TITRE : "Lexpérience esthétique dans la philosophie de Gilles Deleuze"
(de lesthétique transcendantale à lesthétique apodictique)
par HENRI CALLAT
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« la pensée
est parfois plus proche dun animal
qui meurt que dun homme vivant, même démocrate.
»
Gilles Deleuze
« Quest-ce que la philosophie ? »
« La poésie est la solitude sans distance parmi
laffairement de tous, cest à dire une solitude qui a les
moyens de se confier ; on nest, à laube, lennemi
daucun, excepté des bourreaux.
René Char
« La réalité sans lénergie
disloquante de la poésie,
quest-ce ? »
René Char
« Pour un Prométhée saxifrage »
par HENRI CALLAT
Sommaire
I) Deux penseurs devant un tableau !
II) Un monde « à deux foyers » virtuels
III) Pensée deleuzienne et sciences cognitives modernes
IV) Un séisme ontologique
V) « Lart caché »
VI) Lidentité paradoxale de lhomme
VII) Une révolution épistémologique
« Il faut porter un chaos en soi doù peut émerger
une étoile qui danse. »
Nietzsche
« Das ist das Problem ». Tel est le problème, proclame Husserl dans ses « Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps ». (1)
Et ce « problème », à première vue, ressemble étrangement à celui posé par Gilles Deleuze dans « Différence et Répétition ».
Que nous dit en effet Husserl du problème, du paradoxe du temps ? « Le temps est rigide et pourtant le temps coule. Dans le flux du temps, dans la descente continue dans le passé, se constitue un temps qui ne coule pas, absolument fixe, identique, objectif. Tel est le problème. » ( absolut fest, identische, objective Zeit. Das ist das Problem. » (2)
Quécrit Deleuze dans « Différence et Répétition » ? « le temps nest pas subordonné au mouvement ; forme du changement le plus radical, mais la forme du changement ne change pas. » (3)
Gilles Deleuze, fondamentalement, ne serait-il que phénoménologue, sinscrivant toujours, dune manière seulement originale, dans la grande tradition classique et néo-classique ?
En réalité, entre lauteur des « Leçons » et celui de « Différence et Répétition » ou de « Logique du sens », il y a plus quune nuance. Je nécrirai pas un abîme parce que la pensée deleuzienne fait partie de celles qui tout en sen différenciant, nexclut aucune de celles qui lont précédée : « Ce ne sont pas les ressemblances, mais les différences qui se ressemblent » (4) , écrit Lévi-Strauss. Et cest bien dans ce paradoxe épistémique quil faut inscrire la démarche deleuzienne au regard de la phénoménologie husserlienne beaucoup moins pour le lever que pour en approfondir le fonctionnement par une analyse plus fine du « plan dimmanence » dans lequel il sinscrit, du temps dexpression qui lui est propre !
Dans « Expérience et Jugement » (Erfahrung und Urteil) , Husserl explique comment des taches rouges peuvent apparaître sur fond blanc. Que de similitudes apparemment, entre les deux philosophes quand on ne sen tient quà la superficielle magie du vocabulaire !
Bruno Paradis, dans le texte dont je minspire, le souligne tout à fait remarquablement.
Avec Husserl, écrit-il, « le rouge monte à la surface », « senlève sur le sol », « rapte le Je ». Celui-ci « séveille en accueillant lobjet intentionnel, comme si lobjet, le rouge lui-même visait le Je », etc etc Et dajouter que dans ce mouvement, cette genèse, cette épiphanie, les deux philosophies paraissent très voisines : « le rapt originaire de la sensibilité et lintérêt contemplatif, lindividuation de la chose, son apparaître suspendu à la puissance génétique du temps, le présent épais, la pure expérience esthétique du rouge, et le miroitement des images. » (5)
Et pourtant ! Avançons un peu dans la lecture attentive des livres de Deleuze jusquau moment où se pose pour lui comme pour Husserl, le problème fondamental, essentiel, épistémologique, ontologique du « comment » !
Alors, au-delà du vocabulaire traditionnellement empreint de la fameuse « intentionalité phénoménologique », on prend soudain conscience que ce problème du « comment » implique des exigences autrement sévères ! « comment la perception est-elle engendrée dans le Rouge ? ou cet autre : comment une image vient-elle à occuper le centre des images ? » (6)
Nous nous apercevons alors que les longueurs donde diffèrent, quil y a changement de niveau, changement déchelle, changement de plan et, au-delà, changement de paradigme.
Et ici, effectivement, « tout les sépare » ! (7)
Pour faire image nous dirions que Husserl, cest encore « lombrelle » de Lawrence décrite par Deleuze dans « Quest-ce que la philosophie ? » : « les hommes ne cessent de fabriquer une ombrelle qui les abrite, sur le dessous de laquelle ils tracent un firmament et écrivent leurs conventions, leurs opinions ; mais le poète, lartiste pratique une fente dans lombrelle, il déchire même le firmament, pour faire passer un peu de chaos libre et venteux et cadrer dans une brusque lumière une vision qui apparaît à travers la fente, primevère de Wordsworth, ou pomme de Cézane, silhouette de Macbeth ou dAchab. Alors suivent la foule des imitateurs qui ravaudent lombrelle avec une pièce qui ressemble vaguement à la vision, et la foule des glossateurs qui remplissent la fente avec des opinions :communication. Il faudra toujours dautres artistes pour faire dautres fentes, opérer les destructions nécessaires, peut-être de plus en plus grandes, et redonner ainsi à leurs prédécesseurs lincommunicable nouveauté quon ne savait plus voir. » (8)
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Au-delà des « imitateurs » et des « glossateurs », abordons de front la réalité de la révolution épistémologique impliquée dans ces lignes.
Cest dans « Quest-ce que la philosophie ? » que Gilles Deleuze est le plus explicite.
Se référant à la « grande trilogie platonicienne, lamour du Banquet, le délire du Phèdre, la mort du Phédon », il montre que la phénoménologie recommence aujourdhui « une tentative analogue ». (9) Et quest-ce qui caractérise cette tentative après deux millénaires et demi ? Lincapacité de penser une immanence qui ne soit pas une « immanence à » (10)
Immanence à un « sujet » comme chez Kant, ou, dune manière plus subtile, comme chez Husserl et cest sa forme moderne immanence à des entités illusoires présentées soit comme « transcendance immanente ou primordiale » ( ! ) , soit comme «monde intersubjectif peuplé dautres moi », soit encore comme « transcendance objective dun monde idéel ». (11)
Toujours cette nostalgie néo-platonicienne d« une opinion originaire, une proto-opinion qui nous rendrait à la patrie oubliée du concept » ! (12)
Aporie toujours renouvelée du Théétète « dans le plus étonnant » de ses dialogues où il faut que « le savoir soit transcendant, quil sajoute à lopinion et sen distingue pour la rendre vraie, mais il faut quil soit immanent pour quelle soit vraie comme opinion. » (13)
Comment sortir de ce cercle ?
Précisément en le faisant « tourner » jusquà sapercevoir que cette « rotation » nest pas quune répétition mais génère en fait une « différence » qui sinscrit ailleurs que dans ce paradigme ! Cest tout le sens de louvrage fondamental de Deleuze « Différence et Répétition » qui va jeter sur le « problème » posé par Husserl la lumière qui lui manque.
Car cest bien, en toute dernière analyse, à une question philosophique quil nous faut répondre, non pas pour la substituer à la question de lart, mais précisément pour bien poser cette question de lexpérience esthétique inséparable dune philosophie, cest à dire dune pensée, de la pensée tout simplement !
Et cette question, la voici excellemment posée sous la plume de Gilles Deleuze :
« La phénoménologie voulait renouveler nos concepts, en nous en donnant des perceptions et des affections qui nous feraient naître au monde : non pas comme des bébés ou comme des hominiens, mais comme des êtres en droit dont les proto-opinions seraient les fondations de ce monde. Mais on ne lutte pas contre les clichés perceptifs et affectifs si on ne lutte pas aussi contre la machine qui les produit. En invoquant le vécu primordial, en faisant de limmanence une immanence à un sujet, la phénoménologie ne pouvait empêcher le sujet de former seulement des opinions qui tireraient déjà le cliché des nouvelles perceptions et affections promises. Nous continuerions à évoluer dans la forme de la recognition ; nous invoquerions lart, mais atteindre aux concepts capables daffronter laffect et le percept artistiques. » (14)
Tout est dit dans ce paragraphe que je nhésite pas à qualifier de fondateur !
Quelle est donc la nouvelle conceptualisation qui nous conduira sur la voie dune authentique expérience esthétique libérée de la « machine » qui produit « les clichés perceptifs et affectifs » pour nous permettre daffronter réellement « laffect et le percept artistiques » ?
Plus précisément encore : « la philosophie trouvera-t-elle la voie qui mène au concept en invoquant lart comme un moyen dapprofondir lopinion, et de découvrir des opinions originaires ou bien faut-il avec lart retourner lopinion, lélever au mouvement infini qui la remplace précisément par le concept ? » (15)
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« Il ny a pas de sol originaire à
chercher
»
Gilles Deleuze
« Elle est retrouvée.
Quoi ?
Léternité.
Cest la mer mêlée Au soleil.
Arthur Rimbaud
« Das ist das Problem » ! Ce problème en
effet met en cause toute une philosophie. Il relève du paradigme.
Quand Deleuze utilise une expression comme « forme du
changement », nous sommes à des années-lumière
de la priori kantien comme de la phénoménologie
husserlienne !
Le problème de Husserl cest celui du « point source » (Quellpunkt) , du « fondement ultime », du « maintenant idéal », du « fundamentum inconcussum ». (16)
Deux mouvements se croisent dans la Forme que prend le Maintenant (Form des Jetzt) : celui de lobjet qui vient (objet intentionnel) et celui du Je qui laccueille ( le Forstreben du Ich) . Au point que le « maintenant idéal » est « la matrice ontologique qui ouvre la scène du transcendantal » (17) et cest le mouvement fondé sur « les synthèses de la conscience interne du temps » [qui] permet aux taches de se dégager du fond primordial . » (17)
Bruno Paradis précise : « La raison en est que le champ perceptif est déjà structuré et articulé, et quil nest jamais un « pur chaos ». La genèse associative a déjà lié les membres. Le pli de lumière est avant tout le pli dun tissus coloré. » (18)
Le problème de Deleuze est radicalement différent. Avec lui nous sommes effectivement dans un autre paradigme et sur un autre plan dimmanence.
Cest le problème qui commence à se poser sur le bûcher de Giordano Bruno, fait radicalement bifurquer la conscience occidentale avec Spinoza et sinscrit dans le temps avec Bergson !
Voici la grande objection de Deleuze : « Il ny a pas de sol originaire à chercher Il importe donc peu de savoir si le maintenant est une forme originaire ou dérivée de la temporalité. Quand le « présent épais » se subdivise, la subdivision va à linfini » (19)
Du coup notre problème change de base, si lon peut dire ! Ce nest plus celui de deux mouvements qui croisent idéalement leurs deux intentionnalités, mais bien celui dun « monde à deux foyers, chaque foyer enveloppant lautre, tandis que lautre se réfléchit en lui, dans un mouvement incessant qui prend la forme dun 8 ou, mieux, de l(sigle de linfini) ! Il en résulte que lobjet intentionnel, la chose = X qui se constitue et sinstancie, nest jamais que le double dun autre X, virtuel, celui-là. Le maintenant est une structure duelle. Cest un mixte, où le passé est accolé au présent. » (19)
Dans « Cinéma 2, Limage-temps », Gilles Deleuze précisait : « Lobjet réel se réfléchit dans une image en miroir comme dans lobjet virtuel qui, de son côté et en même temps, enveloppeou réfléchit le réel : il y a « coalescence » entre les deux. » (20)
On verra plus loin que le concept de « coalescence » est capital dans la pensée de Deleuze.
Cest dans le mot « forme » que sinscrit par conséquent une ambiguïté fondamentale . Nous avons toujours tendance à linterpréter en termes kantiens de « catégorie » a priori, en termes de transcendantal dénaturé au sens où Deleuze dénonce « une dénaturation du transcendantal qui ne fait plus que redoubler lempirique (ainsi chez Kant) , et une déformation de limmanence qui se trouve alors contenue dans le transcendant. » (21)
Cest que la « forme » deleuzienne est essentiellement à comprendre comme le mouvement de linfini, son « passage » temporel !
Quest-ce, en effet, pour Deleuze quun « champ transcendantal » ? « Il se distingue de lexpérience en tant quil ne renvoie pas à un objet ni nappartient à un sujet (représentation empirique) Il y a quelque chose de sauvage et de puissant dans cet empirisme transcendantal Cest si proches que soient deux sensations, le passage de lune à lautre comme devenir, comme augmentation ou diminution de puissance (quantité virtuelle) » (22) Une vie ne contient que des virtuels. Elle est faite de virtualités, événements, singularités. Ce quon appelle virtuel nest pas quelque chose qui manque de réalité, mais qui sengage dans un processus dactualisation en suivant le plan que lui donne sa réalité propre. » (23)
Cet infini, ce « mouvement de linfini » est la grande révélation du « plan dimmanence » et nous ouvre à la compréhension de ce que Deleuze entend précisément par lexpression « forme du changement le plus radical forme du changement [qui] ne change pas. »
Le « Pli », nous dit-il, est un bon concept pour bien comprendre cela. « Le mouvement infini est double, et il ny a quun pli de lun à lautre. Cest en ce sens quon dit que penser et être sont une seule et même chose. Ou plutôt le mouvement nest pas image de la pensée sans être aussi matière de lêtre Le Plan dimmanence a deux faces, comme Pensée et comme Nature, comme Physis et comme Noûs . Cest pourquoi il y a toujours beaucoup de mouvements infinis pris les uns dans les autres, dans la mesure où le retour de lun en réclame un autre instantanément, de telle façon que le plan dimmanence ne cesse de se tisser, gigantesque navette. Se tourner vers nimplique pas seulement se détourner, mais affronter, faire volte-face, se retourner, ségarer, seffacer. » (24)
Cest par référence à la nature du plan dimmanence que la « forme » deleuzienne prend tout son sens. « Il ny a pas de sol originaire à, chercher », mais un « événement » à créer parce que le temps nest pas à venir, mais « à devenir » ! (Cest le titre dune conférence dIlya Prigogine sur laquelle nous reviendrons) .
Voilà pourquoi cest le futur via l »événement » qui nous donne la vraie nature du temps !
Il est le véritable « don du temps » parce quavec lui, avec la création événementielle qui le définit, cest le temps comme « forme du changement le plus radical » quil nous est donné de découvrir, « comment le temps naît, comment il arrive aux êtres. » ((25)
(Ce problème essentiel de la pensée deleuzienne sera de nouveau abordé dans le paragraphe intitulé : « Un séisme ontologique ») .
Retenons pour linstant comme une donnée fondamentale que cet « événement » dans son apparaître historique même est, en même temps, « adéquat à lAiôn tout entier » (26) , ce qui fait dire à Deleuze que « lexpérience nest pas historique, mais philosophique », cest à dire toujours « imprégnée » dun transcendantal qui la traverse intempestivement !
Cest Michel Serres qui, peut-être, dans « Les origines de la géométrie », a le mieux traduit cette « fulguration » qui rend la pensée de nouveau possible : « En cette minute-ci, quotidienne, usuelle, point rond, morne et solennel, boule qui roule pour tous communément, se terre ordinaire, quelconque, terne et banal, étrange, rare et précieux trésor, le commencement de la paix ou de labominable retour de la tuerie, si nous le voulons ou désirons et donc lorigine de toutes choses, y compris du droit et de léconomie, de la géométrie » (27)
Reviennent alors vers nous, via les philosophies de limmanence, les penseurs que jappellerai les hommes de linfini pour qui, à la suite de Descartes, les idées cessent dêtre des entités dont on se souvient (doctrine platonicienne de la réminiscence) , pour devenir des créations de lesprit humain lui-même !
Cest en lui que « se terre », nous dit Michel Serres, « lorigine de toutes choses » !
Maître Ekard au XIVe siècle lavait intuitionné (28) ; Giordano Bruno est mort pour lavoir proclamé ; Spinoza, plus près de nous, fut banni par les siens pour lavoir démontré ; Pascal, pour lhonneur de ses « Pensées » dut écrire « Les Provinciales » ; Nietsche en est devenu fou ; et Bergson enfin, réactualisant lhéritage, donne en cadeau « LEvolution Créatrice » à lHumanité moderne !
Ainsi, pouvons-nous raisonnablement espérer lavènement (lévénement ! ) du jour où, selon lexpression de Paul Valéry, lOccident oubliera « le funeste présent de la science positive que lEurope a léguée au monde. » (29)
Acte fondateur dun nouveau savoir et dune nouvelle culture : dun nouveau départ de lHumanité !
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« Le vrai défi posé aux STC (Sciences et Technologies
de la Cognition)
est sa mise en cause du préjugé le plus enfoui
de notre tradition scientifique, à savoir que le monde
tel que nous le percevons est indépendant de celui qui le perçoit.
»
Francisco Varela
Le monde ne nous serait-il donné que dans le miroitement des miroirs ?
Et si la réponse nous était fournie à la fois dans linterprétation philosophique de lexemple esthétique tiré d « Expérience et Jugement » et des sciences cognitives modernes ?
« Le rouge ne se détache pas sur fond blanc, il limplique en lui jusquà découvrir sa vérité sensible dans la lumière blanche Le Rouge est une qualité, mais il nest qualité de nulle chose car il est la puissance génétique qui engendre le percevoir dans la perception. » (30)
Cette conceptualisation philosophique est-elle si mystérieuse ?
Navez-vous jamais à la fois contemplé et compris larc-en ciel ?
Elle nous paraît au contraire entrer dans une parfaite résonance avec cette constatation beaucoup plus prosaïque quon peut lire sous la plume dun scientifique des STC (Sciences et Technologies de la Cognition) :
Cest le « préjugé le plus enfoui de notre tradition scientifique, à savoir que le monde tel que nous le percevons est indépendant de celui qui le perçoit. Si nous devons au contraire conclure que la cognition ne peut être adéquatement comprise sans le sens commun, qui nest rien dautre que notre histoire physique et sociale, il nous faut en déduire que celui qui sait et ce qui est su, le sujet et lobjet, sont la spécification réciproque et simultanée lun de lautre. En termes philosophiques : le savoir est ontologique. » (31)
Cest le nom même du nouveau paradigme deleuzien : le savoir est ontologique par opposition à toutes les ontologies du savoir dont le nom traditionnellement savant nest autre que l « Idéalisme transcendantal » dont la phénoménologie husserlienne constitue le dernier avatar.
Dans « Différence et Répétition », Deleuze pourra écrire : « En vérité lempirisme devient transcendantal et lesthétique, une discipline apodictique, quand nous appréhendons directement dans le sensible ce qui ne peut être que senti, lêtre même du sensible. » (32)
Conceptualisation très proche de celle de Heidegger ou de Merleau-Ponty : « Visibilité hors du regard Lil laisse les choses être vues par la seule grâce de leur être » (33)
On peut traduire cette proposition capitale de deux façons :
Le langage philosophique, celui du concept, sexprimera ainsi sous la plume de Bruno Paradis :
« lil perçoit la lumière rouge en contractant dans un présent épais des trillions de vibrations successives, mais il ne peut percevoir cette lumière que parce que lui-même est déjà lumière liée. La lumière blanche est donc un pur « sentendium ». La perception se tient en lui. Mais la magie de lart, cest de faire du sentendium lui-même un objet dexpérimentation, quitte à le faire diffracter et à multiplier les « sentendia ». La lumière blanche vire au rouge. Celui-ci nest donc plus une donnée empirique. Il est devenu matrice dun monde Un nouveau monde est né. Mais seul lart peut nous porter à ces limites. » (34) Lesthétique était donc intrinsèquement apodictique, mais il fallait une nouvelle démarche philosophique pour le concevoir !
Voici comment loptique moderne appréhende ce phénomène dans la langue de la science cette fois (je transcris telle quelle une page du livre de Francisco Varela « Connaître ». Placée en miroir du paragraphe philosophique qui précède, le sens ne peut quen émerger spontanément) :
« considérons le monde des couleurs que nous percevons tous les jours. Elles envahissent tellement notre vie quil est tentant de dire que les couleurs, comme nous les voyons, sont vraiment les couleurs du monde. Il est normalement admis que la couleur est un attribut de la longueur donde de la lumière réfléchie par les objets, que nous captons et analysons en conséquence. En fait, comme il a maintenant été démontré, la couleur dun objet telle que nous la percevons est dans une large mesure indépendante de la longueur donde. A la place, cest un processus complexe( et seulement partiellement expliqué) de comparaison coopérative entre plusieurs ensembles de neurones du cerveau qui spécifie la couleur dun objet selon létat cérébral global correspondant à la fois à une image rétinienne et à une certaine expectative de ce que lobjet est censé être. » (35)
Et Francisco Varela de donner comme exemple la fameuse feuille de papier gris placée sur fond rouge qui prend une teinte verdâtre alors quaucune longueur donde na bien sûr été ajoutée à la région.
« La couleur nexiste pas » démontrent à leur tour deux spécialistes des sciences cognitives au Muséum National dHistoire Naturelle : »Il ny a pas de couleurs sans êtres vivants, sans la possibilité de construire la couleur. » (36)
Lil, ce magnifique appareil à nous donner le monde « serait vain sans le cortex cérébral pour interpréter la lumière et créer le réel. » (36)
« La terre est bleue comme une orange », écrit Paul Eluard.
Ce vers nous paraît maintenant beaucoup moins mystérieux : il suffit de ne pas identifier le prédicat « bleue comme une orange » à lattribut classique toujours contenu dans le sujet via le verbe « être » réduit à une essence, à une substance, à un état !
Si le prédicat nest pas nécessairement contenu dans le sujet, alors cest la notion même didentité au sens classique du terme qui sen trouve radicalement problématisée !
La perception de la couleur nest-elle pas lexemple emblématique de ce que Deleuze appelle l « empirisme transcendantal » puisque la couleur na de sens - dexistence même que dans une dialogique, un « monde à deux foyers » où longueur donde dune part et cortex cérébral interprétatif dautre part constituent effectivement la situation, le champ virtuel de ce que nous percevons sous le nom de « couleur » ? Mais aussi bien et du même mouvement, « esthétique apodictique » puisque la couleur le beau en général- émergent dun métabolisme, dune genèse immanente, véritable creation du monde par lui-même, auto-création capable de nous donner « lêtre même du sensible » dans ce que Deleuze appelle une « contemplation » !
Lesthétique apodictique de Gilles Deleuze est bien « la mise à mort » de cette conception millénaire de la Beauté dont seul, le Poète, a osé dénoncer la tenace illusion :
« Un soir, jai assis la Beauté sur mes genoux. - Et je lai trouvée amère. - Et je lai injuriée.
Je me suis armé contre la justice. Je me suis enfui. O sorcières, ô misère, ô haine, cest à vous que mon trésor a été confié. » (37)
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« En ces jours, en effet, où sachève le
deuxième millénaire, un universel nouveau sannonce, sommant
les distinctions locales raffinées des sciences, des droits, des
politiques et des morales, de sorte quil savance vers un religieux
que nous ne concevons pas encore
qui lie donc ou liera la foi du moi
intime, linfini des objets de lunivers et lamour collectif
ou universel des hommes
Son temps sécoule, dun coup,
dans le présent.
»
Michel
Serres
« Les Origines de la Géométrie »
Problème des problèmes ! Ce « monde à deux foyers » que nous avons représenté par le sigle de linfini, comment ajointe-t-il ses deux boucles ?
Dès quon abandonne en effet, les « deux mouvements » de la « Forme » husserlienne du maintenant pour le monde à deux foyers de lunivers deleuzien, le « Je » paraît se dissoudre dans une dialogique infinie, un échange sans fin de virtualités, une « mort de lhomme », selon lexpression même attribuée à Michel Foucault.
Et cest ici quune pensée comme celle dEdgar Morin nous est précieuse !
« le sujet, écrit-il, dans « La tête bien faite » ((38) , nest pas une essence, nest pas une substance, mais nest pas une illusion. Je crois que la reconnaissance du sujet nécessite une réorganisation conceptuelle qui rompe avec le principe déterministe classique tel quon lutilise encore dans les sciences humaines et notamment sociologiques. »
Et cette « réorganisation conceptuelle » via le transcendantal deleuzien, présente cette particularité fondamentale : elle place désormais le « Je » (sujet) en situation « méta- naturelle » radicalement différente dune situation métaphysique classique !
Pour être en situation métaphysique il faut postuler une séparation radicale, conçue a priori, entre lhomme et le tout, entre lhomme et lunivers (ou les univers) . Or nous venons précisément de voir que cest au cur même de cet intervalle, dans ce « entre » deux objets définis, que se pose le problème essentiel, le problème de notre identité !
Et ce problème est, en même temps et du même mouvement, celui du temps deleuzien « forme du changement le plus radical » apparaissant au travers de l « Evénement » que Deleuze définit comme « adéquat à lAiôn tout entier » !
Voilà bien le paradoxe impliquant en effet une profonde « réorganisation conceptuelle » : notre identité inséparable de tout ce qui nest pas elle !
Car pour Deleuze en effet, il ne sagit de rien dautre que de « découvrir comment le temps naît, comment il arrive aux êtres. » (39) Et cest l « événement » qui nous le révèle ! Cest lui qui rend « coalescentes » les deux boucles de linfini :, cest à dire la relation qui sétablit entre lactuel et le virtuel dans un mouvement tout entier polarisé par le futur, « car seul le futur donne le temps. » (4O) Cest lui qui « ajointe le passé et le présent. » (41)
Il ne servirait à rien en effet de « découvrir le futur comme la dimension insigne du temps, de poser une différence ontologique entre la temporalité originaire et le temps mesuré de lhorizon de la quotidienneté où surviennent les accidents, de se rendre disponible à la voix de lappel dans une pure passibilité, si on nen tire pas la conséquence essentielle : la vitesse est lhorizon absolu du transcendantal. » (42) Et cette vitesse infinie nous la conservons dans la « consistance » du concept qui émerge toujours à partir du plan dimmanence « horizon absolu du transcendantal », démarche radicalement inverse de celle qui caractérise celle qui se déploie de Platon à la Phénoménologie husserlienne !
Cest que pour Gilles Deleuze, « le problème de la philosophie (« Das ist das Problem ») est dacquérir une consistance, sans perdre linfini dans lequel la pensée plonge (le chaos à cet égard a une existence mentale autant que physique) . Donner consistance sans rien perdre de linfini, cest très différent du problème de la science qui cherche à donner des références au chaos, à condition de renoncer aux mouvements et vitesses infinies, et dopérer dabord une limitation de vitesse La philosophie au contraire procède en supposant ou en instaurant le plan dimmanence » (43)
Et de présicer : « On court à lhorizon, sur le plan dimmanence ; on en revient les yeux rouges, même si ce sont les yeux de lesprit. Même Descartes a son rêve. Penser, cest toujours suivre une ligne de sorcière Cest quon ne pense pas sans devenir autre chose, quelque chose qui ne pense pas, une bête, un végétal, une molécule, une particule, qui reviennent sur la pensée et la relancent. (44)
Autrement dit, toute genèse est, essentiellement, une hétérogenèse !
Que dire alors du lien dont il est ici question sinon quil infirme toute métaphysique classique au profit dune nouvelle conceptualisation, dune « réorganisation conceptuelle » que lon pourrait appeler désormais « méta-naturelle » ou « ultraphysique » en ce sens qelle implique un lien véritablement ontologique entre lhomme et lunivers, mieux encore, entre la « singularité » originelle de cet univers et lhomme que je deviens !
Spinoza lavait intuitionné dans lune de ses formulations les plus profondes : « Sentimus experimurque nos aeternos esse » ! (Nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels) .
Spinoza « qui savait pleinement que limmanence nétait quà soi-même, et ainsi quelle était un plan parcouru par les mouvements de linfini, rempli par les ordonnées intensives Aussi est-il le prince des philosophes Il a fait le mouvement de linfini, et donné à la pensée des vitesses infinies dans le troisième genre de connaissance, dans le dernier livre de lEthique. Il y atteint des vitesses inouïes, des raccourcis si fulgurants quon ne peut plus parler que de musique, de tornade, de vent et de cordes. Il a trouvé la seule liberté dans limmanence. Il a achevé la philosophie, parce quil a rempli la supposition pré-philosophique. Ce nest pas limmanence qui se rapporte à la substance et aux modes spinozistes, cest le contraire, ce sont les concepts spinozistes de substance et de modes qui se rapportent au plan dimmanence comme à leur présupposé. » (45)
Du coup, le problème ontologique classique sen trouve radicalement déplacé, délocalisé si lon peut dire !
Désormais ce problème ne se posera plus fondamentalement au niveau de l « être », mais dans lintervalle, le passage « entre » deux « êtres » en devenir, dans un « pli » nous dira Deleuze.
Identité paradoxale de ce « Je » (de ce « sujet », de cet « homme ») qui nest pas au sens classique du terme, mais qui, cependant, nest pas illusoire ayant besoin pour saffirmer, « sindividuer » ecrira Deleuze, « se subjectiver », de tout ce qui devient depuis lorigine de ce tout !
Et il est à bien noter que lorsque Deleuze parle du « tout », il utilise un concept qui na rien à voir avec une somme ou un ensemble. Il sen explique dans « Pourparlers » où lon peut lire ce paragraphe qui illustre bien le concept clé de « transcendantal » :
« Ce qui est important, cest la distinction des ensembles et du tout. Si on les confond, le tout perd tout son sens, et lon tombe dans le paradoxe célèbre de lensemble de tous les ensembles le tout est dune autre nature, il est de lordre du temps : il traverse tous les ensembles, et cest lui précisément qui les empêche de réaliser jusquau bout leur propre tendance, cest à dire de se fermer complètement le tout nest pas un ensemble, mais le passage perpétuel dun ensemble dans un autre. Cest très difficile à penser » (46)
Michel Serres, précisément pour penser ce nouveau paradigme, propose un nouveau type dabstraction essentiellement structuré par des prépositions : « Des prépositions : comment mieux appeler des relations qui précèdent toute position ? Au lieu dabstraire à partir des substantifs, cest à dire des concepts, ou des verbes, cest à dire des opérations, et même des adverbes ou des adjectifs qui sont à côté du substantif ou du verbe, jabstrais « vers », « par », « pour », « de », etc le long des prépositions. Je les suis comme on emprunte une direction » (47)
Je ne connais pas de meilleur exemple de cette situation que ces lignes dHubert Reeves tirées de la Préface de « Oiseaux, merveilleux oiseaux ». Couché sur son lit dhôpital et les yeux fixés sur la Grande Ourse, il écrit : « Je sens monter en moi une intense émotion et mentends dire : « Je suis en vie ! » Les yeux fixés sur la constellation, ces mots se répètent plusieurs fois dans ma tête. Lidée de la mort ne ma plus jamais effleuré Ces étoiles si familières me disent : »Tu es toujours avec nous » ! (48)
Et voici en contre-point, se manifester, apparaître la nature profonde de ce « Je », situation quHubert Reeves qualifie effectivement d « événement » (49) en conclusion de son livre(et sans jamais citer Deleuze ! ) :
« les yeux clos, revoyez intérieurement la multitude des événements cosmiques, galactiques, stellaires, planétaires, cométaires, directement impliqués dans notre présence ici en ce moment. Cette rétrospective vous dira combien notre existence est précieuse. Elle vous permettra, du moins je lespère, de reprendre contact avec ce levain cosmique, présent en chacun de nous comme dans chaque brin dherbe. » (50)
« Séisme ontologique » ! Ai-je en quoi que ce soit exagéré en osant cette expression si la philosophie se veut autre chose que léternel ressassement du nombriliste « cogito » par des penseurs oublieux de ses véritables origines ?
Enfin « la pensée redevient possible », mais il nous faut réinventer lépistémologie !
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« Dans la nature une sorte dart est à luvre,
une sorte de capacité technique orientée qui travaille la
matière du dedans. »
Aristote
Dans son commentaire de ce texte dAristote, Hubert Reeves interroge :
« Qui dit mieux ? » (51)
Vingt trois siècles plus tard, dans la « Critique de la Raison pure », Kant reprendra le même thème : « Ce schématisme de notre entendement, relativement aux phénomènes et à leur simple forme, est un art caché dans les profondeurs de lâme humaine et dont il sera toujours difficile darracher le vrai mécanisme à la nature, pour lexposer à découvert devant les yeux. » (52)
« Das ist das Problem » dont la solution philosophique (conceptuelle) impliquait linvention dun nouveau paradigme de la pensée humaine au-delà de celui- idéaliste transcendantal- dans lequel la plupart des penseurs occidentaux, dAristote à Husserl, restèrent enfermés !
En un mot, et pour reprendre encore une expression dEdgar Morin, cest la « condition humaine » qui est à repenser !
Cette « sorte dart », cette « capacité technique » dont parle Aristote, ce « vrai mécanisme de la nature » que recherche Kant «pour lexposer à découvert devant les yeux », comme ils séclairent aujourdhui dune lumière nouvelle quand on apprend avec les sciences de notre temps que « la condition humaine sest auto-produite par le développement de loutil, la domestication du feu, lémergence du langage à double articulation, et enfin le surgissement du mythe et de limaginaire » (53) ; quand on découvre que « désormais le concept dhomme (est) à double entrée : une entrée bio-physique, une entrée psycho-culturelle, les deux entrées se renvoyant lune à lautre ; quand on sémerveille de constater qu « à la façon dun point dhologramme, nous portons au sein de notre singularité, non seulement toute lhumanité, toute la vie, mais aussi presque tout le cosmos, y compris son mystère qui gît sans doute au fond de la nature humaine. » (54)
On comprend mieux alors que le transcendantal deleuzien ne puisse se constituer qu « en intégrant une dimension essentiellement instrumentale », qu « un instrument [soit] comme fiché dans le transcendantal. » (55)
Empirique, coalescent au plan dimmanence, il implique, dans sa nature même, un processus dauto- production, dauto-organisation, dauto-création, un « art caché » qui, au-delà dAristote et de Kant, se manifeste aujourdhui dune manière beaucoup moins mystérieuse. Non plus comme ontologie abstraite dun savoir, mais bien comme « savoir ontologique », pour reprendre lexpression déjà citée de Francisco Varela !
Véritable révolution épistémologique à la portée philosophico-esthétique immense !
Car ce quil sagit maintenant de penser cest la façon dont cet « instrument » que Deleuze dit « fiché » dans le transcendantal, y « déploie sa nature transcendantale dans son affinité avec un phylum technique », (56) ou, pour mieux préciser, la façon dont ma propre singularité porte en elle « presque tout le cosmos, y compris son mystère » !
Evidemment, cette « façon » relève dun autre type de pensée où « le virtuel possède une pleine réalité, en tant que virtuel » (56) , où sinstaure, au-delà de la dialectique elle-même encore tout empreinte de positivisme, une dialogique, un monde « à deux foyers virtuels », une « causalité en boucle récursive » où lactuel répond au virtuel alors que dans le paradigme précédent, le réel ne faisait que ressembler au possible !
Cette distinction paradigmatique est capitale !
Avec elle nous passons dun univers de la simple sélection ou reconstitution dune forme (type « démon de Maxwell » échangeant des molécules entre une enceinte chaude et une enceinte froide) , à un univers de linvention et de la création de la forme !
« Lactualisation, écrit Pierre Lévy, invente une solution au problème posé par le virtuel. Ce faisant, elle ne se contente pas de reconstituer des ressources, ni de mettre une forme à la disposition dun mécanisme de réalisation. Non : lactualisation invente une forme. Elle crée une information radicalement nouvelle. Nous disposons la causalité efficiente du côté de lactualisation parce que louvrier, le sculpteur, le démiurge, sil est un être vivant et pensant, ne se réduit jamais à un simple exécutant : il interprète, il improvise, il résout les problèmes. Par de-là la pente de lentropie(réalisation) et son retour en amont (potentialisation) , le temps créatif de lactualisation dessine une histoire, il donne à lire une aventure du sens constamment remise en jeu. » (57)
On comprend mieux maintenant où sorigine et comment se redéfinit la subjectivité.
Ontologiquement liée au concept clé de virtuel, elle ne peut être que dessence relationnelle et sinscrire dans le processus problématique du « questionnement/réponse » par opposition au « modèle/ressemblance » de la tradition idéaliste platonicienne !
Cest un paradoxe non pas à cultiver, mais à faire fonctionner à partir dun plan dimmanence bien défini et dun ensemble de situations concrètes. Cest toujours dans une formation historique que se manifeste ma singularité transcendantale, ma véritable identité en tant qu « événement » !
Après Foucault, Gilles Deleuze appellera ce nouveau statut du sujet : processus dindividuation ou de subjectivation. Nous lui consacrons le paragraphe suivant.
*********************
« Nos uvres vivent loin de nous dans leurs vergers
déclairs.
Et nous navons de rang parmi Les hommes de linstant.
»
Saint-John Perse
« Chronique »
« Après avoir établi ces choses, je croyais entrer
dans le port, mais lorsque je me suis mis à méditer sur
lunion de lâme avec le corps, je fus comme rejeté
en pleine mer.
»
Leibniz
« Les philosophes, écrit Gilles Deleuze, ont généralement leur philosophie pour personnalité involontaire, la troisième personne. Ceux qui ont rencontré Foucault, ce qui les frappait, cétait les yeux, la voix, et une stature droite entre les deux. Des éclairs et scintillements, des énoncés qui sarrachaient aux mots, même le rire de Foucault était un énoncé. Et quil y ait disjonction entre la voix et le dire, que les deux soient séparés par un écart, une distance irréductible, signifie seulement ceci : on ne résoudra pas le problème de la connaissance (ou plutôt du « savoir ») en invoquant une correspondance, ni une conformité. Il faudra chercher ailleurs la raison qui les entrecroise et les tisse l « un à lautre. » (58)
Quelle chose extraordinaire quel « événement » ! - que de voir le scientifique rejoindre le philosophe dans cette question cruciale de lidentité !
Dans la Préface de « Oiseaux, merveilleux oiseaux », Hubert Reeves écrit : « Je mentends dire :
« Je suis en vie ! » Ici, pas de séparation métaphysique entre le « je » qui parle et lunivers qui lhabite, entre la vie de celui qui parle et la « vie » de lunivers quil appellera plus loin « levain cosmique présent en chacun de nous » (« faute, ajoute-t-il, dun meilleur terme ») . Peut-être appel indirect au philosophe pour la formulation plus précise du concept, lequel philosophe pointera immédiatement dans cette « intense émotion » (59) , l «événement » deleuzien ou « lénoncé »- cur épistémologique de « Logique du sens » et de « Différence et répétition ».
Dans « Quest-ce que la philoosophie ? », résumant en une formule clé lessentiel de sa pensée, Gilles Deleuze écrit : « le problème de la pensée, cest la vitesse infinie » ! (60)
Et il précise que cest effectivement cela que « la pensée peut revendiquer en droit » (61) comme sa véritable « image ». Il écrit : « La pensée revendique « seulement » le mouvement qui peut être porté à linfini. Ce que la pensée revendique en droit, ce quelle sélectionne, cest le mouvement infini ou le mouvement de linfini. Cest lui qui constitue limage de la pensée. » (62)
Voilà la vraie réponse à la perplexité de Husserl : « Das ist das Problem » !
Cest l' « événement » qui constitue en même temps que le « cur » dela pensée, le « cur » du sujet, plus précisément du processus de « subjectivation » ou d »individuation » !
Paradoxe de ce processus : « adéquat à lAiôn tout entier » lévénement fulgure comme formation historique bien précise, « lieu » daccouplement de « lélément virtuel et de lélément réel. »
« Intempestif » de Nietszche, « Internel » de Péguy, « Actuel » de Foucault !
Il nest pas un « état de choses », il sactualise dans un état de choses, dans un corps, dans un vécu, mais il a une part ombrageuse et secrète qui ne cesse de se soustraire ou de sajouter à son actualisation » (63)
Kant, évoquant le transcendantal dans la « Critique de la Raison pure », pointait déjà ce pays « entouré dun océan vaste et orageux » (64) dans lequel « il faut prendre fermement pied. »
Je suis donc à la fois « état de choses », « corps », « vécu » et « part ombrageuse et secrète », actualisation qui « a gagné ou gardé le mouvement infini » de lévénement !
Identité paradoxale de lempirisme transcendantal qui, du temps le plus vécu, le plus historiquement concret, fait une création transhistorique, philosophique, conférant tout son sens à lexpression de Deleuze : « Lexpérience nest pas historique, elle est philosophique » !
Jémerge du temps, mais du temps transcendantal, non plus comme être subjectif, « sujet » clôturé dans les « a priori » idéels des diverses formes de philosophie classique, mais comme « production de subjectivité » (65) , processus transhistorique, trans-objectif, de création de soi.
Se référant à Foucault, Gilles Deleuze écrit dans « Pourparlers » :
« Ce que dit Foucault, cest que nous ne pouvons éviter la mort et la folie que si nous faisons de lexistence un « mode », un art Il ny a pas de sujet, mais une production de subjectivité : la subjectivité est à produire quand lheure est venue Lheure est venue quand nous avons franchi les étapes du savoir et du pouvoir, ce sont ces étapes qui nous forcent à poser la nouvelle question, on ne pouvait pas la poser auparavant. » (66)
Quant aux « processus de subjectivation », ils sont extrêmement divers au cours de lhistoire. Foucault décrit les grecs, Renan les chrétiens Ce qui compte cest que la subjectivation se distingue de toute morale, de tout code moral : elle est éthique et esthétique, par opposition à la morale qui participe du savoir et du pouvoir. » Voilà bien précisée la Pensée de Pascal daprès laquelle : « La vraie morale se moque de la morale » !
Alors mon identité événementielle ne sinscrit plus seulement dans le « temps à venir », mais selon lexpression dIlya Prigogine dans le « temps à devenir » que Deleuze interprètera philosophiquement comme un « futur » événementiel qui nest jamais le produit dune simple « composition empirique » du temps, mais, toujours selon la pensée de Deleuze, le « pli » transcendantal qui permet linterférence avec un infini !
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Dans « Les Origines de la Géométrie » (67) , Michel Serres illustre ce point essentiel par référence au ruban de Möbius :
« Se ferme limmense parenthèse de trois millénaires où les objets souffrirent de leur séparation davec les sujets-hommes dont le narcissisme les fit se croire dune espèce différente, étrangère, divine, mécontente, exceptionnelle, niante et méchante. Les chemins divers du local vers le global composent, à eux tous, un ruban de Möbius le long duquel nous ne pouvons plus décider où ni qui sont les sujets ou les objets, bande sur laquelle lapeiron, invisiblement, se voit : la distinction elle-même a perdu sa pertinence.
Nous devenons les objets des sciences en même temps que nous améliorons notre statut de sujets ; le monde entier devient sujet en même temps quil intègre les objets. Jamais plus nous ne pourrons intervenir sur ce quon peut commencer à nommer lunivers, sans le faire sur lespèce humaine, jamais plus nous ne déciderons sur elle sans quil sen affecte Un même ruban de Möbius, où un autre ou le même « apeiron » se remarque et se cache, relie le savoir Ce nouveau savoir rompt avec la philosophie récente, issue de la scolastique médiévale et de Descartes, fondée sur la distinction sujet/objet » (68)
Alors, à la suite des Grecs qui avaient si bien su relier la « poïésis », la « tekné » et la « praxis », nous inventons, mais avec dautres moyens, le mode dexistence esthétique qui définit la « subjectivation ». Mais cette fois-ci, la « formation historique » en germe dans ce tout début de Millénaire implique un transcendantal inédit par rapport à toutes les époques antérieures.
Toutes les révolutions du XXe siècle visaient à changer de système économique et politique alors que le vrai problème était celui dun « changement dère » (69) avec tout ce quun tel concept implique de changements culturels, de réformes profondes dans la pensée elle-même !
Jamais peut-être époque ne laissa « se creuser » un fossé aussi profond « entre la réflexion scientifique authentique et ce qui en est perçu par la plupart des citoyens », écrit Albert Jacquard. Cette incompréhension est dautant plus profonde que la façon dont les scientifiques regardent lunivers sest modifiée avec une rapidité dont il ny a sans doute aucun exemple dans lhistoire. » (70)
La « poïésis » prend alors une place inédite dans lensemble des activités et des démarches humaines.
« Le « poïétique » exprime alors la dimension inventive et productrice du travail, mais à la condition quà la fabrication du produit sajoute « la production de soi » : je me produis comme être humain singulier à travers ce que je fais, si bien que mon uvre est une manière de dire ce dont je me rends capable dès lors que je suis libre de la réaliser linstant « poïétique » fait coïncider la personnalité du producteur et le dévoilement de quelque chose qui nétait pas là » (71)
« Das ist das Problem », pourrions- nous dire pour conclure ce travail en prolongeant jusquau plan économico-politique contemporain la réflexion que depuis le début elle suscite.
« Lart et la philosophie se rejoignent sur ce point, écrit Gilles Deleuze, la constitution dune terre et dun peuple qui manquent, comme corrélat de la création Ce peuple et cette terre ne se trouveront pas dans nos démocraties. Les démocraties sont des majorités, mais un devenir est par nature ce qui se soustrait toujours de la majorité. » (72)
Et cest ce « dévoilement de quelque chose qui nest pas là », cette « production de soi », ce processus de subjectivation qui peut aujourdhui se réaliser pour la première fois dans lhistoire dans un contexte socio-culturel radicalement renouvelé !
« Lheure est venue », très certainement, comme lécrit encore Deleuze dans « Pourparlers » parce que nous avons aujourdhui la possibilité de franchir « les étapes du savoir et du pouvoir » (73) (du savoir positif sentend jusquà ce jour intimement lié au pouvoir, celui que Paul Valéry qualifiait de « funeste cadeau de la science positive que lEurope a léguée au monde ») .
Et cest là que réside lespoir non pas seulement de sortie de crise, mais de lémergence dun autre type de pensée au sens de « réforme de la pensée » selon Edgar Morin, partant dun autre type dhomme comme cela sest produit maintes fois dans lEvolution (paléolithique, néolithique, etc ) .
Pour comprendre les tragédies du siècle et, du même mouvement, son devenir, ses possibles, cest à cette échelle quil nous faut penser ! « Enfin, si tu détruis, que ce soit avec des outils nuptiaux », nous dit René Char(74) . Tout est politique parce ce que tout nest pas politique, et voilà pourquoi je fais absolument mien le paradoxe dialogique de Michel Serres : « Il ne dépend plus de nous que tout dépende de nous » ! Ne sen offusqueront que ceux dont le narcissisme résiduel les amène à se croire par rapport aux objets à lObjet-monde- « dune espèce différente, étrangère, divine, niante et méchante. »
Car à moins de retourner à lune des multiples variantes des métaphysiques du Mal, il nous faut découvrir dans lempirisme historique lui-même de notre époque, dans notre temps historique, le nouveau transcendantal annonciateur du futur, précurseur, le nouveau « champ transcendantal » post-kantien, non dénaturé où sengendre l « événement » !
Ainsi pourrait prendre tout son sens linjonction de Lautréamont : « La poésie doit avoir pour but la vérité pratique » !
Cette vérité pratique « disloquée » par le poïétique pourrait coïncider ainsi avec la réalité de demain que René Char annonce dans son « Prométhée saxifrage » :
« Dieu avait trop puissamment vécu parmi nous. Nous ne savions plus nous lever et partir. Les étoiles sont mortes dans nos yeux, qui furent souveraines dans son regard . » (75)
Gilles Deleuze appellera cette nouvelle esthétique « apodictique » (étymologiquement : « qui démontre ») parce quavec Pierre Lévy nous dirons que ce « nouveau type dartiste ne raconte pas dhistoire. Cest un architecte de lespace des événements, un ingénieur de mondes pour des milliards dhistoires à venir. Il sculpte à même le virtuel. » (76)
Lesthétique apodictique nest pas construite sur la mort de lhomme mais bien sur celle dun certain type dhomme, dun certain type de pensée, dun certain type de Beauté que le Poète avait déjà tués dès les premières lignes d « Une Saison en Enfer » .
Elle tend à « poursuivre et à promouvoir, à notre petite échelle et pendant notre brève existence, la merveilleuse odyssée de la complexité cosmique. » (77)
Elle met lart, cest à dire la création au cur même de notre vie, en fait la texture de notre existence, la vraie « Forme » de la condition humaine !
Universel ruban de Möbius, elle est cette « ligne » que Michel Foucault faisait déjà courir entre lui et le pouvoir, celle-là même qui rejetait sans cesse Leibniz « en pleine mer » quand il pensait toucher le port !
Cest la ligne même de la pensée « ligne de sorcière », « chaque fois que nous pensons avec assez de vertige ou que nous vivons avec assez de force cest la ligne du Dehors. Le Dehors, chez Foucault comme chez Blanchot, cest ce qui est plus lointain que tout monde extérieur. Du coup, cest aussi bien « ce qui est plus proche que tout monde intérieur. »[La pensée] vient de ce Dehors, et y retourne, elle consiste à laffronter. La ligne du Dehors cest notre double, avec toute laltérité du double. » (78) Et notre genèse est toujours une hétérogenèse !
Voilà ce que Gilles Deleuze appelle « le geste suprême de la philosophie » (79) . Et je me permets de reproduire in extenso le paragraphe « sublime » (au sens étymologique : sub limine = sous le seuil) qui lillustre magnifiquement :
Le « geste suprême de la philosophie » ?Deleuze de préciser encore : « non pas tant penser Le plan dimmanence, mais montrer quil est là, non pensé dans chaque plan. Le penser de cette manière-là comme le dehors et le dedans de la pensée, le dehors non extérieur ou le dedans non intérieur. Ce qui ne peut pas être pensé, et pourtant doit être pensé, cela fut pensé une fois, comme le Christ sest incarné une fois, pour montrer cette fois la possibilité de limpossible. Aussi Spinoza est-il le Christ des philosophes, et les plus grands philosophes ne sont guère que des apôtres, qui séloignent ou se rapprochent de ce mystère. Spinoza, le devenir-philosophe infini. Il a montré, dressé, pensé le plan dimmanence le « meilleur », cest à dire le plus pur, celui qui ne se donne pas au transcendant, celui qui inspire le moins dillusions, de mauvais sentiments et de perceptions erronées » (80)
Et voilà la réponse à linterrogation historique qui va dAristote à Husserl via Emmanuel Kant, la découverte de cet « art caché » qui consiste, selon la splendide formule de Pierre Lévy « à machiner un dispositif permettant à la part encore muette de la créativité cosmique de faire entendre son propre chant. » (81)
Cest peut-être Baudelaire qui a le mieux accompli cette métamorphose de la pensée moderne entre deux éditions des « Fleurs du Mal ». Dans le texte de 1861 il chante « la forme et lessence divine De mes amours décomposés. »
Formules platoniciennes sil en est !
Mais dans le « Projet dEpilogue pour la seconde édition des Fleurs du Mal », sadressant à sa « très belle », à sa « charmante », il invoque « ;Ton goût de linfini Qui partout, dans le mal lui-même, se proclame. »
nhésitant pas à lier cette fois la beauté et
léthique dans des vers que Rimbaud lui-même aurait fort
bien pu écrire
« Ô vous, soyez témoins que jai fait mon
devoir
Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte
Car jai de chaque chose extrait la quintessence
Tu mas donné ta boue et jen ai fait de
lor »
Le Poète fait mieux ici que de décrire les structures conceptuelles de l « empirisme transcendantal » pourtant à luvre dans sa démarche spécifique.
Par la seule magie de lart, nous comprenons enfin que la vieille ontologie de la connaissance sest transformée en connaissance ontologique et que, contrairement à ce quécrivait Jacques Monod dans « Le Hasard et la Nécessité », lhomme nest pas seul face à un univers qui lignore : il est dedans et lunivers est en lui dans une « coalescence » aux résonances infinies !
Ce qui me permet maintenant de donner sa véritable écriture philosophique à la formule célèbre dIlya Prigogine dailleurs affectée aujourdhui dun point dinterrogation(82) alors quelle était affirmative dans son livre précédent « Entre le Temps et lEternité » (83) : »Le temps précède lexistence » !
Nous lirons désormais : « Le temps transcendantal tr averse lexistence empirique » qui manifeste ainsi toute la richesse de son devenir intempestif !
Ce sera la découverte décisive du IIIe Millénaire à travers lindispensable « réforme de la pensée » condition sine qua non dun nouveau départ de lHumanité !
Oui, « une fulguration sest produite qui portera le nom de Deleuze( ) La pensée de nouveau est possible » (84) Henri CALLAT
« Nos équations semblent plus intelligentes que nous.
»
Maxwell
« Ce sont là les questions les plus fondamentales qui se
posent à la civilisation occidentale et qui trouveront une réponse
au millénaire futur.
»
Michel
Cassé
« Du vide et de la création »
Les apories auxquelles se heurte la démarche scientifique et que seule transcende la puissance dune vision poétique, condamnent-elles le scientifique à lagnosticisme définitif de ces interrogations : « Mais quest-ce donc au juste quun univers sans celui qui le pense ? Sans pensée est-il pensable ? Amoureux du cercle, nous raisonnons en cercle. Que puis-je appeler univers ? Le débat risque de tourner à la pure sémantique, et je lesquive sur linstant. » ( )
Ce que refusera toujours de faire le philosophe pour la raison que voici : un univers sans celui qui le pense na strictement aucun sens, mais à partir du moment où quelquun le pense, cest à dire à partir du moment humain de lEvolution, la question de lexistence la question ontologique change complètement de sens !
« Après avoir établi ces choses, écrit Leibniz, je croyais entrer dansle port, mais je fus comme rejeté en pleine mer. » Cette métaphore est hautement philosophique. Elle signifie que les « choses » ne sont jamais définitivement « établies », et que cest là très précisément, que se situe la « condition humaine » !
De ce point de vue, la question elle aussi leibnizienne : « Pourquoi y a-t-il de lêtre plutôt que rien ? », est un véritable coup de force intellectuel qui suppose que celui qui la pose échappe à cet »être » ou à ce « rien » quil prétend juger à partir dun « ailleurs » qui leur serait totalement et radicalement étranger. On ne peut pas mieux définir la métaphysique !
Depuis que lhomme est apparu, il ny a pas dunivers sans celui qui le pense, lexistence de lun étant « coalescente » à lexistence de lautre !
Michel Serres lécrit magnifiquement dans « Les Origines de la Géométrie » ( ) après une longue méditation sur l « apeiron » dAnaximandre (je rappelle le début de la citation) : « Se ferme alors limmense parenthèse de trois millénaires où les objets souffrirent de leur séparation davec les sujets-hommes Ce nouveau savoir rompt avec la philosophie récente, issue de la scolastique médiévale et de Descartes » ( )
Pourquoi donc le scientifique moderne se tient-il, la plupart du temps, en-deça de ce « nouveau savoir » sinon parce quil identifie toujours sa démarche faite déquations et de fonctions avec la pensée proprement dite autorisant de ce point de vue Heidegger à dire que « la science ne pense pas » ?
« La confusion du concept avec la fonction est ruineuse » ( ) , nous dit Gilles Deleuze, essentiellement parce quelle fait apparaître trois confusions majeures :
1) Lidentification abusive de la proposition scientifique au concept.
2) Le remplacement du concept philosophique par une formule (ou un ensemble de formules) purement logiques (confusion déjà signalée entre la « référence » de la fonction et la « consistance » du concept) .
3) La réduction du concept philosophique à « une part réduite ou dégénérée quil se taille dans le domaine de lopinion » ( ) .
Bref, pour la plupart des scientifiques, la « philosophie » est toujours affaire dopinions dans un labyrinthe de systèmes et ne saurait rivaliser en aucun cas avec lobjectivité, la précision, la pertinence cognitive de la science !
« Mais quest-ce donc au juste quun univers sans celui qui le pense ? Sans pensée est-il « pensable ? », demande quand même le scientifique en dernière analyse, comme si sa propre pensée ne suffisait pas à définir la pensée humaine !
En osant ainsi poser ces questions, Michel Cassé ne fait que renouer avec la vieille tradition qui ne connaissait que des savants, cest à dire des scientifiques-philosophes, hommes de savoir et de culture pour qui la pensée ne se réduisait jamais à un ensemble de formules seulement référencées à lunivers « objectif », mais qui incluait toujours, dans son fonctionnement, la subjectivité de « celui qui pense » !
Comme lécrit tout récemment Jean-Marc Lévy-Leblond, lesprit connaissant « est celui dhumains vivant en des sociétés particulières qui fournissent le cadre où se déroule le processus de connaissance, détermination qui à la fois permet et contraint la recherche de savoir. » ( )
Ici réside le véritable inconscient paradigmatique de la sciencecontemporaine qui porte moins sur la question des « limites de la connaissance scientifique » que sur celle de « la connaissance des limites de la science. » ( )
Alors des dimensions autres que purement logiques acquièrent droit de cité dans une pensée humaine authentique. Ce sont elles quil va falloir apprendre à modéliser dune manière complexe et rationnellement cohérente, véritable défi du XXIe siècle, « événement »/avènement dune pensée humaine enfin devenue possible !
Les apories auxquelles se trouvent aujourdhui confrontés les scientifiques ne trouvent évidemment pas de réponse logique à un problème toujours posé en termes disjonctifs, dualistes :
sujet/objet, moi/le monde, immanent/transcendant, etc
Et les voici jetant léponge de la pensée, comme le fait très honnêtement Michel Cassé : « Le débat risque de tourner à la pure sémantique, et je lesquive sur linstant» au moment même où souvre devant eux cet « infini spatial [qui] se double dun infini de possibilités Ce vide épanoui, négation de labîme horriblement béant justifié théoriquement par tous les moyens dialectiques que la physique met à notre disposition (...) au moment même où la pensée de Pascal trouve dans la science son renversement épistémologique : « Le silence éternel des espaces infinis meffraie » devenue : Le silence éternel des espaces infinis me crée !
Car la pensée heureusement, ne se réduit pas à une « pure sémantique » : sa dimension philosophique sait la transformer en « événement », cest à dire la faire passer dune démarche de pure « référence » spéculative (le « désert des équations », selon lexpression même de Michel Cassé) à la « consistance » du concept !
« Nos équations semblent plus intelligentes que nous », avait raison de dire Maxwell parce que le cerveau qui les pense et la main qui les écrit constituent l « événement » le plus grandiose qui se soit jamais produit dans le temps, lequel « est créateur ou il nest rien » ( )
Henri CALLAT
(1) Husserl. « Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps ». § 31 p. 84
(Husserliana, X. p. 64)
(2) Husserl. Op cit ,
(3) Gilles Deleuze. « Différence et Répétition ». p. 12O
(4) C. Lévi-Strauss. « Le totémisme aujourdhui ». p. 115
(5) Bruno Paradis. « Schémas du temps et philosophie transcendantale ». in « Philosophie » n°47 . Ed de Minuit. pp. 15 et 16
(6) Bruno Paradis. op cit , p. 16
(7) Bruno Paradis. op cit , p. 16
(8) Gilles Deleuze. « Quest-ce que la Philosophie ? ». Ed de Minuit. 1991. pp. 191, 192
(9) Gilles Deleuze. op cit , p. 141
(10) Gilles Deleuze. op cit , p. 47
(11) Gilles Deleuze. op cit , p. 48
(12) Gilles Deleuze. op cit , p. 141
(13) Gilles Deleuze. op cit , p. 141
(14) Gilles Deleuze op cit , p. 142
(15) Gilles Deleuze. op cit , p. 142
II
(16) Bruno Paradis. op cit , p. 18
(17) Bruno Paradis. op cit , pp. 14 18
(18) Bruno Paradis. op cit , p. 15
(19) Bruno Paradis. op cit , 18, 19
(2O) Bruno Paradis. op cit , p. 19
(21) Gilles Deleuze. « Philosophie » n°47. op cit , « Limmanence : une vie ». p. 4
(22) Gilles Deleuze. op cit , p. 3
(23) Gilles Deleuze. op cit , p. 6
(24) Gilles Deleuze. « Quest-ce que la philosophie ? ». op cit , p. 41
(25) Bruno Paradis. « Philosophie ». n°47. op cit , p. 24
(26) Bruno Paradis. op cit , p. 24
(27) Michel Serres. « Les Origines de la Géométrie ». Flammarion. 1993. pp. 1O9, 11O
(28) Maître Ekard. (vers I325) : « Lâme juste se tient auprès de Dieu, à égalité avec Lui, absolument égale à Lui. »
(29) Paul Valéry. Cité par Jean-Louis Le Moigne in « Relier les connaissances ». Seuil. 1999
« Complexité et système ». p. 435
III
(3O) Bruno Paradis. « Philosophie » n°47. op cit , p. 16
(31) Francisco Varela. « Connaîtr » . Seuil. 1989. p. 99
(32) Gilles Deleuze. « Différence et Répétition ». p. 8O
(33) Heidegger. cité par Gilles Deleuze in « Pourparlers ». éd de Minuit. 199O. p. 146
(34) Bruno Paradis. op cit , p. 17
(35) Francisco Varela. « Connaître ». op cit , pp. 1O7, 1O8
(36) Jean Le Rohellec et Bénédicte Prévost in « Le Monde » (12/O8/2OOO)
(37) Arthur Rimbaud. « Une Saison en Enfer »
IV
(38) Edgar Morin. « La tête bien faite ». Seuil. 1999. p. 154
(39) Gilles Deleuze dans « Logique du sens » p. 79 et Bruno Paradis, op cit , p. 24
(Le terme grec « Aiôn » voisin de « apeiron » utilisé par Michel Serres dans « Les
Origines de la Géométrie », signifie « ce qui existe de toute éternité, entité divine ».
Michel Serres lui préfère « apeiron » utilisé par Anaximandre : « sans fin, sans Limite )
(4O) Bruno Paradis. op cit , p. 21
(41) Bruno Paradis. p. 21
(42) Bruno Paradis. p. 24
(43) Gilles Deleuze. « Quest-ce que la Philosophie ? ». op cit , p. 45
(44) Gilles Deleuze. op cit , p. 44
(45) Gilles Deleuze. op cit , p. 5O
(46) Gilles Deleuze. « Pourparlers ». op cit , pp. 79, 8O
(47) Michel Serres. « Eclaircissements ». ed François Bourin. 1992. pp. 156, 157
(48) Hubert Reeves. « Oiseaux, merveilleux oiseaux ». Seuil. 1998. p. 1O
(49) Hubert Reeves. op cit , p. 231
(5O) Hubert Reeves. op cit , p. 231
V
(51) Hubert Reeves. « Oiseaux, merveilleux oiseaux ». op cit , p. 229
(52) Kant. « Critique de la Raison pure ». (cité par Bruno Paradis in « Schémas du temps et philosophie transcendantale ». op cit , p. 26)
(53) Edgar Morin. « La tête bien faite ». op cit , p. 43
(54) Edgar Morin. op cit , p. 44
(55) Bruno Paradis. op cit , p. 26
(56) Bruno Paradis. op cit , p. 26
(57) Pierre Lévy. « Quest-ce que le virtuel ? ». éd La Découverte/poche. 1998. p. 137
VI
(58) Gilles Deleuze. «Pourparlers ». op cit , p. 132
(59) Hubert Reeves. op cit , p. 1O
(6O) Gilles Deleuze. « Quest-ce que la philosophie ? » op cit( , p. 38
(61) Gilles Deleuze. op cit , p. 4O
(62) Gilles Deleuze. op cit , p. 4O
(63) Gilles Deleuze. op cit , pp. 147, 148
(64) Kant. « Critique de la raison pure » (citée dans « Schémas du temps et philosophie transcendantale ». op cit , p. 11
(65) Gilles Deleuze. « Pourparlers ». op cit , p. 154
(66) Gilles Deleuze. op cit , p. 154
(67) Michel Serres. « Les Origines de la Géométrie ». op cit , p. 1O4
(68) Michel Serres. Op Cit , pp 1O4 et 1O5
(69) Jacques Robin. « Changer dére ». ed Seuil. 1989
(7O) Albert Jacquard. « Les scientifiques parlent ». Hachette. 1987. p. 14
(71) Yovan Gilles et Christopher Yggdre in « Tranversales Science/culture ». n°64. Juillet/août 2OOO. « Politique du poétique : art, culture et show-business ». pp. 12 et 13
(72) Gilles Deleuze. « Quest-ce que la philosophie ? » op cit. p. 1O4
(73) Gilles Deleuze. « Pourparlers ». op cit , p. 154
(74) René Char. « Les Matinaux ». « Rougeur des Matinaux », XXVII, p. 335. uvres complètes. Bibliothèque de la Pléiade.
(75) René Char. « Pour un Prométhée saxifrage ». uvres complètes. Pléiade. Gallimard. p. 399
(76) Pierre Lévy. « Quest-ce que le virtuel ? » op cit , p. 145
(77) Hubert Reeves. « Oiseaux, merveilleux oiseaux ». op cit , p. 231
(78) Gilles Deleuze. « Pourparlers ». op cit , pp. 149 et 15O
(79) , (8O) Gilles Deleuze. « Quest-ce que la philosophie ? » op cit , p. 59
(81) Pierre Lévy. op cit , p. 145
(82) Ilya Prigogine. « La fin des certitudes ». ed Odile Jacob. 1996. chap. VIII. p. 189
(83) Ilya Prigogine et Isabelle Stengers. « Entre le temps et léternité ». ed Fayard. 1988. p. 166
(84) Michel Foucault. « Critique ». 197O
VII
(85) Michel Cassé. »Du Vide et de la Création ». ed Odile Jacob. 1993. p. 2O8
(86) Michel Serres. « Les Origines de la Géométrie ». op cit , pp. 1O4 et 1O5
(87) Gilles Deleuze. « Quest-ce que la philosophie ? » op cit , pp. 142 et 143
(88) Jean-Marc Lévy-Leblond. « Luniversité de tous les savoirs » in « Le Monde » (15/O8/2OOO)
(89) Jean-Marc Lévy-Leblond. Op cit ,
(9O) Michel Cassé. Op cit , p. 2O8
(91) Henri Bergson. « LEvolution créatrice »
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