L'humanité post-moderne, une humanité plus humaine

Méditation sur l'oeuvre d'E. Morin

 

Par Iulian POPESCU

 Faculté des Lettres, Université de Iasi, Roumanie

(Janvier 2001)

 

 

Le problème central de la réflexion d'Edgar Morin est l'homme. Sa façon d'approcher ce problème se situe cependant contre la tradition, car, en essayant de définir l'humanité de l'homme, il remet en cause une pensée millénaire qui n’avait cessé de contribuer à renforcer l’idée d’une hominisation par voie d’instruction. Ainsi, selon la tradition, ce primate  qui apprend vite  ne serait-il devenu vraiment sapiens  que grâce à une évolution plus ou moins linéaire, où, jour après jour, il agit en vue de quitter la “nature” et de s’isoler  à l’intérieur de la “culture”. Et plus le temps passe, plus il est persuadé qu’ainsi il va devenir le maître de ce monde.

E. Morin ne contexte pas la force spirituelle de l'homme, mais, à l'encontre de la tradition, il la met plutôt au compte de sa/ses faiblesse(s). Il ne le fait pas par amour du paradoxe, mais à cause de son intuition particulière de la complexité de la connaissance humaine qui l’amène à réviser tous les partis pris culturels et épistémologiques pour les remettre  en cause.

Dans la grande famille des penseurs, E. Morin fait  maison à part, car il n'est ni sociologue, ni philosophe, ni biologiste ou physicien, ni anthropologue, mais tout cela à la fois. Dans sa démarche, il  fait appel à  une méthode ancienne qui,  maniée par quelqu’un comme lui,  s’avère extrêmement efficace et révèle toute sa force novatrice en entraînant une remise en cause fondamentale des mentalités. Cette méthode - la “pensée uniduale” - s’apparente à la dialectique ;  il la pratique depuis les débuts de sa recherche, et elle lui va comme un gant.

En fait, E. Morin opère avec un moteur de recherche très puissant, dont les composantes concrètes, situées au plus profond des phénomènes de ce monde et de l'univers même, sont l'ordre et le désordre.  La relation qui réunit les pôles  de ce couple dynamique et contradictoire constitue selon le chercheur français une structure profonde essentielle et indéniable  du monde phénoménal. En postulant son caractère universel, il érige, à son tour, sur ces bases, un système de pensée englobant et complexe qui emprunte les traits vigoureux du monisme dialectique. Ainsi, E. Morin confirme-t-il l'idée que la dialectique n’est pas seulement une méthode, mais aussi une "loi naturelle".

"Etre ou ne pas être" ?. A cette fameuse question Cioran, parti à la recherche de la vérité extatique, répond : "Ni l'un ni l'autre !". Chez E. Morin, qui demeure pieds sur terre, la réponse est implicite, "Et l’un, et l’autre!", car pour lui il n'est pas question d'ek-stasis,  ni de “vide significatif ”, mais de concevoir l’existence du monde et de tous les éléments dont celui-ci se compose comme un phénomène complexe où la vie est cause de mort et la mort est cause de vie, où le désordre est vecteur d'ordre et l’ordre est vecteur de désordre, où le doute est vecteur de certitude et vice-versa, où les contraires s’attirent et se repoussent en se nourrissant l’un de l’autre dans une perpétuelle boucle rétroactive. 

En ce qui concerne le rôle du sujet dans la connaissance, E. Morin se détache des autres penseurs qui, tout en reconnaissant le caractère à la fois objectif, subjectif et contradictoire de la "réalité", maintiennent cependant le caractère unitaire du sujet connaissant devant l’objet de la connaissance. Pour ceux-ci, l’ordre et la cohérence logiques de l'esprit humain représentent la garantie d'une démarche cognitive rigoureuse, non-contradictoire, au bout de laquelle tout phénomène révèle son essence ordonnée. Or, contre la tradition de l'hominisation, en extrapolant la dialectique des contraires au niveau de l’esprit humain, c’est-à-dire au niveau concret de la constitution cérébrale de l’individu, E. Morin nous présente le sujet connaissant comme un être problématique, fondamentalement divisé.

 

Par sa constitution psychophysiologique, l'homme est un être instable, qui  hésite  entre “raison” et “déraison”. En fait, celui auquel on a donné le nom de sapiens  est  un individu qui, pareil à un système auto-organisationnel,  fonctionne à la fois avec de l’ordre et du désordre. La cause en est la complexité extrême de son encéphale qui en réalité renferme  trois cerveaux : le paléocéphale (reptilien), le mésocéphale (mammifère) et le néocortex (humain). Ainsi, à l’intérieur de sapiens même, l’animalité et l’hominité  se livrent-elles une lutte incessante : la raison y est toujours en train de “raisonner” les pulsions et les émotions. Or, cette perpétuelle tension, présente à chaque instant au plus profond de nous, et dont l’importance pour l’évolution de l’humanité a été complètement négligée,  fait de l’homme à la fois un sage et un fou, un  sapiens cum demens. Cette tension représente  le noyau protéique de sa grandeur et de sa faiblesse : c’est  elle qui engendre cette qualité extraordinaire de sapiens qu’est la créativité, mais, en même temps, c’est toujours elle qui rend celui-ci hésitant, craintif ou violent et, qui plus est, c’est encore elle qui fait que la logique et la cohérence de ses raisonnements soient parfois relatives. Car, à cause de sa structure mentale,  sapiens  est sujet à l’erreur : il peut se tromper de façon terrible et devenir le promoteur du Mal au moment même où il pense avoir réalisé quelque chose de magnifique au nom du Bien.

 

A première vue le sage apprend, construit, invente, écrit, impose des idées et les matérialise, il fait avancer l’hominité ; le fou, au contraire,  conteste, brise, détruit, fait la guerre,  brûle les bibliothèques, invente et écrit le Mal, il en fait l’apologie, il se fait l’avocat du diable.  Mais parfois, à long terme, on se rend compte que le sage s'est trompé et que le fou a eu raison : il y a tant d’exploits réalisés au nom du Bien qui se sont avérés désastreux pour l’humanité, il y a tant d'inventions  extraordinaires, géniales qui semblaient ouvrir des horizons nouveaux, des avenirs radieux et qui se sont cependant retournées contre leur inventeur. Combien d'inquisitions, de guerres et autres holocaustes l'humanité eût-elle pu éviter si elle n'avait entretenu cette croyance en un savoir absolu, prôné  et promu  par un seul individu ou par un groupe d'individus contre les intérêts de leurs semblables !

 

C’est là que E. Morin met le doigt sur la plaie,  car la structure   psychophysiologique complexe, contradictoire, qui engendre cette tension irrésolue au niveau de l’activité cérébrale de chaque individu, détermine aussi les visions de l'homme, ses actes et ses réactions vis-à-vis de tout ce qui l’entoure, vis-à-vis de lui-même et de l’autre, son semblable; elle rend provisoires les idées et les mentalités qui gouvernent la connaissance et  les rapports sociaux et amène l’individu et le groupe social dont il fait partie à se construire cette image provisoire et subjective du réel, que nous appelons “réalité”.

 

La "boucle rétroactive", instrument cher à E. Morin, règle les rapports entre individu - société - réalité : le réel existe comme étalement objectif, physique du monde ; l’individu y développe, à son tour, sa pratique en le  remodelant selon "un point de vue", c'est-à-dire en fonction de ses idées, de ses sentiments, de ses émotions  et motivations. Le découpage qu’il y opère est en même temps surveillé, dirigé et limité de façon subtile par l’appartenance de toute conscience individuelle à un pattern mental collectif dont elle est en même temps la source.

Une société a ses propriétés à elle; ce n'est pas une somme d'individus, c’est un système vivant qui, quoique dépendant de la coparticipation des individus, édifie par-dessus ceux-ci une structure épihénoménale, une hyperconscience,  qui agit sur les mêmes individus en déterminant leur comportement : c’est comme la conscience individuelle qui, différente du câblage neuronal d’un individu, bien que déterminée par ce câblage, détermine à son tour, par rétroaction, le comportement de cet individu et finalement la structure de ce câblage même. La vision d’ensemble du réel que chaque société modèle à sa façon demeure de ce fait toujours particulière, c’est-à-dire “ethnique”. Or, si l'on accepte le caractère inévitablement subjectif de cette vision, on ne saurait jamais affirmer que la réalité de l’un est mieux taillée que la réalité de l’autre et toute discussion dans des termes pareils devrait être d’emblée refusée.

Selon E. Morin, l’enseignement de la démocratie devrait commencer par ce refus.

 

Négligées, obnubilées ou marginalisées par une science et une culture édifiées sur les bases d’un anthromorphisme hypertrophié, quelques constatations affichent depuis un certain temps un air de certitude : la réalité est une partie du réel, toute connaissance est objective, mais subjective aussi, le sujet connaissant fait partie intégrante de l’objet à connaître, le vrai est une partie du vraisemblable, l’aspect du monde est provisoire et dépend en majeure partie des croyances, des mythes, des traumas, de l’imprinting génétique, des émotions, des pulsions brassées et  décantées à l’intérieur de cet analyseur complexe et contradictoire qu’est l’encéphale humain. 

 

Et lorsque tous les individus, toutes les nations, les peuples, les ethnies seront conscients de l’effet de la structure psychophysiologique de l'homme sur la connaissance et sur les rapports communautaires, alors une nouvelle conscience pourrait éclore, l’humanité pourrait entrer dans une nouvelle ère, où elle devrait apprendre à penser et à gérer ses contradictions, à vivre avec et à enseigner sa condition contradictoire à tous ses individus. Si une nouvelle rationalité, autocritique, pouvait faire accepter aux humains “un principe d’incertitude rationnel” fondé sur l'idée que les erreurs, les angoisses, les accidents et les pulsions sont partie prenante dans les décisions "rationnelles", l’homme deviendrait compréhensif, tandis que la conscience de ses faiblesses lui donnerait la lucidité authentique qui le protégerait des excès. A ce moment-là, on pourrait parler d'un total changement de paradigme, avec tout ce que cela implique ; une nouvelle civilisation se mettrait ainsi en place,  une civilisation postmoderne, globale qui, sans contester les acquis culturels de chaque ethnie, sans empêcher le libre développement des traditions, des habitudes et des pratiques individuelles ou de groupe,  accepterait la citoyenneté terrienne et en ferait son but : c'est d'ailleurs l’enseignement majeur que distille l’écriture quasi aphoristique d'un petit livre plein d’espoir (Les sept savoirs…).

Ce que E. Morin souhaite donc en vue d’une humanité plus humaine,  ce n’est pas la totale réduction du désordre, des turbulences et des crises, mais leur acceptation lucide et prudente en tant qu'éléments irréductibles et nécessaires au progrès. Un fois conscients de leur rôle dans l’évolution de l’humanité, nous saurons les contrôler, nous saurons  en prévenir et en atténuer les excès ravageurs. Si l’humanité devient consciente qu'elle dépend dans ses agissements de la structure contradictoire de l’encéphale  de sapiens, si elle arrive à se rendre compte que sa folie congénitale, libre ou masquée par la “Raison rationalisante”, représente en fait son plus grand problème, alors il sera possible d’éviter la fin de l’histoire.

 

Cependant la raison ne cesse de (se) poser des questions : si, à l’échelle universelle, chaque individu, chaque groupe ou société arrive à contrôler ses passions, ses emportements, ses colères, ses “folies”, ne serait-il pas possible que cet assagissement planétaire atténue à son tour de façon excessive la vigueur et le dynamisme propres au comportement humain? Un comportement "sage" généralisé ne serait-il pas l’effet pervers d’une fausse rationalisation qui, tout en nous faisant croire  aux horizons optimistes de l’avenir,  nous pousse lentement vers une fin  "tiède"? Car l’on peut bien supposer que sous cette compréhension universelle dont rêve l’humanité guette l’égalisation thermique :  le contrôle lucide des sentiments, des émotions, des colères  et des joies peut mener doucement vers l’ennui, vers le marasme existentiel, vers l’abandon de soi-même et le laisser aller, vers une "mort douce" devant laquelle l'homme n'aura presque plus la force de réagir.

Espérons toutefois que la "pensée uniduale", qui puise sa vigueur dans la dynamique contradictoire de la Nature, va demeurer toujours attachée à celle-ci et ne deviendra jamais, sous l'autorité d'une prétendue rationalité, une matrice oppressive et réifiante.

                  

 

                                                           Iulian POPESCU

Faculté des Lettres

Université de Iasi

Roumanie