Geneviève Mathis.

Agrégée des lettres.

Docteur en sciences de l'éducation

5 rue de la vallée 60300 Courteuil

Congrès Inter-Latin pour la Pensée Complexe(CILPEC) sous la présidence d'Edgar Morin

Rio de Janeiro 8-9-10-11 septembre, 1998

L'IDENTITE COMPLEXE DE L'ENSEIGNEMENT DES LETTRES

Tout le monde s'accorde sur le caractère crucial de l'enseignement des lettres et de la langue maternelle. Mais quelle est l'identité d'une telle discipline qui sert de clé de voûte à toutes les autres ?

Je situerai ma réflexion dans le cadre des nouvelles humanités proposées par E. Morin qui souhaite instaurer une connexion et un dialogue entre disciplines littéraires et scientifiques afin que les deux domaines puissent s'enrichir mutuellement et répondre ensemble aux interrogations fondamentales sur l'homme et sur le monde. Un tel projet implique une réforme de la pensée puisqu'il existe aujourd'hui une cloison étanche entre les humanités et les sciences : les lettres et la philosophie forment le jugement et la réflexion tandis que l'enseignement scientifique, de plus en plus spécialisé, porte sur des contenus précis sans distance réflexive.

Mais, pour qu'un tel dialogue puisse être établi, il faut que chaque domaine garde son identité propre et qu'aucun des modèles ne devienne hégémonique. Un enrichissement mutuel deviendrait impossible si le modèle de l'enseignement scientifique, encore fondé sur les concepts de réduction et de division était lui-même appliqué en lettres. L'analyse l'emporterait alors irrémédiablement sur la synthèse et toute réflexion globale serait abolie. Les tentatives pour aligner les lettres sur le modèle scientifique pourraient ruiner tout espoir de promouvoir les nouvelles humanités fondées non sur la ressemblance mais sur la complémentarité entre les deux domaines. Il est nécessaire de préserver l'identité de l'enseignement des lettres .

L'indispensable première étape de ma démarche sera de faire le constat de la complexité qui se présente au coeur de l'enseignement des lettres comme un noeud inextricable et qui met dans l'embarras les concepteurs des instructions ainsi que les professeurs. Puis je montrerai à quelle mutilation de la discipline peut mener la tentation de rejeter cette complexité pour fragmenter, rationaliser,"scientifiser" l'enseignement des lettres. Enfin la reconnaissance de la complexité comme une richesse de l'enseignement des lettres amènera à poser le problème de la formation des professeurs à la pensée complexe, nécessaire à leur pratique.

LE CONSTAT DE LA COMPLEXITE

L'enseignement des lettres n'a pas pour objet un savoir constitué à transmettre mais les textes et les discours qu'ils soient lus ou produits par l'élève.

Des contenus insécables

Les contenus de l'enseignement des lettres forment un ensemble qui ne se laisse pas facilement débiter en tranches de savoir. "C'est une sphère dont le centre est partout, la circonférence nulle part" . Cette image que Pascal utilise pour nous donner le vertige de l'infini, pourrait convenir à l'enseignement des lettres, discipline illimitée dont tous les éléments sont si étroitement liés entre eux qu'on ne perçoit ni le point de départ ni le point d'arrivée. Une seule oeuvre littéraire recèle un infini culturel englobant science, histoire, religion, éthique... et toutes les ressources de la langue. On a l'impression que tout pourrait s'articuler autour de ce point central. Chaque texte nous place au coeur de la discipline d'où toutes les directions sont possibles. Le centre est partout mais on ne trouve pas les limites.

Pour illustrer cette impossible figure géométrique, j'évoquerai l'aventure intellectuelle où m'a entraînée l'étude du roman de Zola, La bête humaine, choix qui m'avait été suggéré par un de mes élèves : roman sur l'essor des chemins de fer, la locomotive étant une sorte de bête créée par l'homme, de monstre mythique comparable au cyclope à l'oeil unique ; roman sur le crime aussi, l'hérédité animale permettant d'expliquer le psychisme d'un criminel sans mobile. Comme il me paraissait réducteur de m'en tenir aux aspects littéraires de l'oeuvre, j'ai ouvert quelques pistes qui autorisaient à transgresser les frontières de la discipline. Les élèves, très motivés par ce travail, ont fait entrer dans la classe de lettres, et bien au delà de ce que j'avais prévu, des savoirs empruntés à l'anthropologie, à la biologie, aux sciences physiques, à la technique : théorie de Darwin sur l'évolution, études sur la cerveau humain, fonctionnement de la locomotive à vapeur. La lecture du roman suscitait ces recherches qui, à leur tour, contribuaient à éclairer le roman.

Le livre permettait aussi de poser des questions fondamentales et encore actuelles sur l'homme et sur la société :

- la question politique des relations entre la justice et le pouvoir, qui s'est révélée brûlante quand a éclaté l'affaire Dreyfus, le roman anticipant sur l'événement.

- la question morale de la conscience, la bête humaine niant le remords du criminel en réponse au roman de Dostoievski, Crime et châtiment.

Le choix de cette oeuvre s'est donc révélé particulièrement heureux parce qu'au plaisir de suivre une intrigue passionnante, s'ajoutait celui de découvrir des liens entre les sciences et les humanités, entre l'histoire et la littérature, entre des oeuvres qui se font écho. La culture s'organisait en réseau.

Les contenus de l'enseignement des lettres sont donc difficiles à circonscrire, à fragmenter, à gérer dans une progression d'autant plus qu'il s'agit inlassablement, de classe en classe, de développer les mêmes compétences essentielles de lecture, écriture, expression orale. La planification institutionnelle comme celle du professeur apparaît comme une gageure.

L'embarras des instructions

Le désarroi des instructions est particulièrement significatif de la complexité de la discipline : difficulté à définir des contenus, à les distribuer dans le temps, à imposer un programme d'oeuvres, à proposer une progression des apprentissages. L'examen des programmes français montre les efforts et les tâtonnements pour instaurer une progression sans cesse remise en question comme si l'enseignement du français était rebelle à tous les découpages.

Plusieurs ordres ont été essayés successivement sans donner satisfaction : l'ordre chronologique qui permettait de couvrir l'ensemble de l'histoire littéraire du Moyen Age au 20° siècle est désormais révolu. Selon les instructions, la classe de seconde doit proposer "une perspective d'ensemble sur la littérature, du Moyen Age à l'époque contemporaine". Même la progression de la narration, privilégiée dans les petites classes, à l'argumentation, réservée aux grandes, a été abandonnée : le récit et l'argumentation font désormais l'objet d'un apprentissage parallèle.

La notion même de progression établie en fonction du niveau supposé des élèves et non d'élèves réels, pose problème si l'on considère lucidement les écarts de niveau en lecture établis par les statistiques du Ministère de l'Education Nationale. Le même niveau du cursus scolaire, la 6°, reçoit des élèves déjà experts en lecture et de quasi-illettrés.

L'imbrication des contraires

Bien des éléments et concepts que l'esprit distingue sont indémêlables en lettres : le concret et l'abstrait, l'imaginaire et le réel, la vie et les livres, l'objectivité et la subjectivité, le loisir et le travail, l'effort et le plaisir. Les personnages fictifs, faits de mots, c'est-à-dire abstraits sont ressentis comme réels, vivants, très concrets. La culture, la vérité sociale, les valeurs morales, les interrogations philosophiques sont incarnées dans des situations de vie qui touchent personnellement le lecteur. Ce que V. Hugo dit du poète pourrait s'appliquer à tous les auteurs littéraires,"peintres de l'abstrait et philosophes du concret".

Les travaux demandés en lettres, lire, écrire peuvent demander un effort considérable ou être ressentis comme des activités de loisir. On peut apprendre en lettres avec facilité. Lire étant aussi une manière de se détendre, le professeur programme des lectures surtout pendant les vacances, quand les élèves ont du temps. Il intervient sur le temps de loisir comme le temps scolaire. Le cinéma, récemment entré dans les programmes français, fait désormais partie de l'enseignement des lettres.

La place de la subjectivité

Un autre trait important de l'identité complexe de l'enseignement des lettres qui fait toute sa richesse, est qu'il oblige à considérer les élèves comme des sujets. La rencontre avec les textes littéraires et la rencontre autour des textes suppose tout un jeu de relations interpersonnelles qui impliquent des sujets : auteur, lecteur, personnages, élèves, professeur : l'élève ne se laisse pas réduire à un pur esprit. La formation intellectuelle est indissociable d'une formation globale de la personne : l'affectivité, la sensibilité, l'imagination, sont sollicitées dans la lecture littéraire qui comporte une part d'irrationnel. Le professeur a affaire à la complexité humaine.

De plus la difficulté est grande d'enseigner, dans un cadre collectif, ce qui se pratique d'ordinaire dans la solitude : la lecture et l'écriture en langue maternelle. Le non-dit a une grande importance en classe de lettres. Le plus important de la lecture, ce qui peut procurer du plaisir, est de l'ordre du secret et reste enfoui au plus profond de soi. La relation de chaque élève avec le texte est un mystère que le professeur tente de percer pour pouvoir jouer son rôle de médiateur, activer les instances essentielles de la lecture comme l'illusion référentielle et l'identification, dissiper les malentendus dans la réception du texte, prendre en compte le lecteur réel. Comment s'introduire dans l'intimité de la lecture pour comprendre ce qui se passe dans cette relation de l'élève avec le texte et la source des difficultés ? Le tâtonnement et la gestion de l'incertitude font partie intégrante du savoir-faire du professeur.

La connivence culturelle

La connivence culturelle qui est la condition de la lecture ordinaire, est également de l'ordre de l'implicite et exige du professeur un savoir-faire complexe. Il s'agit, non d'imposer ce qu'il faut comprendre mais d'élucider sur quelles bases l'auteur établit une connivence avec son lecteur afin de munir l'élève des présupposés nécessaires à la compréhension. C'est souvent par un éclairage extérieur à la discipline littéraire qu'on permet aux élèves de saisir les enjeux d'un texte : il faut faire appel à des référents historiques, moraux, philosophiques, religieux, scientifiques, juridiques qu'ils soient déjà connus ou non des élèves. L'identité complexe de la discipline tient donc aussi à la nécessaire ouverture de l'enseignement des lettres sur les autres disciplines et aux liens étroits qu'elle entretient avec elles. Réinvestissement ou acquisition de savoirs, l'interdisciplinarité est un mode de fonctionnement ordinaire dans l'enseignement des lettres puisque la littérature aborde tous les sujets et intègre toutes les formes de connaissance.

Inhérente à l'enseignement des lettres, la complexité se présente comme un noeud inextricable ressenti comme inacceptable. Dans les années 70, il est apparu nécessaire d'organiser la discipline de façon plus rationnelle afin de procurer aux professeurs et aux élèves des méthodes fiables. Ce progrès a marqué l'histoire de la discipline mais s'est accompagné d'une condamnation contestable des approches intuitives et subjectives qui se sont trouvées reléguées dans le passé révolu de l'obscurantisme. Le poète, Yves Bonnefoy, évoque avec nostalgie l'enseignement qu'il a reçu au lycée, "oasis où" il a pu "boire à diverses sources", "l'intimité" avec les textes, à l'abri "des questions soupçonneuses du critique", le langage considéré, non comme un fait de société mais comme "un instrument de musique". "Cette sorte d'enseignement s'intéressait au langage pour ses pouvoirs et non pour ses lois de fonctionnement". Et il suscitait "une expérience de participation à l'être du monde, au lieu d'étouffer cette dimension dans les formulations, souvent véridiques mais toujours partielles (et donc sans valeur pour la vie vécue, qui est synthèse) des descriptions linguistiques."

 

Perspective historique : les tentatives de réduction de la complexité

L'évolution récente de la discipline en France est marquée par un souci de clarification et le développement d'une didactique de la langue maternelle, affichant sa scientificité et tirant sa crédibilité de sa fidélité à des savoirs savants bien identifiés et spécifiques. La quête d'identité est allée dans le sens de la spécialisation.

Le développement des méthodes et des techniques

Les premiers effets de cet effort ont été ressentis comme positifs : des outils ont été élaborés à partir des sciences du langage. Une méthodologie pour l'étude des textes s'est constituée et a fait son apparition dans un manuel de lycée en 1982, comblant un manque vivement ressenti par les professeurs. Ces apports nouveaux représentaient un progrès, un enrichissement de l'enseignement des lettres. Mais la tendance à la rationalisation a continué de s'accentuer.

Selon la règle de la surenchère et du "toujours plus", cette veine a été exploitée sans relâche et la méthodologie s'est mise à proliférer sans contrôle et à envahir le champ de l'enseignement des lettres, développant une foi inconditionnelle dans les outils d'analyse comme la seule voie d'accès aux textes. Le terme de techniques a été préféré à celui de méthodes, signe d'une certaine déshumanisation de l'enseignement des lettres. Les textes sont devenus des réservoirs d'observation, des objets d'investigation scientifique. La description du texte a prévalu sur l'élucidation de ses enjeux et de sa valeur. La science du texte, élaborée à l'université est descendue au lycée puis au collège, a touché aussi l'enseignement primaire.

Au prix d'une déformation et d'une mutilation, on a fait rentrer l'enseignement des lettres dans un cadre strict sur le modèle des disciplines scientifiques. Une discipline scientifique se caractérisant "par son autonomie, la délimitation de ses frontières, le langage qu'elle se constitue, les techniques qu'elle est amenée à élaborer, les théories qui lui sont propres", on a fait de l'enseignement des lettres une discipline restreinte et spécialisée. Pour bien délimiter son champ, l'enseignement de la langue maternelle a fermé ses frontières, pratiqué une sorte de protectionnisme, repoussant les apports des autres disciplines, et répugnant à jouer son rôle de discipline de service.

L'outillage a occulté l'importance des relations interpersonnelles entre les élèves médiatisées par le professeur, et des tâtonnements qui permettent de s'approprier les textes de façon empirique. La conception du professeur comme pouvoyeur d'outils et des élèves comme utilisateurs autonomes desdits outils a été cause d'une certaine dépersonnalisation de l'enseignement. La lecture s'est intellectualisée ; la pratique de relevés interminables et de grilles de lecture contraignantes n'a pas pu se faire sans annihiler l'investissement personnel de l'élève-lecteur ni sans briser le tissu du texte. Certains excès de la pédagogie par objectifs ont abouti à tronçonner les textes pour planifier l'acquisition systématique de notions théoriques. Ces pratiques ont contribué à renforcer le clivage entre l'univers scolaire et le monde de l'adolescence.

Dans l'intention d'analyser les textes de façon concrète, on leur a appliqué des outils sans se rendre compte qu'on faisait l'inverse de ce qu'on voulait faire, les outils empruntés à la théorie des textes étant abstraits alors que les textes littéraires, porteurs d'émotions, sont directement ressentis comme très concrets. Pour bien montrer la spécificité de l'enseignement des lettres, on a introduit dans les classes des concepts difficiles et un métalangage encore absent du dictionnaire, alors que la mission de l'enseignement de la langue maternelle est d'assurer à tous un bon maniement de la langue commune.

Les avancées de la critique et de la théorie littéraire ont été inculquées même à des élèves qui n'avaient pas encore le goût de lire. Des objectifs nouveaux sont apparus : déconstruire la lecture naïve, dénoncer l'illusion référentielle et l'identification qui sont pourtant des ressorts essentiels de la lecture, séparer les concepts imbriqués dans le fait littéraire, distinguer nettement la fiction de la réalité, le personnage de roman, "être de papier", de la personne vivante. Abordée de cette manière, la littérature s'est éloignée des élèves, est devenue une discipline abstraite. C'est dans l'enseignement professionnel que la linguistique appliquée est parvenue à s'implanter le plus largement, tant dans les instructions que dans les pratiques. Les victimes de cette sacralisation des techniques du français ont été surtout les élèves les plus démunis par leur milieu socio-culturel. Ce n'est pas étonnant s'ils réclament aujourd'hui plus de culture dans leurs réponses à la consultation des lycéens organisée par P. Meirieu.

L'application des théories

La discipline s'est trouvée ligotée par un faisceau de tendances rationalistes, étayées sur plusieurs théories dont on a fait l'amalgame : théorie stucturaliste, pédagogie par objectifs, théories du texte, de l'évaluation, émergence d'une didactique coupée de la pédagogie, repli sur les savoirs savants de la discipline. Cette coalition rationaliste a isolé la discipline, valorisé les techniques, contesté la visée culturelle de l'enseignement du français, langue maternelle.

On avait pensé, à la suite des théories sociologiques de Bourdieu, pouvoir faire l'impasse sur la connivence culturelle, qui est pourtant la condition de toute lecture. L'école ne devait pas faire violence aux élèves en leur imposant une culture étrangère à leur vie quotidienne. On est allé jusqu'à déclarer les connaissances littéraires et culturelles superflues et même nocives dans la mesure où elles peuvent influencer la réception des élèves. Ceux-ci devaient interpréter des fragments de textes sans avoir été renseignés sur le contexte, ni sur l'époque, ni sur l'auteur. Résurgence du mythe rousseauiste ! Il s'agissait de laisser l'élève dans l'état de nature, de ne pas corrompre l'authenticité, la virginité de sa lecture par des apports culturels, de lui mettre seulement en main des outils miraculeux.

Par ailleurs, une interprétation discutable des théories de la réception engageait à autoriser toutes les lectures, le lecteur étant la mesure de toute littérature. Si les oeuvres n'ont pas en soi de signification, de visée, mais seulement celle que le lecteur leur prête, tous les malentendus dans la réception du texte et ce qu'on appelle des contresens deviennent légitimes. L'élève qui vient à l'école pour apprendre à lire, n'a guère de chance, dans ces conditions de s'améliorer.

Je citerai un exemple significatif et caricatural de cette tendance : il s'agit d'une leçon à de français en classe de BEP à laquelle j'ai assisté : l'objectif de la séance était le dialogue théâtral et l'on avait fourni aux élèves cinq fragments tirés de pièces différentes qui ne permettaient aucunement de comprendre la situation. Le professeur a marqué au tableau toutes les hypothèses de lecture des élèves. Le dialogue avec le garde, tiré d'Antigone d'Anouilh, n'a donné lieu à aucun rappel du mythe. Les élèves n'ont pas su qu'elle était condamnée à mourir, emmurée vivante et qu'elle vivait ses derniers instants. Ils ont supposé qu'elle était en train de "draguer le garde". Cette hypothèse de lecture a été marquée au tableau et on en est resté là.

 

Ainsi, la combinaison de théories qui, il faut le souligner, n'avaient pas été conçues pour résoudre des problèmes pédagogiques ou didactiques, a abouti à nier la perspective dynamique qui est celle de tout enseignement et la mission de formation de l'école.

"Former, c'est nécessairement transformer.", écrit D. Sallenave, "renoncer à l'idée que l'école puisse être un lieu d'arrachement, c'est renoncer à l'école" .

La période de rationalisation de l'enseignement du français s'est traduite par la création d'outils sobres et efficaces comme la fiche de synthèse de la lecture méthodique qui ouvre le manuel Lettres 1ère (Nathan). Toutefois, elle s'est traduite aussi par certaines dérives du "délire rationalisateur et de l'applicationnisme aveugle. L'utopie rationaliste, si elle ne s'était pas souvent heurtée à la résistance des pédagogues de terrain, aurait pu entraîner la dénaturation de la discipline. La didactique du français, langue maternelle, prend aujourd'hui conscience de ces dérives et tente de dépasser cette approche formaliste

 

 

ASSUMER LA COMPLEXITE POUR RESPECTER L'IDENTITE DE L'ENSEIGNEMENT DES LETTRES

L'enseignement des lettres ne peut entrer tout vif dans le moule de la scientificité. Les tentatives pour établir une progression linéaire et rationnelle des apprentissages fondée sur le principe de fragmentation, et sur l'isolement des objectifs, se heurtent à la résistance de la discipline. Henri Mitterand a dénoncé le pointillisme méthodologique dans son article Les obsédés de l'objectif. La notion de planification en lettres demande d'ailleurs à être précisée. Il faut remettre en question l'idée que planifier, c'est forcément découper le savoir en morceaux pour se donner des objectifs ponctuels. Ce serait plutôt l'inverse. En lettres, les objectifs seraient plutôt des objectifs de reliance puisque le savoir est ressenti d'emblée comme fragmentaire par les élèves du fait de la diversité des oeuvres, des époques, des styles et parce que l'on travaille en partie sur des extraits.

Comment la pratique des extraits qui n'est pas un mode de lecture naturel peut-elle devenir en classe un mode de lecture enrichissant ? C'est parce qu'il existe un médiateur, le professeur qui ne s'est pas contenté de lire des extraits. Il est en mesure de redonner vie à ce morceau arraché à l'ensemble, de le contextualiser, de faire en sorte qu'un seul passage soit représentatif de l'oeuvre entière et donne envie de la lire. Sa culture lui permet aussi d'éclairer l'intertextualité et d'intégrer l'extrait dans un groupement de textes répondant à une problématique commune.

 

L'enseignement des lettres apparaît plus organique que linéaire, fondé sur des interactions :

Sa finalité est culturelle, mais la culture doit s'acquérir à travers la lecture des textes. La discipline est menacée dès lors qu'on traite séparément ces deux domaines. Il y a déviation si l'on utilise le cours de lettres pour transmettre des contenus de savoirs sans passer par la lecture, ou si l'on étudie les textes de façon purement technique sans s'occuper de la formation à long terme d'une culture des élèves. On assiste aujourd'hui à ces deux sortes de déviations.

Le texte forme une totalité, un tissu. La culture, une fois qu'on l'a acquise forme aussi un ensemble dans lequel tout est lié. L'enseignement des lettres se déploie dans un jeu complexe de relations entre les textes et la culture dans une circulation constante. "Toutes choses étant aidées et aidantes", les apports culturels ponctuels facilitent l'accès aux textes et permettent de les comprendre, c'est-à-dire de les saisir comme une totalité. Inversement la lecture de textes et d'oeuvres variées permet de constituer peu à peu une culture organisée en réseau. Ainsi, en allant des parties au tout et du tout aux parties, la compréhension s'affine et le jugement se forme grâce à la médiation du professeur, seul à dominer les ensembles pour relier les savoirs. Pas de lecture sans convoquer des référents culturels qui ne relèvent pas tous du savoir savant, pas de véritable culture sans fréquentation des oeuvres. Cela n'exclut pas, occasionnellement, de proposer à part certains contenus culturels essentiels qui sont des clés d'entrée dans les textes comme les mythes.

Le professeur construit peu à peu un réseau de relations intelligibles. La classe de lettres est le lieu où peuvent converger les apports culturels enseignés ailleurs de façon compartimentée. Horizontalement, l'enseignement des lettres est ouvert sur les autres disciplines, sur la vie et l'actualité. Verticalement, les oeuvres littéraires, par leur profondeur et la richesse de leurs potentialités sont l'occasion de relier le passé au présent. Les oeuvres du passé, d'abord ressenties comme étrangères, prennent un sens dès lors qu'on les ancre dans la réalité de l'époque, qu'on les situe dans leur contexte de valeurs morales et esthétiques ; on découvre enfin qu'elles ont le pouvoir d'éclairer aussi notre époque et qu'on peut en faire une lecture actuelle.

Inversement des oeuvres contemporaines et même dites d'avant-garde ont un héritage qui les éclaire. Ionesco se situe lui-même dans la lignée des grands tragiques grecs et qualifie son théâtre de métaphysique. Ainsi, l'histoire littéraire elle-même est une suite complexe de ruptures, chaque nouveau courant refusant un héritage pour se réclamer d'une autre filiation.

Par ailleurs les pratiques de lecture sont tressées avec des pratiques d'écriture. Il est nécessaire de bien lire pour faire un résumé, une suite de texte, un pastiche, pour discuter le point de vue d'un auteur. Tout se tient dans les lettres, on progresse au sein de la complexité en évitant de fragmenter mais en tissant sans cesse de nouveaux liens.

FORMATION DES PROFESSEURS A LA PENSEE COMPLEXE : LE MEMOIRE PROFESSIONNEL

Le mémoire professionnel s'est généralisé dans la formation des enseignants en France lors de la création des IUFM (Instituts Universitaires de Formation de Maîtres) en 1990-91. Il témoigne d'un cheminement, d'une méthode au sens, fondé sur l'étymologie, qu'Edgar Morin donne à ce terme : "un chemin qui se fait en marchant". Le professeur débutant, en cheminant, rencontre des obstacles qui l'obligent à bifurquer et à remettre en question non seulement sa planification initiale mais aussi ses représentations des élèves, de leurs besoins, de leurs demandes. Le mémoire et surtout la soutenance retracent cet itinéraire, cette planification en mouvement, sans cesse obligée de s'évaluer et de s'adapter pour être en phase avec la classe.

L'écriture du mémoire entraîne à problématiser, à reconnaître les difficultés et à les identifier, à imaginer des solutions. La distance réflexive aide en outre à dédramatiser les échecs et à les surmonter. Bien qu'il s'agisse d'une écriture difficile, sans normes définies, le mémoire est un bon outil de professionnalisation, non seulement pour son auteur mais pour les autres débutants. Les quelques mémoires déjà publiés rencontrent un certain succès qui peut s'expliquer : les professeurs sont à l'affût de documents réellement utilisables qui tricotent ensemble didactique et pédagogie.

Le mémoire autour duquel se rencontrent plusieurs acteurs du système éducatif, stagiaire, conseiller pédagogique, formateurs, tuteur et directeur de mémoire, contribue à mettre en mouvement tout le système. La démarche critique de recherche en oeuvre dans le mémoire est en prise sur l'expérience et oblige à mettre les modèles didactiques à l'épreuve de la pratique. Le mémoire interroge non seulement la pratique du débutant mais les pratiques en vigueur, les prescriptions de la formation, et même les instructions et les théories. La perspective nécessairement globale du mémoire oblige à une remise en question générale et peut contribuer à empêcher la didactique de se couper du réel.

CONCLUSION

Ainsi, aujourd'hui où le modèle scientifique, fondé sur la fragmentation des savoirs et la compartimentation des disciplines, montre ses limites dans l'enseignement scientifique lui-même, il serait paradoxal qu'une discipline comme les lettres, par nature ouverte sur toutes les autres et d'une irréductible complexité, se ferme sur elle-même et se fige dans une caricature de scientificité.

La culture ne se construit pas en lettres, comme dans d'autres disciplines, directement par empilement des connaissances mais toujours en relation avec la lecture des textes, dans un va-et-vient constant. Le professeur de lettres est un grand relieur qui sait présenter aux élèves des oeuvres en fonction de leurs affinités et leur permet de progresser dans la saisie des rapports. Il est un spécialiste de toutes les formes d'interactions : entre les savoirs puisque les savoirs de référence de la discipline sont complexes, divers et illimités mais aussi entre les êtres, le dialogue autour des textes favorisant la communication et la compréhension. Le mémoire professionnel qui implique une démarche de recherche appliquée au réel est un outil qui répond à la nécessité de former les professeurs à la pensée complexe dans une discipline qui résiste à la rationalisation.

C'est en préservant son identité complexe que l'enseignement des lettres pourra le mieux contribuer à l'élaboration des Nouvelles Humanités. L'étude des lettres ne peut se réduire à sa dimension intellectuelle, elle concerne la personne même de l'élève et joue un rôle important dans la formation à la citoyenneté. E. Morin pense que la littérature est une école de la compréhension humaine. Elle peut d'autant plus jouer ce rôle qu'elle est seule à savoir représenter et élucider les situations d'incommunicabilité, enfermement sur soi, quiproquos comiques ou tragiques. Le lecteur ainsi découvre les causes de malentendus entre les êtres et apprend à comprendre les incompris.