|
« Ingénierie des pratiques collectives »
La Cordée et le Quatuor par AVENIER Marie-José (sous la direction de) L'Harmattan, 2000 |
- [Février 2003] JLM
- [Décembre 2000] Roux-Rouquié Magali
- [Février 2003] JLM
- [Février 2003] DELORME Robert
Concevoir, mettre en acte, animer des actions collectives et les évaluer chemin faisant afin de les adapter aux situations rencontrées, telle est la conception de l'ingénierie des pratiques collectives adoptée dans cet ouvrage.
Fruit d'un travail interactif entre des chercheurs de diverses disciplines et des praticiens de domaines d'expérience extrêmement variés, de la haute montagne à la musique, il propose un examen des processus socio-cognitifs qu'affecte habituellement l'ingénierie des pratiques collectives : la construction de confiance, la formation de cognition collective et l'accompagnement.
Cet ouvrage intéresse aussi bien des chercheurs en sciences sociales et en sciences de l'ingénierie, que des praticiens, quels que soient leurs métiers : consultants, managers, enseignants, formateurs, éducateurs, travailleurs sociaux, thérapeutes... Ces repères, tirés d'expériences puisées dans de multiples domaines, relues et mises en perspective par des praticiens dialoguant avec des chercheurs, sont susceptibles de nous inspirer pour inventer des actions adaptées aux contextes spécifiques dans lesquels nous intervenons.
Marie-José Avenier est directeur de recherche CNRS à Euristik (UMR CNRS 5055), un laboratoire du Centre de recherche de l'IAE de l'université Jean Moulin (Lyon 3).
Préface
Quand savoir devient comprendre
Désacraliser la science pour responsabiliser les citoyens
Jean-Louis Le Moigne
"Je ne sais pas, je comprends". La formule par laquelle Rosita Gomez conclut la réflexion qu'elle nous propose ici sur la construction de la confiance ne présente-t-elle pas, sous forme condensée, l'argument le plus convaincant par lequel nous nous efforçons aujourd'hui de donner sens aux savoirs enseignables que produisent nos sociétés ?
Argument que nous ne sommes pas encore accoutumés à considérer, tant nous nous sommes résigné à tenir les savoirs enseignables pour des savoirs à appliquer plutôt que pour des moyens de relier et donc de comprendre : s'il a correctement appliqué les savoirs qu'on lui a enseignés, on ne tient pas, en général, le professionnel-citoyen pour responsable des conséquences parfois perverses de ses actes, qu'il soit médecin, ingénieur, enseignant, receveur des postes ou encore directeur, chef de service ou officier ? Il n'a pas à comprendre les enjeux des applications de ces savoirs dans leurs contextes changeants.
Savoir pour appliquer ou savoir pour comprendre ?
Il est sans doute plus aisé aujourd'hui de transmettre en les vulgarisant des savoirs déjà formés (fussent-ils ceux du Catéchisme Positiviste rédigé il y a 150 ans par Auguste Comte, catéchisme qui inspire encore bien des institutions d'enseignement), que de comprendre et d'aider à comprendre les sens possibles de ces savoirs en permanente transformation, en se les appropriant.
Pourtant, il y a trois siècles John Locke, en publiant son Essai sur la Compréhension Humaine, interrogeait déjà la légitimité de cet autre catéchisme qu'est le discours cartésien sur "la (seule ?) méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences", savoir dont on nous assure encore souvent qu'il suffit de l'appliquer scrupuleusement pour bien se comporter !
L'argument pourtant se diffuse avec une nouvelle vigueur dans nos cultures : que l'on s'intéresse au traitement des déchets radioactifs, aux modifications génétiques des espèces animales et végétales ou aux résurgences de la pire barbarie dans nos sociétés se civilisant, voire à l'influence de l'organisation de l'activité humaine sur la qualité de la vie, chacun perçoit les défaillances des experts si fiers de leurs savoirs : ils savent sans doute les appliquer, ils ne savent plus les légitimer aux yeux des victimes de leurs applications.
Nul ne sait si l'abeille comprend les savoirs présumés innés qu'elle met en œuvre pour réaliser à la perfection ses cellules de cire aux formes (que nous tenons pour) géométriquement et économiquement admirables. Mais le paradigme de la société d'abeilles pour nous représenter nos sociétés humaines est-il nécessairement le seul possible ? Ne pensons-nous pas que nous pouvons nous comporter en architectes plutôt qu'en abeilles, capables de former projets et de donner ainsi sens à ce que nous faisons ou pouvons faire ?
Autrement dit, ne pensons-nous pas que nos savoirs ne sont pas et ne doivent être pour nous ni savoirs de magiciens ni savoirs sacrés ? Ils ne nous sont recevables que si nous pouvons les comprendre, les relier à nos expériences du monde de la vie. Non pas les tenir pour certainement et éternellement vrais, ou définitivement explicatifs, mais les considérer comme des moyens de production de sens possibles : des réducteurs d'absurdité, ceux qu'inventait "Sisyphe, le plus sage et le plus prudent des mortels" à l'instant où il se retournait encore, regardant dévaler la pierre qu'il lui fallait rouler vers le sommet. "C'est pendant le retour que Sisyphe m'intéresse" nous rappelait A.Camus : il va, une nouvelle fois "dire oui à cette lutte vers les sommets" en lui donnant son sens et en défiant les dieux qui voulaient lui imposer un acte absurde.
"Le vrai est le faire même".. N'est ce pas cela comprendre ?
Comment dès lors produire ces savoirs "merveilleux et pourtant compréhensibles" ? Il est sans doute bien des réponses possibles, mais la plus familière et la plus aisément enseignable est : "en les construisant". Le savoir dont les humains peuvent être le plus certain, au point de le tenir pour vrai, est l'avoir fait lui-même : d'Archimède à G. Vico, l'antique sagesse nous protège des savoirs sacralisés ou magiques : "le vrai est le faire même" et si nous pouvons le faire, nous pouvons le comprendre : ici et maintenant, dans ce contexte, l'action, le faire, engendre cognitivement son sens. N'est-ce pas cela comprendre ?
C'est aussi concevoir que nous puissions le faire différemment, désacralisant ainsi l'image si perverse aujourd'hui de la vérité scientifique, unique, parfaite et éternelle. Comprendre, n'est-ce pas tenter sans fin "d'explorer le champ des possibles".
Sans doute est-ce cette méditation qui incita A. Camus à placer en exergue du Mythe de Sisyphe ce vers de Pindare que P. Valéry avait déjà inscrit en exergue du Cimetière marin :
"N'aspire pas, ô mon âme à la vie éternelle,
Mais explore le champ des possibles".
Comprendre pour savoir, ce sera bien sûr, récursivement, savoir pour comprendre, puisque comprendre c'est relier, prendre avec, saisir ensemble, agir dans un contexte mouvant. Je crois que c'est ce que voulait exprimer D. Schön lorsqu'il introduisit ce concept apparemment curieux de connaissance actionnable que nous avons si aisément rencontré au fil de l'entreprise que cet ouvrage exprime : entreprise de co-production de savoirs pouvant nous aider à comprendre les processus de formation de cognition collective et de confiance dans les organisations humaines. Les comprendre en les entendant dans leur intelligible complexité sans vouloir les simplifier pour les présenter comme un illusoire savoir vulgarisable.
La connaissance des faires, dans, par et pour l'action
Ce néologisme connaissance actionnable n'est peut-être pas très heureux, mais depuis son introduction dans la littérature organisationnelle par D. Schön en 1983 (actionable knowledge), il semble accepté par l'usage, plus aisément peut-être que connaissance-processus proposé en 1967 par J.Piaget : il a certes l'inconvénient de privilégier de façon apparemment exclusive l'usage (voire l'utilitarisme) de telle connaissance (le savoir-faire ?), aux dépens de sa genèse et de sa production (le savoir pur, qui serait pure spéculation ?). Mais il ne tient qu'à l'usage réfléchi que nous en ferons, de relier effectivement sa composante pragmatique (le connu : Comprendre pour réussir) à sa composante épistémique (le connaissant : Réussir pour comprendre).
Il importe dès lors d'expliciter le paradigme au sein duquel on va s'efforcer de concevoir, d'interpréter et de communiquer ces connaissances que l'on veut actionnables : s'agit-il de les différencier d'autres connaissances qui elles, ne seraient ni utiles pour l'action, ni générées dans et par l'action ?
C'est ce distinguo qu'avaient privilégié les paradigmes positivistes, séparant d'une part les nobles savoirs (des) faits, forgés et détenus par une caste dite savante qui, pour les transmettre, veut bien les vulgariser sous des formes souvent pétrifiées ; et d'autre part les ancillaires savoirs (des) faires que doivent mettre en œuvre les citoyens invités à appliquer des savoirs élaborés antérieurement et par d'autres, et qui ne sont plus compréhension du faire. Savoir-faire dont ils ne pourront apprécier la valeur et la validité qu'en terme de résultats a posteriori : "ça marche ou ça aurait dû marcher si l'on avait bien appliqué sans chercher à comprendre".
Légitimer les savoirs, ici et maintenant
Le procès de cette ancestrale division du travail entre les producteurs de savoir-fait et les applicateurs de savoir-faire a été si souvent plaidé, tant en termes pragmatiques qu'en termes épistémiques, qu'on n'y reviendra pas ici. En revanche, on peut et on doit réfléchir encore sur les conditions et les modalités de validation des connaissances actionnables ; connaissances que nos cultures demandent aux institutions scientifiques de co-produire et co-transformer dans les contextes multiples et évoluant, au sein desquels elles seront comprises et apprises. Ce qui nous invite à revenir à la question initiale de l'explicitation des paradigmes épistémologiques de référence : ceux par lesquels nous tenons pour "valables" les connaissances que nous constituons.
Nous trouvons dans l'histoire de nos civilisations quelques réponses à cette question, forgées souvent bien avant que les paradigmes cartésiens et positivistes ne séparent (depuis deux siècles à peine), les citoyens connaissant les faires et les scientifiques connaissant les faits (présumés objectifs).
La devise célèbre de cet exceptionnel producteur de connaissances actionnables qu'était Léonard de Vinci : une obstinée rigueur, suffit peut-être ici à dire l'essentiel de la réponse. Ou encore l'invitation de G.Vico à cultiver notre "ingenium, cette étonnante capacité de l'esprit humain qui est de relier". Mais on pourra, si l'on veut être plus moderne, dire avec J.Dewey, le père du "learning by doing", "La logique, théorie de l'enquête" ou avec J.B.Grize "Logique naturelle et communication" .
Cette ascèse intellectuelle (dont le Monsieur Teste de P. Valéry nous rappelle combien elle est forme naturelle de l'entendement humain) nous libère des appels illusoires à un absolutisme ou à une transcendance qui, pour être légitime, devrait être exclusif. (Ainsi l'absolutisme de la rationalité de type syllogistique parfaite, une rationalité réduite à sa plus pauvre expression par les trois axiomes formels d'Aristote, axiomes que ne légitime nulle évidence sensible ni aucune expérience de l'action du sujet agissant intentionnellement. Axiomes dont, par surcroît nous ignorons souvent la très contraignante formulation).
Elle nous invite à des formes de rationalités familières depuis la Grèce antique, qu'on les tienne pour dialectiques, pour récursives, pour délibérantes, pour pragmatiques ou pour rhétoriques (conscientes du jeu des mots, des symboles et des images sur lesquels elles s'exercent). Formes multiples et familières de l'usage "de la raison dans les affaires humaines", qui nous permettent d'explorer le champ des possibles sans nous contraindre à une nécessité dite logique, qui n'a d'autre légitimité que celle que lui accordent parfois les civilisations modernes la sous-traitant par lassitude à leurs académies !
Le Principe d'action intelligente : "Comprendre c'est inventer"
La confusion indue du Vrai (de la logique déductive) et du Bien (dans l'éthique de la civilisation) impliqué par cette pseudo nécessité logique (celle de la Loi à laquelle les abeilles devraient toujours se soumettre sans la comprendre) a trop masqué depuis un siècle une autre nécessité, non plus logique mais civilisatrice et éthique. Nécessité ou plutôt responsabilité éthique, celle de l'architecte de la parabole, dont nous nous étions souvent presque désaccoutumés, l'abandonnant aux académies, puis devant leurs défaillances, aux comités d'éthiques. Responsabilité que nous n'osons guère encore réfléchir publiquement.
N'est-ce pas cette démarche éthique qui, pragmatiquement a suscité l'émergence du concept de connaissance actionnable dans la réflexion de D.Schön, ou de J. Dewey publiant Démocratie et Education en 1916/1944 ? Mais aussi la réflexion de H.A.Simon introduisant et développant le concept dual d'Action Intelligente, puis d'Edgar Morin nous invitant à méditer "l'éthique de la compréhension qui mobilise l'intelligence pour affronter la complexité de la vie, du monde, de l'éthique elle-même".
"Travailler à bien penser, voilà la source de la morale" nous disait déjà Pascal.
Peut-être faut-il en effet enrichir notre représentation de la connaissance actionnable en soulignant qu'elle porte sur des Faire plutôt que sur des Faits : elle est connaissance-processus plutôt que connaissance-résultat, pour reprendre une distinction que J.Piaget a tant développée pour interpréter la genèse des processus cognitifs.
Ne pouvons-nous concevoir et construire des connaissances qui soient représentations d'expériences, d'actions, de faires, de processus, et qui seront intentionnellement et délibérément, elles-même processus, opérateurs plutôt qu'opérandes ? "Comprendre c'est inventer" disait J.Piaget introduisant par ces termes un de ses essais sur l'évolution de l'éducation.
Dans les creusets de l'expérience, le Verbe et l'Action
Cet exercice de représentation de l'action (ou de l'expérience) par le sujet connaissant, ce processus cognitif complexe et intelligible que met en oeuvre le sujet agissant intentionnellement nous révèle l'autre face du concept de connaissance actionnable : sa formation et sa permanente transformation dans l'expérience quotidienne, qu'elle soit scientifique, spéculative, méditative, esthétique, domestique ou professionnelle.
La question n'est plus alors de savoir bien transmettre des connaissances présumées actionnables (voire efficientes, comme le prétend la praxéologie ou la cybernétique), mais de susciter les conditions cognitives et socioculturelles par lesquelles s'exerce la compréhension, l'action intelligente (ou téléologique dira la pragmatique ) du sujet sans cesse formant projet.
La pratique quotidienne et multiforme des organisations sociales (économiques, politiques, civiques, culturelles, familiales etc.) constitue ici un creuset exceptionnel pour développer cette apprenance de l'action intelligente ou de l'intelligence dans l'action. Exercice qui appelle des repères paradigmatiques qu'il nous faut reconnaître, chemin faisant
Ne faut-il pas alors demander au Faust de Goethe la méditation qu'appelle cette réflexion sur l'éternelle oscillation qui fonde peut-être la dignité humaine dans la cité comme dans l'univers ?
Entre le Comprendre et le Faire, entre l'Esprit connaissant et l'Expérience perçue, entre le Verbe (ou le Logos, par lequel se dit le Savoir) et l'Action (par laquelle s'exprime la compréhension) nous apprendrons à nous exercer autrement, solidaires et responsables, à la co-production de connaissances par, dans, pour l'action.
Au commencement était le verbe ? Au commencement l'action
"...J'ai envie d'ouvrir le texte...
Il est écrit : Au commencement était le verbe !
Ici, je m'arrête déjà ! Qui me soutiendra plus loin ?
Il m'est impossible d'estimer assez ce mot, le verbe !
Il faut que je le traduise autrement, si l'esprit daigne m'éclairer.
Il est écrit : Au commencement était l'esprit !
Réfléchissons bien sur cette première ligne,
(...)
L'esprit m'éclaire enfin !
L'inspiration descend sur moi,
Et j'écris tout simplement :
Au commencement était l'action ! "