante....

Avec les Cahiers de Valéry -tant au niveau du fond que de la forme- le concept de rationalité est réinterprété. Il ne s'agit plus d'une rationalité méthodologique, analytique, centrée sur la structure conceptuelle et propositionnelle des sciences, mais d'une rationalité comportementale, instrumentalisée sur l'adaptation à des "situations-problèmes" (le cahier, le scripteur, le monde, "sa" connaissance; "la" connaissance, le vécu, le senti, le perçu, le temps, le lien avec soi, avec l'autre...) dont l'ensemble des procédures de maximisation de résultats tisse la rationalité comportementale.

L'expression "rationalité comportementale" me fait immédiatement penser à la manière dont Simon définit la rationalité : il lie systématiquement rationalité et comportement. "Un comportement est substantivement (ou procéduralement) rationnel s'il...".

Dans les définitions que Simon donne des rationalités substantive et procédurale, il me semble (pendant l'été je suis "basée" loin de mon bureau habituel et donc de mes bouquins, je ne peux donc pas revenir aux sources), il me semble donc qu'il ne parle jamais de maximisation, pas même pour la rationalité substantive. Il ne dit pas "atteindre au mieux un but donné", mais "atteindre un but donné". Ceci m'a souvent gêné. Suggérez-vous que l'idée de maximisation serait plus présente chez Valéry ? La lecture de la fin de votre note me donne à penser que la réponse est non... Il s'agit plutôt d'adaptation.

Alors, l'exercice de recherche prend le sens d'une production fondée. D'une part capable d'assurer ses propres bases, et d'autre part nouvelle, c'est-à-dire apte à découvrir d'elle-même des vérités dans le mouvement de son propre exercice. La fin ici ne s'impose jamais de l'extérieur. Ce n'est pas un idéal prédéterminé à atteindre par n'importe quel moyen. La fin, l'idéal, ce sont les conséquences des moyens qui sont susceptibles d'engendrer à leur tour d'autres dispositions.

Cette conception est très proche de la dialectique fins-moyens qui sous-tend la rationalité procédurale de Simon.

Le but ultime de la recherche devient alors cette œuvre, où les transformations des pensées paraîtraient plus importantes que toute pensée, et Valéry entend la recherche comme un processus de vie mis en oeuvre par le chercheur.

On retrouve aussi l'idée de Simon selon laquelle le processus importe au moins autant que le résultat (une idée extrêmement importante pour l'ingéniérie du pilotage des organisations sociales, qui est mon domaine de recherche).

Jean-Louis, dans son mail, vous a rappelé la formule choc de Simon : "searching is the end", qui fait parfaitement écho à "le but ultime de la recherche devient alors cette œuvre"

Valéry détaille des éléments  susceptibles de rendre compte du fonctionnement des procès de création grâce à la description d'un nombre fini d'opérations susceptibles de transformations ­ la "self-variance" ­ et conserve la volonté de mettre à jour la combinatoire qui permettrait d'en rendre compte tout en maintenant la cohésion de ce que Valéry appelle CEM ­ l'interaction du Corps, de l'Esprit et du Monde

ceci me semble tout-à-fait intéressant pour mes collègues qui travaillent sur les "processus de conception" qui sont fondamentaux dans toutes les sciences de l'artificiel (telles que les sciences de gestion). Dans quels Cahiers discute-t-il de cette question ?

Rationalité procédurale ou rationalité de la découverte ?

Utilisez-vous à dessein le mot "découverte" (plutôt que celui d'"invention") dans l'expression rationalité de la découverte ? Là encore mes sources me manquent (J.L. Le Moigne vous citerait ça instantanément de mémoire...), mais cette expression m'évoque un débat entre Simon et Popper (?) sur "Logique de l'invention" (?) et "Rationalité de la découverte" (?).

En lisant les citations que vous avez reprises ci-dessous, je pense que la réponse est non ! et que l'expression "rationalité de l'invention" serait plus adaptée, car on ne "découvre" pas à proprement parler des moyens ou des instruments, on les conçois, on les crée. Comme chez Simon on est dans le domaine de "l'artificiel".

Dès lors, une découverte au sein des "cahiers" n'a pas d'autre statut que celui d'une activation du processus d'évolution ("..avec l'esprit s'introduit la propriété de formation ou création de fonctions nouvelles ", XIII, 121). Ainsi, l'interrogation épistémologique valérienne est tournée vers le développement de la science et de soi et se réduit à une heuristique générale qui, pour être révolutionnaire, n'en est pas moins une théorie de la rationalité de la découverte ("J'ai songé...à comprendre dans une même figure -tout ce qui, en toute chose, est le moyen- ou, depuis la bêche, la plume, la parole, la flûte, jusqu'aux fugues et au calcul intégral- une théorie de l'instrument " , OEI, Lettre à Mallarmé (15/01/1894°, Lettres à quelques-uns, pp.48-49) ou poïétique ³ étude de lŒinvention et de la composition,...rôle du hasard,...de la réflexion,...de l'imitation...de la culture et du milieu. D'autre part, examen et analyse des techniques, procédés, instruments, matériaux, moyens et supports d'action" (OEI, p.1311).

Or, ce qui rassemble le sujet de la psychologie cognitive, l'espèce naturelle et les sciences, c'est de représenter chacun à leur manière ce que Herbert Simon nomme des "general problem solvers". Pourtant et, avant lui, comme l'a remarqué Jean-Louis Le Moigne, Valéry a médité, inlassablement, "sur la méthode par laquelle l'esprit humain non seulement diagnostique un problème à résoudre, mais aussi conçoit, par de multiples itinéraires relevant autant de la métis  (la ruse) que de la logique formelle, les solutions envisageables, plausibles, acceptables. Ces réflexions ne se propagèrent que lentement dans les communautés scientifiques; et on doit à H. A. Simon de les avoir reformulées en enrichissant sans cesse leur contexte².

Si le mérite "appliqué" en revient à Valéry c'est bien parce que dans les cahiers ce qui est à chaque fois mobilisé, ce sont "des processus informationnels élémentaires", assemblés et organisés hiérarchiquement et exécutés séquentiellement; et ceux-ci font largement appel à des procédures de recherche de type essai-erreur et à des schémas heuristiques généraux.

Dès lors la notion de base n'est plus la "découverte", mais bien le "problème résolu", qui est "l'unité de base du progrès scientifique". "Une science réelle n'est pas un système de réponses. Au contraire c'est un système de problèmes qui demeurent toujours ouverts. Les axiomes fondamentaux d'une science sont les déterminations partielles des problèmes²(1901_1902,II,395).

Serait-il correct de dire que pour Valéry la science n'est pas la recherche de "la" vérité absolue (les lois de la nature par exemple), mais d'une vérité plus à la Vico ("la vérité est dans le faire") ?

Par ailleurs, le renversement de perspectives que Valéry introduit (" Une science réelle n'est pas un système de réponses. Au contraire c'est un système de problèmes qui demeurent toujours ouverts") m'interpelle et me semble à méditer.

 

Ainsi, Valéry, dans ses Cahiers, expérimente une description "contextualisée" et instrumentale de la pensée - ou rationalité procédurale- "'intelligence (qui) consiste à avoir conscience de variables - à les définir- à envisager leurs changements possibles "(XV, 624)..

Rationalité comportementale ou rationalité procédurale ?

Le monde extérieur est le nécessaire "interrupteur", "l'agitateur", mais, également ce qui "dérange" de la vie organique interne pour comprendre comment, dans les faits de la culture, on oscille de la confusion organique à l'unité de la pensée, c'est-à-dire de ce qui se sait et se tait, malgré son tumulte, à ce qui peut se dire et s'écrire. "(...) la versatilité de notre substance sensible, (...) ses infinies ressources virtuelles, (...) ses innombrables relais, par les jeux desquels elle se divise contre elle-même, multiplie ses formes de désir ou de refus, se fait intelligence, langage, symbolismes, qu'elle développe et combine pour en composer d'étranges mondes abstraits "( OEI, P.619)

L'homme est conditionné par cet entrelacement du "caractère du même" et de la "différence", mais aussi par la constitution ontologique générale des choses, dans ses rapports avec l'environnement que Valéry dénomme "C.E.M.". Valéry définit l'opération de la conscience, comme l'état de la pensée où le plus grand nombre de variables mentales sont liées les unes aux autres.

Depuis quelques mois je suis intriguée (je dis intriguée pour dire que je sens que c'est une question importante à creuser sans toutefois avoir le temps de le faire actuellement) par les processus de "prise de conscience" (individuels et collectifs) : comment fonctionnent-ils ? comment aider quelqu'un (ou un groupe humain) à lui faire prendre conscience de ses hypothèses implicites, de ses modèles mentaux, de ses schémas de pensée, etc ? De telles prises de conscience me semblent en effet indispensables à des changements de comportements (et du fait des évolutions continuelles des contextes des organisations sociales (nouvelles technologies de l'information, mondialisation, etc.), dans les organisations sociales il importe que les acteurs soient capables de modifier leurs comportements fréquemment).

Valéry se serait-il intéressé aux processus de "prise de conscience"

Le langage matriciel du corps se substitue à la vie réelle par un mouvement totalisateur qui ramasse le prochain, le sujet et l'environnement, dans l'unité synthétique d'une objectivation en cours ou rationalité comportementale. La conscience "est un potentiel" , qui distingue en s'accroissant "ce que la fonction de l'esprit (...) utilise indistinctement" . L'esprit est sollicité par les choses, il "est à chaque instant et n'est qu'à chaque instant". Il est une "transition perpétuelle" , "de la nature d'un acte" .

L'expérience de la corporalité permet de comprendre que le monde n'est pas là, donné immédiatement en face d'une conscience connaissante qui le saisit en tant qu'il est, et qui le juge par la suite. Toute pensée implique une construction préalable. Il n'y a rien de donné, l'objet est construit et son adhérence avec le sujet va même jusqu'à leur identité totale.

Je n'ai pas l'impression que Simon ait intégré explicitement cette notion de corporalité dans son œuvre. Il me semble que sa conception de la rationalité reste très "intellectuelle" bien qu'issue du champ de la psychologie. Je dis ceci en sachant très bien que Jean-Louis pourra certainement nous trouver un texte de Simon qui contredit ma proposition... Mais il reste néanmoins que ce n'est pas un élément fort dans son œuvre, et c'est dommage...

Ce cercle, vicieux pour une philosophie statique, n'est pas problématique pour la philosophie projective de Valéry. "Ce mode de connaissance fonctionnelle s'avère pragmatiquement producteur d'intelligibilité : il permet de comprendre, en construisant une signification à la fois stable et interpétrable comme telle par un sujet connaissant : il connaît "ce que ça fait ou peut faire", s'il ne connaît pas encore "de quoi c'est fait" (connaissance organique), et il sait interpréter cette fonction en référence à un projet" (JLM, Les épistémologies constructivistes, PUF, p.93, 1995)

La rationalité comportementale valérienne est comparable à la rationalité procédurale selon Simon. Elle permet de distinguer et de hiérarchiser trois plans de développement. Ceux-ci se situent, d'une part au niveau de l'automatisme ou rythme, d'autre part, au niveau de la mémoire enfin du degré de satisfaction. La pensée se manifeste alors comme l'expression de la synthèse de ces trois degrés, auxquels correspondent trois types de comportement dissemblables. Soit le comportement réflexe, qui est une riposte instantanée à un excitant. Puis le comportement perceptif, qui s'avère être une parade à une excitation stimulante. Dénué d'affectivité il est en outre, inagissant. C'est un signe purement sensoriel, qui permet cependant d'anticiper et de prévoir. Enfin, le comportement d'adaptation, qui est le résultat de la conscience des insuffisances et des problèmes soulevés par la précédente expérience.

Je ne comprends pas que, dans les faits, on puisse dissocier perception et affectivité. Je suis persuadée que selon son tempérament on est plus sensible à ce que l'on aime, à ce qui nous effraie à, ce que l'on trouve beau ou harmonieux, etc., autrement dit à ce qui nous touche affectivement. Par ailleurs, que vous voulez dire par " Dénué d'affectivité il est en outre, inagissant". Voulez-vous dire que dans ce cas il n'y a pas modification se des "programmes internes" (exemple de "programme possible" : quand il fait froid, il faut fermer les issues et se couvrir plus) ? Si mon interprétation est correcte, votre propos signifierait que sans affectivité, on ne peut pas se changer, une idée qui ne me choque pas du tout... Enfin, les deux derniers types de comportement m'évoquent l'équilibration à la Piaget par accomodation (on réagit à une modification de l'environnement en utilisant sa compréhension du monde et les "programmes" dont on dispose), et assimilation (on s'interroge sur sa compréhension du monde et on cherche à développer de nouveaux programmes (face au froid, on fait installer un chauffage)).

Ce type de pensée développe une connaissance par les causes efficaces, une psycho-philosophie de la mutation et de l'adaptation dans la mesure où l'individu, instruit des lois coutumières de la nature, va au devant d'elles, cherche à connaître les choses dans leur secret pour les produire.

Que sont les " causes efficaces" ?

La diversité des sens ne fractionne pas le monde en de multiples canaux séparés les uns des autres. Au contraire, il existe plusieurs niveaux de compréhension dans lesquels se résout la multiplicité des points de vue que le sujet peut en prendre. L'entendement ne pouvant plus effectuer la synthèse des phénomènes, seuls les symboles font transparaître dans le donné la trace de ce qui n'est pas donné. Par conséquent, le dedans du monde est présent à l'esprit dans la mesure où celui-ci engendre des formes qui peuvent représenter une réalité inaccessible à l'intuition:

Valéry a-t-il beaucoup travaillé le phénomène d'intuition. Si oui, où ? C'est un autre phénomène qui m'intrigue beaucoup...

"on appelle Esprit ce qui a la propriété de tout évaluer ou saisir ou représenter, restituer ­ en fonction d'actes. Ainsi je substitue au mouvement perçu de ce corps un acte (mien) à sa forme ou figure d'un système d'actes" . La réalité désigne le processus de l'inférence médiatisée par des signes, dans lequel l'entendement se constitue. Ce sont les mots qui éduquent l'homme, puis l'homme et les mots s'éduquent mutuellement. "Toute combinaison est symbolique, et n'emprunte que ce qui suffit" , car "la compréhension de l'esprit objectif n'est pas une connaissance psychologique. Elle est le retour à partir d'une structure et d'une régularité, à la forme de l'esprit qui leur correspond" . Toute expérience vécue est nécessairement "procédurale" si l'on entend par "procédure" la création de protocoles d'adaptation, c'est-à-dire le processus de production dans lequel l'esprit s'objective lui-même, dans la mesure où "le moi est ce qui voit plusieurs mondes/systèmes (indépendants) et aussi: ce qui voit le général" .

Dans ce paragraphe j'ai particulièrement noté que " La diversité des sens ne fractionne pas le monde en de multiples canaux séparés les uns des autres." Et que " Ce sont les mots qui éduquent l'homme, puis l'homme et les mots s'éduquent mutuellement", mais j'ajouterais volontiers à la 1è partie de cette dernière proposition " Ce sont les mots créés par l' homme qui éduquent l'homme (autrement dit, ce sont les mots créés par des hommes qui éduquent un homme (en particulier)"

Ainsi, la rationalité procédurale s'apparente à la rationalité comportementale dans la mesure où, elle crée la continuité dans le discontinu, sans pour autant assurer une fonction continue. Elle est, seulement, une réponse adaptative et nécessairement transitoire.

Ainsi, si je comprends bien, les rationalités mises en avant par Simon et Valéry sont-elles très proches : intérêt porté aux processus plutôt qu'aux résultats, aux comportements plutôt qu'aux décisions, et au critère d'adaptation (et d'adéquation comme le souligne J.L. Le Moigne dans son mail) plutôt que de maximisation.

À une nuance près (celle de maximisation) il existe, effectivement, une grande similitude intellectuelle.

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