TITRE : "L’expérience esthétique dans la philosophie de Gilles Deleuze"

(de l’esthétique transcendantale à l’esthétique apodictique)

par HENRI CALLAT

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« la pensée …est parfois plus proche d’un animal qui meurt que d’un homme vivant, même démocrate.  »
 Gilles Deleuze

         

« Qu’est-ce que la philosophie ? »
« La poésie est la solitude sans distance parmi l’affairement de tous, c’est à dire une solitude qui a les moyens de se confier ; on n’est, à l’aube, l’ennemi d’aucun, excepté des bourreaux.
René Char

  « La réalité sans l’énergie disloquante de la poésie, qu’est-ce ? »
René Char
« Pour un Prométhée saxifrage »

L’expérience esthétique dans la philosophie de Gilles Deleuze

(De l’esthétique transcendantale à l’esthétique apodictique)

par HENRI CALLAT

 Sommaire

I) Deux penseurs devant un tableau !

II) Un monde « à deux foyers » virtuels

III) Pensée deleuzienne et sciences cognitives modernes

IV) Un séisme ontologique

V) « L’art caché »

VI) L’identité paradoxale de l’homme

VII) Une révolution épistémologique

Deux penseurs devant un tableau !

« Il faut porter un chaos en soi d’où peut émerger une étoile qui danse.  »
Nietzsche

« Das ist das Problem ». Tel est le problème, proclame Husserl dans ses « Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps ». (1)

Et ce « problème », à première vue, ressemble étrangement à celui posé par Gilles Deleuze dans « Différence et Répétition ».

Que nous dit en effet Husserl du problème, du paradoxe du temps ? « Le temps est rigide et pourtant le temps coule. Dans le flux du temps, dans la descente continue dans le passé, se constitue un temps qui ne coule pas, absolument fixe, identique, objectif. Tel est le problème.  » (…absolut fest, identische, objective Zeit. Das ist das Problem.  » (2)

Qu’écrit Deleuze dans « Différence et Répétition » ? « le temps n’est pas subordonné au mouvement ; forme du changement le plus radical, mais la forme du changement ne change pas.  » (3)

Gilles Deleuze, fondamentalement, ne serait-il que phénoménologue, s’inscrivant toujours, d’une manière seulement originale, dans la grande tradition classique et néo-classique ?

En réalité, entre l’auteur des « Leçons… » et celui de « Différence et Répétition » ou de « Logique du sens », il y a plus qu’une nuance. Je n’écrirai pas un abîme parce que la pensée deleuzienne fait partie de celles qui tout en s’en différenciant, n’exclut aucune de celles qui l’ont précédée : « Ce ne sont pas les ressemblances, mais les différences qui se ressemblent » (4) , écrit Lévi-Strauss. Et c’est bien dans ce paradoxe épistémique qu’il faut inscrire la démarche deleuzienne au regard de la phénoménologie husserlienne beaucoup moins pour le lever que pour en approfondir le fonctionnement par une analyse plus fine du « plan d’immanence » dans lequel il s’inscrit, du temps d’expression qui lui est propre !

Dans « Expérience et Jugement » (Erfahrung und Urteil) , Husserl explique comment des taches rouges peuvent apparaître sur fond blanc. Que de similitudes apparemment, entre les deux philosophes quand on ne s’en tient qu’à la superficielle magie du vocabulaire !

Bruno Paradis, dans le texte dont je m’inspire, le souligne tout à fait remarquablement.

Avec Husserl, écrit-il, « le rouge monte à la surface », « s’enlève sur le sol », « rapte le Je ». Celui-ci « s’éveille en accueillant l’objet intentionnel, comme si l’objet, le rouge lui-même visait le Je », etc…etc…Et d’ajouter que dans ce mouvement, cette genèse, cette épiphanie, les deux philosophies paraissent très voisines : « le rapt originaire de la sensibilité et l’intérêt contemplatif, l’individuation de la chose, son apparaître suspendu à la puissance génétique du temps, le présent épais, la pure expérience esthétique du rouge, et le miroitement des images.  » (5)

Et pourtant ! Avançons un peu dans la lecture attentive des livres de Deleuze jusqu’au moment où se pose pour lui comme pour Husserl, le problème fondamental, essentiel, épistémologique, ontologique du « comment » !

Alors, au-delà du vocabulaire traditionnellement empreint de la fameuse « intentionalité phénoménologique », on prend soudain conscience que ce problème du « comment » implique des exigences autrement sévères ! « …comment la perception est-elle engendrée dans le Rouge ? ou cet autre : comment une image vient-elle à occuper le centre des images ? » (6)

Nous nous apercevons alors que les longueurs d’onde diffèrent, qu’il y a changement de niveau, changement d’échelle, changement de plan et, au-delà, changement de paradigme.

Et ici, effectivement, « tout les sépare » ! (7)

Pour faire image nous dirions que Husserl, c’est encore « l’ombrelle » de Lawrence décrite par Deleuze dans « Qu’est-ce que la philosophie ? » : « les hommes ne cessent de fabriquer une ombrelle qui les abrite, sur le dessous de laquelle ils tracent un firmament et écrivent leurs conventions, leurs opinions ; mais le poète, l’artiste pratique une fente dans l’ombrelle, il déchire même le firmament, pour faire passer un peu de chaos libre et venteux et cadrer dans une brusque lumière une vision qui apparaît à travers la fente, primevère de Wordsworth, ou pomme de Cézane, silhouette de Macbeth ou d’Achab. Alors suivent la foule des imitateurs qui ravaudent l’ombrelle avec une pièce qui ressemble vaguement à la vision, et la foule des glossateurs qui remplissent la fente avec des opinions :communication. Il faudra toujours d’autres artistes pour faire d’autres fentes, opérer les destructions nécessaires, peut-être de plus en plus grandes, et redonner ainsi à leurs prédécesseurs l’incommunicable nouveauté qu’on ne savait plus voir.  » (8)

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Au-delà des « imitateurs » et des « glossateurs », abordons de front la réalité de la révolution épistémologique impliquée dans ces lignes.

C’est dans « Qu’est-ce que la philosophie ? » que Gilles Deleuze est le plus explicite.

Se référant à la « grande trilogie platonicienne, l’amour du Banquet, le délire du Phèdre, la mort du Phédon », il montre que la phénoménologie recommence aujourd’hui « une tentative analogue ». (9) Et qu’est-ce qui caractérise cette tentative après deux millénaires et demi ?  L’incapacité de penser une immanence qui ne soit pas une « immanence à… » (10)

Immanence à un « sujet » comme chez Kant, ou, d’une manière plus subtile, comme chez Husserl – et c’est sa forme moderne – immanence à des entités illusoires présentées soit comme « transcendance immanente ou primordiale » ( ! ) , soit comme «monde intersubjectif peuplé d’autres moi », soit encore comme « transcendance objective d’un monde idéel ». (11)  

Toujours cette nostalgie néo-platonicienne d’« une opinion originaire, une proto-opinion qui nous rendrait à la patrie oubliée du concept » ! (12)

Aporie toujours renouvelée du Théétète « dans le plus étonnant » de ses dialogues où il faut que « le savoir soit transcendant, qu’il s’ajoute à l’opinion et s’en distingue pour la rendre vraie, mais il faut qu’il soit immanent pour qu’elle soit vraie comme opinion.  » (13)

Comment sortir de ce cercle ?

Précisément en le faisant « tourner » jusqu’à s’apercevoir que cette « rotation » n’est pas qu’une répétition mais génère en fait une « différence » qui s’inscrit ailleurs que dans ce paradigme ! C’est tout le sens de l’ouvrage fondamental de Deleuze « Différence et Répétition » qui va jeter sur le « problème » posé par Husserl la lumière qui lui manque.

Car c’est bien, en toute dernière analyse, à une question philosophique qu’il nous faut répondre, non pas pour la substituer à la question de l’art, mais précisément pour bien poser cette question de l’expérience esthétique inséparable d’une philosophie, c’est à dire d’une pensée, de la pensée tout simplement !

Et cette question, la voici excellemment posée sous la plume de Gilles Deleuze :

« La phénoménologie voulait renouveler nos concepts, en nous en donnant des perceptions et des affections qui nous feraient naître au monde : non pas comme des bébés ou comme des hominiens, mais comme des êtres en droit dont les proto-opinions seraient les fondations de ce monde. Mais on ne lutte pas contre les clichés perceptifs et affectifs si on ne lutte pas aussi contre la machine qui les produit. En invoquant le vécu primordial, en faisant de l’immanence une immanence à un sujet, la phénoménologie ne pouvait empêcher le sujet de former seulement des opinions qui tireraient déjà le cliché des nouvelles perceptions et affections promises. Nous continuerions à évoluer dans la forme de la recognition ; nous invoquerions l’art, mais atteindre aux concepts capables d’affronter l’affect et le percept artistiques.  » (14)

Tout est dit dans ce paragraphe que je n’hésite pas à qualifier de fondateur !

Quelle est donc la nouvelle conceptualisation qui nous conduira sur la voie d’une authentique expérience esthétique libérée de la « machine » qui produit « les clichés perceptifs et affectifs » pour nous permettre d’affronter réellement « l’affect et le percept artistiques » ?

Plus précisément encore : « …la philosophie trouvera-t-elle la voie qui mène au concept en invoquant l’art comme un moyen d’approfondir l’opinion, et de découvrir des opinions originaires ou bien faut-il avec l’art  retourner l’opinion, l’élever au mouvement infini qui la remplace précisément par le concept ? » (15)

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Un monde « à deux foyers » virtuels !

« Il n’y a pas de sol originaire à chercher… »
                                      Gilles Deleuze

« Elle est retrouvée.
Quoi ?
– L’éternité.
C’est la mer mêlée Au soleil.
     Arthur Rimbaud

« Das ist das Problem » ! Ce problème en effet met en cause toute une philosophie. Il relève du paradigme.
Quand Deleuze utilise une expression comme « forme du changement », nous sommes à des années-lumière de l’a priori kantien comme de la phénoménologie husserlienne !

Le problème de Husserl c’est celui du « point source » (Quellpunkt) , du « fondement ultime », du « maintenant idéal », du « fundamentum inconcussum ». (16)

Deux mouvements se croisent dans la Forme que prend le Maintenant (Form des Jetzt)  : celui de l’objet qui vient (objet intentionnel) et celui du Je qui l’accueille ( le Forstreben du Ich) . Au point que le « maintenant idéal » est « la matrice ontologique qui ouvre la scène du transcendantal » (17) et c’est le mouvement fondé sur « les synthèses de la conscience interne du temps » [qui] permet aux taches de se dégager du fond primordial .  » (17)

Bruno Paradis précise : « La raison en est que le champ perceptif est déjà structuré et articulé, et qu’il n’est jamais un « pur chaos ». La genèse associative a déjà lié les membres. Le pli de lumière est avant tout le pli d’un tissus coloré.  » (18)

Le problème de Deleuze est radicalement différent. Avec lui nous sommes effectivement dans un autre paradigme et sur un autre plan d’immanence.

C’est le problème qui commence à se poser sur le bûcher de Giordano Bruno, fait radicalement bifurquer la conscience occidentale avec Spinoza et s’inscrit dans le temps avec Bergson !

Voici la grande objection de Deleuze : « Il n’y a pas de sol originaire à chercher…Il importe donc peu de savoir si le maintenant est une forme originaire ou dérivée de la temporalité. Quand le « présent épais » se subdivise, la subdivision va à l’infini  » (19)

 Du coup notre problème change de base, si l’on peut dire ! Ce n’est plus celui de deux mouvements qui  croisent idéalement leurs deux intentionnalités, mais bien celui d’un « monde à deux foyers, chaque foyer enveloppant l’autre, tandis que l’autre se réfléchit en lui, dans un mouvement incessant qui prend la forme d’un 8 ou, mieux, de l’(sigle de l’infini)  ! Il en résulte que l’objet intentionnel, la chose = X qui se constitue et s’instancie, n’est jamais que le double d’un autre X, virtuel, celui-là. Le maintenant est une structure duelle. C’est un mixte, où le passé est accolé au présent.  » (19)

Dans « Cinéma 2, L’image-temps », Gilles Deleuze précisait : « L’objet réel se réfléchit dans une image en miroir comme dans l’objet virtuel qui, de son côté et en même temps, enveloppeou réfléchit le réel : il y a « coalescence » entre les deux.  » (20)

On verra plus loin que le concept de « coalescence » est capital dans la pensée de Deleuze.

C’est dans le mot « forme » que s’inscrit par conséquent une ambiguïté fondamentale . Nous avons toujours tendance à l’interpréter en termes kantiens de « catégorie » a priori, en termes de transcendantal dénaturé au sens où Deleuze dénonce « une dénaturation du transcendantal qui ne fait plus que redoubler l’empirique (ainsi chez Kant) , et une déformation de l’immanence qui se trouve alors contenue dans le transcendant.  » (21)

C’est que la « forme » deleuzienne est essentiellement à comprendre comme le mouvement de l’infini, son « passage » temporel !

Qu’est-ce, en effet, pour Deleuze qu’un « champ transcendantal » ? « Il se distingue de l’expérience en tant qu’il ne renvoie pas à un objet ni n’appartient à un sujet (représentation empirique) …Il y a quelque chose de sauvage et de puissant dans cet empirisme transcendantal… C’est… si proches que soient deux sensations, le passage de l’une à l’autre comme devenir, comme augmentation ou diminution de puissance (quantité virtuelle)  » (22) …Une vie ne contient que des virtuels. Elle est faite de virtualités, événements, singularités. Ce qu’on appelle virtuel n’est pas quelque chose qui manque de réalité, mais qui s’engage dans un processus d’actualisation en suivant le plan que lui donne sa réalité propre.  » (23)

Cet infini, ce « mouvement de l’infini » est la grande révélation du « plan d’immanence » et nous ouvre à la compréhension de ce que Deleuze entend précisément par l’expression « forme du changement le plus radical…forme du changement [qui] ne change pas.  »

Le « Pli », nous dit-il, est un bon concept pour bien comprendre cela.  « Le mouvement infini est double, et il n’y a qu’un pli de l’un à l’autre. C’est en ce sens qu’on dit que penser et être sont une seule et même chose. Ou plutôt le mouvement n’est pas image de la pensée sans être aussi matière de l’être…Le Plan d’immanence a deux faces, comme Pensée et comme Nature, comme Physis et comme Noûs . C’est pourquoi il y a toujours beaucoup de mouvements infinis pris les uns dans les autres, dans la mesure où le retour de l’un en réclame un autre instantanément, de telle façon que le plan d’immanence ne cesse de se tisser, gigantesque navette. Se tourner vers n’implique pas seulement se détourner, mais affronter, faire volte-face, se retourner, s’égarer, s’effacer.  » (24)

C’est par référence à la nature du plan d’immanence que la « forme » deleuzienne prend tout  son sens. « Il n’y a pas de sol originaire à, chercher », mais un « événement » à créer parce que le temps n’est pas à venir, mais « à devenir » ! (C’est le titre d’une conférence d’Ilya Prigogine sur laquelle nous reviendrons) .

Voilà pourquoi c’est le futur via l’ »événement » qui nous donne la vraie nature du temps !

Il est le véritable « don du temps » parce qu’avec lui, avec la création événementielle qui le définit, c’est le temps comme « forme du changement le plus radical » qu’il nous est donné de découvrir, « comment le temps naît, comment il arrive aux êtres.  » ((25)

(Ce problème essentiel de la pensée deleuzienne sera de nouveau abordé dans le paragraphe intitulé : « Un séisme ontologique ») .

Retenons pour l’instant comme une donnée fondamentale que cet « événement » dans son apparaître historique même est, en même temps, « adéquat à l’Aiôn tout entier » (26) , ce qui fait dire à Deleuze que « l’expérience n’est pas historique, mais philosophique », c’est à dire toujours «  imprégnée » d’un transcendantal qui la traverse intempestivement !

C’est Michel Serres qui, peut-être, dans « Les origines de la géométrie », a le mieux traduit cette « fulguration » qui rend la pensée de nouveau possible : « En cette minute-ci, quotidienne, usuelle, point rond, morne et solennel, boule qui roule pour tous communément, se terre…ordinaire, quelconque, terne et banal, étrange, rare et précieux trésor, le commencement de la paix ou de l’abominable retour de la tuerie, si nous le voulons ou désirons et donc l’origine de toutes choses, y compris du droit et de l’économie, de la géométrie… » (27)

Reviennent alors vers nous, via les philosophies de l’immanence, les penseurs que j’appellerai les hommes de l’infini pour qui, à la suite de Descartes, les idées cessent d’être des entités dont on se souvient (doctrine platonicienne de la réminiscence) , pour devenir des créations de l’esprit humain lui-même !

C’est en lui que « se terre », nous dit Michel Serres, « l’origine de toutes choses » !

Maître Ekard au XIVe siècle l’avait intuitionné (28)  ; Giordano Bruno est mort pour l’avoir proclamé ; Spinoza, plus près de nous, fut banni par les siens pour l’avoir démontré ; Pascal, pour l’honneur de ses « Pensées » dut écrire « Les Provinciales » ; Nietsche en est devenu fou ; et Bergson enfin, réactualisant l’héritage, donne en cadeau « L’Evolution Créatrice » à l’Humanité moderne !

Ainsi,   pouvons-nous raisonnablement espérer l’avènement (l’événement ! ) du jour où, selon l’expression de Paul Valéry, l’Occident oubliera « le funeste présent de la science positive que l’Europe a léguée au monde.  » (29)

Acte fondateur d’un nouveau savoir et d’une nouvelle culture : d’un nouveau départ de l’Humanité !

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Pensée deleuzienne et sciences cognitives modernes

« Le vrai défi posé aux STC (Sciences et Technologies de la Cognition)
…est sa mise en cause du préjugé le plus enfoui
de notre tradition scientifique, à savoir que le monde
tel que nous le percevons est indépendant de celui qui le perçoit.  »
Francisco Varela

Le monde ne nous serait-il donné que dans le miroitement des miroirs ?

Et si la réponse nous était fournie à la fois dans l’interprétation philosophique de l’exemple esthétique tiré d’ « Expérience et Jugement » et des sciences cognitives modernes ?

« Le rouge ne se détache pas sur fond blanc, il l’implique en lui jusqu’à découvrir sa vérité sensible dans la lumière blanche…Le Rouge est une qualité, mais il n’est qualité de nulle chose car il est la puissance génétique qui engendre le percevoir dans la perception.  » (30)

Cette conceptualisation philosophique est-elle si mystérieuse ?

N’avez-vous jamais à la fois contemplé et compris l’arc-en –ciel ?

Elle nous paraît au contraire entrer dans une parfaite résonance avec cette constatation beaucoup plus prosaïque qu’on peut lire sous la plume d’un scientifique des STC (Sciences et Technologies de la Cognition)  :

C’est le « préjugé le plus enfoui de notre tradition scientifique, à savoir que le monde tel que nous le percevons est indépendant de celui qui le perçoit. Si nous devons au contraire conclure que la cognition ne peut être adéquatement comprise sans le sens commun, qui n’est rien d’autre que notre histoire physique et sociale, il nous faut en déduire que celui qui sait et ce qui est su, le sujet et l’objet, sont la spécification réciproque et simultanée l’un de l’autre. En termes philosophiques : le savoir est ontologique.  » (31)

C’est le nom même du nouveau paradigme deleuzien : le savoir est ontologique par opposition à toutes les ontologies du savoir dont le nom traditionnellement savant n’est autre que l’ « Idéalisme transcendantal » dont la phénoménologie husserlienne constitue le dernier avatar.

Dans « Différence et Répétition », Deleuze pourra écrire : « En vérité l’empirisme devient transcendantal et l’esthétique, une discipline apodictique, quand nous appréhendons directement dans le sensible ce qui ne peut être que senti, l’être même du sensible.  » (32)

Conceptualisation très proche de celle de Heidegger ou de Merleau-Ponty : « Visibilité hors du regard…L’œil laisse les choses être vues par la seule grâce de leur être… » (33)

On peut traduire cette proposition capitale de deux façons :

philosophique et scientifique.

Le langage philosophique, celui du concept, s’exprimera ainsi sous la plume de Bruno Paradis :

                                       « …l’œil perçoit la lumière rouge en contractant dans un présent épais des trillions de vibrations successives, mais il ne peut percevoir cette lumière que parce que lui-même est déjà lumière liée. La lumière blanche est donc un pur « sentendium ». La perception se tient en lui. Mais la magie de l’art, c’est de faire du sentendium lui-même un objet d’expérimentation, quitte à le faire diffracter et à multiplier les « sentendia ». La lumière blanche vire au rouge. Celui-ci n’est donc plus une donnée empirique. Il est devenu matrice d’un monde… Un nouveau monde est né. Mais seul l’art peut nous porter à ces limites.  » (34) L’esthétique était donc intrinsèquement apodictique, mais il fallait une nouvelle démarche philosophique pour le concevoir !

Voici comment l’optique moderne appréhende ce phénomène dans la langue de la science cette fois (je transcris telle quelle une page du livre de Francisco Varela « Connaître ». Placée en miroir du paragraphe philosophique qui précède, le sens ne peut qu’en émerger spontanément)  :

                                       « …considérons le monde des couleurs que nous percevons tous les jours. Elles envahissent tellement notre vie qu’il est tentant de dire que les couleurs, comme nous les voyons, sont vraiment les couleurs du monde. Il est normalement admis que la couleur est un attribut de la longueur d’onde de la lumière réfléchie par les objets, que nous captons et analysons en conséquence. En fait, comme il a maintenant été démontré, la couleur d’un objet telle que nous la percevons est dans une large mesure indépendante de la longueur d’onde. A la place, c’est un processus complexe( et seulement partiellement expliqué) de comparaison coopérative entre plusieurs ensembles de neurones du cerveau qui spécifie la couleur d’un objet selon l’état cérébral global correspondant à la fois à une image rétinienne et à une certaine expectative de ce que l’objet est censé être.  » (35)

Et Francisco Varela de donner comme exemple la fameuse feuille de papier gris placée sur fond rouge qui prend une teinte verdâtre alors qu’aucune longueur d’onde n’a bien sûr été ajoutée à la région.

« La couleur n’existe pas » démontrent à leur tour deux spécialistes des sciences cognitives au Muséum National d’Histoire Naturelle : »Il n’y a pas de couleurs sans êtres vivants, sans la possibilité de construire la couleur.  » (36)

L’œil, ce magnifique appareil à nous donner le monde « serait vain sans le cortex cérébral pour interpréter la lumière et créer le réel.  » (36)

« La terre est bleue comme une orange », écrit Paul Eluard.

Ce vers nous paraît maintenant beaucoup moins mystérieux : il suffit de ne pas identifier le prédicat « bleue comme une orange » à l’attribut classique toujours contenu dans le sujet via le verbe « être » réduit à une essence, à une substance, à un état ! …

Si le prédicat n’est pas nécessairement contenu dans le sujet, alors c’est la notion même d’identité au sens classique du terme qui s’en trouve radicalement problématisée !

La perception de la couleur n’est-elle pas l’exemple emblématique de ce que Deleuze appelle l’ « empirisme transcendantal » puisque la couleur n’a de sens  - d’existence même – que dans une dialogique, un « monde à deux foyers » où longueur d’onde d’une part et cortex cérébral interprétatif d’autre part constituent  effectivement la situation, le champ virtuel de ce que nous percevons sous le nom de « couleur » ? Mais aussi bien et du même mouvement, « esthétique apodictique » puisque la couleur – le beau en général- émergent d’un métabolisme, d’une genèse immanente, véritable creation du monde par lui-même, auto-création capable de nous donner « l’être même du sensible » dans ce que Deleuze appelle une « contemplation » !

L’esthétique apodictique de Gilles Deleuze est bien « la mise à mort » de cette conception millénaire de la Beauté dont seul, le Poète, a osé dénoncer la tenace illusion :

 « Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. - Et je l’ai trouvée amère. - Et je l’ai injuriée.

Je me suis armé contre la justice. Je me suis enfui. O sorcières, ô misère, ô haine, c’est à vous que mon trésor a été confié.  » (37)

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Un séisme ontologique

« En ces jours, en effet, où s’achève le deuxième millénaire, un universel nouveau s’annonce, sommant les distinctions locales raffinées des sciences, des droits, des politiques et des morales, de sorte qu’il s’avance vers un religieux que nous ne concevons pas encore…qui lie donc ou liera la foi du moi intime, l’infini des objets de l’univers et l’amour collectif ou universel des hommes… Son temps s’écoule, d’un coup, dans le présent.  »
                                           Michel Serres
                         « Les Origines de la Géométrie »

 Problème des problèmes ! Ce « monde à deux foyers » que nous avons représenté par le sigle de l’infini, comment ajointe-t-il ses deux boucles ?

Dès qu’on abandonne en effet, les « deux mouvements » de la « Forme » husserlienne du maintenant pour le monde à deux foyers de l’univers deleuzien, le « Je » paraît se dissoudre dans une dialogique infinie, un échange sans fin de virtualités, une « mort de l’homme », selon l’expression même attribuée à Michel Foucault.

Et c’est ici qu’une pensée comme celle d’Edgar Morin nous est précieuse !

« …le sujet, écrit-il, dans « La tête bien faite » ((38) , n’est pas une essence, n’est pas une substance, mais n’est pas une illusion. Je crois que la reconnaissance du sujet nécessite une réorganisation conceptuelle qui rompe avec le principe déterministe classique tel qu’on l’utilise encore dans les sciences humaines et notamment sociologiques.  »

Et cette « réorganisation conceptuelle » via le transcendantal deleuzien, présente cette particularité fondamentale : elle place désormais le « Je » (sujet) en situation « méta- naturelle » radicalement différente d’une situation métaphysique classique !

Pour être en situation métaphysique il faut postuler une séparation radicale, conçue a priori, entre l’homme et le tout, entre l’homme et l’univers (ou les univers) . Or nous venons précisément de voir que c’est au cœur même de cet intervalle, dans ce « entre » deux objets définis, que se pose le problème essentiel, le problème de notre identité !

Et ce problème est, en même temps et du même mouvement, celui du temps deleuzien « forme du changement le plus radical » apparaissant au travers de l’ « Evénement » que Deleuze définit comme « adéquat à l’Aiôn tout entier » !

Voilà bien le paradoxe impliquant en effet une profonde « réorganisation conceptuelle » : notre identité inséparable de tout ce qui n’est pas elle !

Car pour Deleuze en effet, il ne s’agit de rien d’autre que de « découvrir comment le temps naît, comment il arrive aux êtres.  » (39) Et c’est l’ « événement » qui nous le révèle ! C’est lui qui rend « coalescentes » les deux boucles de l’infini :, c’est à dire la relation qui s’établit entre l’actuel et le virtuel dans un mouvement tout entier polarisé par le futur, « car seul le futur donne le temps.  » (4O) C’est lui qui « ajointe le passé et le présent.  » (41)

Il ne servirait à rien en effet de « découvrir le futur comme la dimension insigne du temps, de poser une différence ontologique entre la temporalité originaire et le temps mesuré de l’horizon de la quotidienneté où surviennent les accidents, de se rendre disponible à la voix de l’appel dans une pure passibilité, si on n’en tire pas la conséquence essentielle : la vitesse est l’horizon absolu du transcendantal.  » (42) Et cette vitesse infinie nous la conservons dans la « consistance » du concept qui émerge toujours à partir du plan d’immanence « horizon absolu du transcendantal », démarche radicalement inverse de celle qui caractérise celle qui se déploie de Platon à la Phénoménologie husserlienne !

C’est que pour Gilles Deleuze, « le problème de la philosophie (« Das ist das Problem ») est d’acquérir une consistance, sans perdre l’infini dans lequel la pensée plonge (le chaos à cet égard a une existence mentale autant que physique) . Donner consistance sans rien perdre de l’infini, c’est très différent du problème de la science qui cherche à donner des références au chaos, à condition de renoncer aux mouvements et vitesses infinies, et d’opérer d’abord une limitation de vitesse…La philosophie au contraire procède en supposant ou en instaurant le plan d’immanence… » (43)

Et de présicer : « On court à l’horizon, sur le plan d’immanence ; on en revient les yeux rouges, même si ce sont les yeux de l’esprit. Même Descartes a son rêve. Penser, c’est toujours suivre une ligne de sorcière… C’est qu’on ne pense pas sans devenir autre chose, quelque chose qui ne pense pas, une bête, un végétal, une molécule, une particule, qui reviennent sur la pensée et la relancent. (44)

Autrement dit, toute genèse est, essentiellement, une hétérogenèse !

Que dire alors du lien dont il est ici question sinon qu’il infirme toute métaphysique classique au profit d’une nouvelle conceptualisation, d’une « réorganisation conceptuelle » que l’on pourrait appeler désormais « méta-naturelle » ou « ultraphysique » en ce sens q’elle implique un lien véritablement ontologique entre l’homme et l’univers, mieux encore, entre la « singularité » originelle de cet univers et l’homme que je deviens !

Spinoza l’avait intuitionné dans l’une de ses formulations les plus profondes : « Sentimus experimurque nos aeternos esse » ! (Nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels) .

Spinoza « qui savait pleinement que l’immanence n’était qu’à soi-même, et ainsi qu’elle était un plan parcouru par les mouvements de l’infini, rempli par les ordonnées intensives… Aussi est-il le prince des philosophes…Il a fait le mouvement de l’infini, et donné à la pensée des vitesses infinies dans le troisième genre de connaissance, dans le dernier livre de l’Ethique. Il y atteint des vitesses inouïes, des raccourcis si fulgurants qu’on ne peut plus parler que de musique, de tornade, de vent et de cordes. Il a trouvé la seule liberté dans l’immanence. Il a achevé la philosophie, parce qu’il a rempli la supposition pré-philosophique. Ce n’est pas l’immanence qui se rapporte à la substance et aux modes spinozistes, c’est le contraire, ce sont les concepts spinozistes de substance et de modes qui se rapportent au plan d’immanence comme à leur présupposé.  » (45)

Du coup, le problème ontologique classique s’en trouve radicalement déplacé, délocalisé si l’on peut dire !

Désormais ce problème ne se posera plus fondamentalement au niveau de l’ « être », mais dans l’intervalle, le passage « entre » deux « êtres » en devenir, dans un « pli » nous dira Deleuze.

Identité paradoxale de ce « Je » (de ce « sujet », de cet « homme ») qui n’est pas au sens classique du terme, mais qui, cependant, n’est pas illusoire ayant besoin pour s’affirmer, « s’individuer »  ecrira Deleuze, « se subjectiver », de tout ce qui devient depuis l’origine de ce tout !

Et il est à bien noter que lorsque Deleuze parle du « tout », il utilise un concept qui n’a rien à voir avec une somme ou un ensemble. Il s’en explique dans « Pourparlers » où l’on peut lire ce paragraphe qui illustre bien le concept clé de « transcendantal » :

« Ce qui est important, c’est la distinction des ensembles et du tout. Si on les confond, le tout perd tout son sens, et l’on tombe dans le paradoxe célèbre de l’ensemble de tous les ensembles…le tout est d’une autre nature, il est de l’ordre du temps : il traverse tous les ensembles, et c’est lui précisément qui les empêche de réaliser jusqu’au bout leur propre tendance, c’est à dire de se fermer complètement…le tout…n’est pas un ensemble, mais le passage perpétuel d’un ensemble dans un autre. C’est très difficile à penser… » (46)

Michel Serres, précisément pour penser ce nouveau paradigme, propose un nouveau type d’abstraction essentiellement structuré par des prépositions : « Des prépositions : comment mieux appeler des relations qui précèdent toute position ?… Au lieu d’abstraire à partir des substantifs, c’est à dire des concepts, ou des verbes, c’est à dire des opérations, et même des adverbes ou des adjectifs qui sont à côté du substantif ou du verbe, j’abstrais « vers », « par », « pour », « de », etc…le long des prépositions. Je les suis comme on emprunte une direction… » (47)

Je ne connais pas de meilleur exemple de cette situation que ces lignes d’Hubert Reeves tirées de la Préface de « Oiseaux, merveilleux oiseaux ». Couché sur son lit d’hôpital et les yeux fixés sur la Grande Ourse, il écrit : « Je sens monter en moi une intense émotion et m’entends dire : « Je suis en vie !  » Les yeux fixés sur la constellation, ces mots se répètent plusieurs fois dans ma tête. L’idée de la mort ne m’a plus jamais effleuré…Ces étoiles si familières me disent : »Tu es toujours avec nous » ! (48)

Et voici en contre-point, se manifester, apparaître la nature profonde de ce « Je », situation qu’Hubert Reeves qualifie effectivement d’ « événement » (49) en conclusion de son livre(et sans jamais citer Deleuze ! )  :

                                                           « les yeux clos, revoyez intérieurement la multitude des événements cosmiques, galactiques, stellaires, planétaires, cométaires, directement impliqués dans notre présence ici en ce moment. Cette rétrospective vous dira combien notre existence est précieuse. Elle vous permettra, du moins je l’espère, de reprendre contact avec ce levain cosmique, présent en chacun de nous comme dans chaque brin d’herbe.  » (50)

« Séisme ontologique » ! Ai-je en quoi que ce soit exagéré en osant cette expression si la philosophie se veut autre chose que l’éternel ressassement du nombriliste « cogito » par des penseurs oublieux de ses véritables origines ?

Enfin « la pensée redevient possible », mais il nous faut réinventer l’épistémologie !  

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L’ « art caché » 

 

« Dans la nature une sorte d’art est à l’œuvre, une sorte de capacité technique orientée qui travaille la matière du dedans.  »
Aristote

Dans son commentaire de ce texte d’Aristote, Hubert Reeves interroge :

« Qui dit mieux ? » (51)

Vingt trois siècles plus tard, dans la « Critique de la Raison pure », Kant reprendra le même thème : « Ce schématisme  de notre entendement, relativement aux phénomènes et à leur simple forme, est un art caché dans les profondeurs de l’âme humaine et dont il sera toujours difficile d’arracher le vrai mécanisme à la nature, pour l’exposer à découvert devant les yeux.  » (52)

« Das ist das Problem » dont la solution philosophique (conceptuelle) impliquait l’invention d’un nouveau paradigme de la pensée humaine au-delà de celui- idéaliste transcendantal- dans lequel la plupart des penseurs occidentaux, d’Aristote à Husserl, restèrent enfermés !

En un mot, et pour reprendre encore une expression d’Edgar Morin, c’est la « condition humaine » qui est à repenser !

Cette « sorte d’art », cette « capacité technique » dont parle Aristote, ce « vrai mécanisme de la nature » que recherche Kant «pour l’exposer à découvert devant les yeux », comme ils s’éclairent aujourd’hui d’une lumière nouvelle quand on apprend avec les sciences de notre temps que « la condition humaine s’est auto-produite par le développement de l’outil, la domestication du feu, l’émergence du langage à double articulation, et enfin le surgissement du mythe et de l’imaginaire… » (53)  ; quand on découvre que « désormais le concept d’homme (est) à double entrée : une entrée bio-physique, une entrée psycho-culturelle, les deux entrées se renvoyant l’une à l’autre ; quand on s’émerveille de constater qu’ « à la façon d’un point d’hologramme, nous portons au sein de notre singularité, non seulement toute l’humanité, toute la vie, mais aussi presque tout le cosmos, y compris son mystère qui gît sans doute au fond de la nature humaine.  » (54)

On comprend mieux alors que le transcendantal deleuzien ne puisse se constituer qu’ « en intégrant une dimension essentiellement instrumentale », qu’ « un instrument [soit] comme fiché dans le transcendantal.  » (55)

Empirique, coalescent au plan d’immanence, il implique, dans sa nature même, un processus d’auto- production, d’auto-organisation, d’auto-création, un « art caché » qui, au-delà d’Aristote et de Kant, se manifeste aujourd’hui d’une manière beaucoup moins mystérieuse. Non plus comme ontologie abstraite d’un savoir, mais bien comme « savoir ontologique », pour reprendre l’expression déjà citée de Francisco Varela !

Véritable révolution épistémologique à la portée philosophico-esthétique immense !

 Car ce qu’il s’agit maintenant de penser c’est la façon dont cet « instrument » que Deleuze dit « fiché » dans le transcendantal, y « déploie sa nature transcendantale dans son affinité avec un phylum technique », (56) ou, pour mieux préciser, la façon dont ma propre singularité porte en elle « presque tout le cosmos, y compris son mystère » !

Evidemment, cette « façon » relève d’un autre type de pensée où « le virtuel possède une pleine réalité, en tant que virtuel » (56) , où s’instaure, au-delà de la dialectique elle-même encore tout empreinte de positivisme, une dialogique, un monde « à deux foyers virtuels », une « causalité en boucle récursive » où l’actuel répond au virtuel alors que dans le paradigme précédent, le réel ne faisait que ressembler au possible !

Cette distinction paradigmatique est capitale !

Avec elle nous passons d’un univers de la simple sélection ou reconstitution d’une forme (type « démon de Maxwell » échangeant des molécules entre une enceinte chaude et une enceinte froide) , à un univers de l’invention et de la création de la forme !

« L’actualisation, écrit Pierre Lévy, invente une solution au problème posé par le virtuel. Ce faisant, elle ne se contente pas de reconstituer des ressources, ni de mettre une forme à la disposition d’un mécanisme de réalisation. Non : l’actualisation invente une forme. Elle crée une information radicalement nouvelle. Nous disposons la causalité efficiente du côté de l’actualisation parce que l’ouvrier, le sculpteur, le démiurge, s’il est un être vivant et pensant, ne se réduit jamais à un simple exécutant : il interprète, il improvise, il résout les problèmes. Par de-là la pente de l’entropie(réalisation) et son retour en amont (potentialisation) , le temps créatif de l’actualisation dessine une histoire, il donne à lire une aventure du sens constamment remise en jeu.  » (57)

On comprend mieux maintenant où s’origine et comment se redéfinit la subjectivité.

Ontologiquement liée au concept clé de virtuel, elle ne peut être que d’essence relationnelle et s’inscrire dans le processus problématique du «  questionnement/réponse » par opposition au « modèle/ressemblance » de la tradition idéaliste platonicienne !

C’est un paradoxe non pas à cultiver, mais à faire fonctionner à partir d’un plan d’immanence bien défini et d’un ensemble de situations concrètes. C’est toujours dans une formation historique que se manifeste ma singularité transcendantale, ma véritable identité en tant qu’ « événement » !

Après Foucault, Gilles Deleuze appellera ce nouveau statut  du sujet : processus d’individuation ou de subjectivation. Nous lui consacrons le paragraphe suivant.

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L’identité paradoxale de l’homme

« Nos œuvres vivent loin de nous dans leurs vergers d’éclairs.
Et nous n’avons de rang parmi Les hommes de l’instant.  »
Saint-John Perse
« Chronique »

 

« Après avoir établi ces choses, je croyais entrer dans le port, mais lorsque je me suis mis à méditer sur l’union de l’âme avec le corps, je fus comme rejeté en pleine mer.  »
                          Leibniz

 

  « Les philosophes, écrit Gilles Deleuze, ont généralement leur philosophie pour personnalité involontaire, la troisième personne. Ceux qui ont rencontré Foucault, ce qui les frappait, c’était les yeux, la voix, et une stature droite entre les deux. Des éclairs et scintillements, des énoncés qui s’arrachaient aux mots, même le rire de Foucault était un énoncé. Et qu’il y ait disjonction entre la voix et le dire, que les deux soient séparés par un écart, une distance irréductible, signifie seulement ceci : on ne résoudra pas le problème de la connaissance (ou plutôt du « savoir ») en invoquant une correspondance, ni une conformité. Il faudra chercher ailleurs la raison qui les entrecroise et les tisse l’ « un à l’autre.  » (58)

 Quelle chose extraordinaire – quel « événement » ! - que de voir le scientifique rejoindre le philosophe dans cette question cruciale de l’identité !

Dans la Préface de « Oiseaux, merveilleux oiseaux… », Hubert Reeves écrit : « Je m’entends dire :

« Je suis en vie !  » Ici, pas de séparation métaphysique entre le « je » qui parle et l’univers qui l’habite, entre la vie de celui qui parle et la « vie » de l’univers qu’il appellera plus loin « levain cosmique présent en chacun de nous » (« faute, ajoute-t-il, d’un meilleur terme ») . Peut-être appel indirect au philosophe pour la formulation plus précise du concept, lequel philosophe pointera immédiatement dans cette « intense émotion » (59) , l’ «événement » deleuzien – ou « l’énoncé »- cœur épistémologique de « Logique du sens » et de « Différence et répétition ».

Dans « Qu’est-ce que la philoosophie ? », résumant en une formule clé l’essentiel de sa pensée, Gilles Deleuze écrit : « le problème de la pensée, c’est la vitesse infinie » ! (60)

Et il précise que c’est effectivement cela que « la pensée peut revendiquer en droit » (61) comme sa véritable « image ». Il écrit : « La pensée revendique « seulement »   le mouvement qui peut être porté à l’infini. Ce que la pensée revendique en droit, ce qu’elle sélectionne, c’est le mouvement infini ou le mouvement de l’infini. C’est lui qui constitue l’image de la pensée.  » (62)

Voilà la vraie réponse à la perplexité de Husserl : « Das ist das Problem » !

C’est l' « événement » qui constitue en même temps que le « cœur » dela pensée, le « cœur » du sujet, plus précisément du processus de « subjectivation » ou d’ »individuation » !

Paradoxe de ce processus : « adéquat à l’Aiôn tout entier » l’événement fulgure comme formation historique bien précise, « lieu » d’accouplement de « l’élément virtuel et de l’élément réel.  »

« Intempestif » de Nietszche, « Internel » de Péguy, « Actuel » de Foucault !

Il n’est pas un « état de choses », il s’actualise dans un état de choses, dans un corps, dans un vécu, mais il a une part ombrageuse et secrète qui ne cesse de se soustraire ou de s’ajouter à son actualisation… » (63)

Kant, évoquant le transcendantal dans la « Critique de la Raison pure », pointait déjà ce pays « entouré d’un océan vaste et orageux » (64)  dans lequel « il faut prendre fermement pied.  »

Je suis donc à la fois « état de choses », « corps », « vécu » et « part ombrageuse et secrète », actualisation qui « a gagné ou gardé le mouvement infini » de l’événement !

Identité paradoxale de l’empirisme transcendantal qui, du temps le plus vécu, le plus historiquement concret, fait une création transhistorique, philosophique, conférant tout son sens à l’expression de Deleuze : « L’expérience n’est pas historique, elle est philosophique » !

J’émerge du temps, mais du temps transcendantal, non plus comme être subjectif, « sujet » clôturé dans les « a priori » idéels des diverses formes de philosophie classique, mais comme « production de subjectivité » (65) , processus transhistorique, trans-objectif, de création de soi.

Se référant à Foucault, Gilles Deleuze écrit dans « Pourparlers » :

                                                                 « Ce que dit Foucault, c’est que nous ne pouvons éviter la mort et la folie que si nous faisons de l’existence un « mode », un art…Il n’y a pas de sujet, mais une production de subjectivité : la subjectivité est à produire quand l’heure est venue…L’heure est venue quand nous avons franchi les étapes du savoir et du pouvoir, ce sont ces étapes qui nous forcent à poser la nouvelle question, on ne pouvait pas la poser auparavant.  » (66)

Quant aux « processus de subjectivation », ils sont extrêmement divers au cours de l’histoire. Foucault décrit les grecs, Renan les chrétiens…Ce qui compte…c’est que la subjectivation se distingue de toute morale, de tout code moral : elle est éthique et esthétique, par opposition à la morale qui participe du savoir et du pouvoir.  » Voilà bien précisée la Pensée de Pascal d’après laquelle : « La vraie morale se moque de la morale » !

Alors mon identité événementielle ne s’inscrit plus seulement dans le « temps à venir », mais selon l’expression d’Ilya Prigogine dans le « temps à devenir » que Deleuze interprètera philosophiquement comme un « futur » événementiel qui n’est jamais le produit d’une simple « composition empirique » du temps, mais, toujours selon la pensée de Deleuze, le « pli » transcendantal qui permet l’interférence avec un infini !

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Dans « Les Origines de la Géométrie » (67) , Michel Serres illustre ce point essentiel par référence au ruban de Möbius :

                                « Se ferme l’immense parenthèse de trois millénaires où les objets souffrirent de leur séparation d’avec les sujets-hommes dont le narcissisme les fit se croire d’une espèce différente, étrangère, divine, mécontente, exceptionnelle, niante et méchante. Les chemins divers du local vers le global composent, à eux tous, un ruban de Möbius le long duquel nous ne pouvons plus décider où ni qui sont les sujets ou les objets, bande sur laquelle l’apeiron, invisiblement, se voit : la distinction elle-même a perdu sa pertinence.

Nous devenons les objets des sciences en même temps que nous améliorons notre statut de sujets ; le monde entier devient sujet en même temps qu’il intègre les objets. Jamais plus nous ne pourrons intervenir sur ce qu’on peut commencer à nommer l’univers, sans le faire sur l’espèce humaine, jamais plus nous ne déciderons sur elle sans qu’il s’en affecte…Un même ruban de Möbius, où un autre ou le même « apeiron » se remarque et se cache, relie le savoir…Ce nouveau savoir rompt avec la philosophie récente, issue de la scolastique médiévale et de Descartes, fondée sur la distinction sujet/objet… » (68)

Alors, à la suite des Grecs qui avaient si bien su relier la « poïésis », la « tekné » et la « praxis », nous inventons, mais avec d’autres moyens, le mode d’existence esthétique qui définit la « subjectivation ». Mais cette fois-ci, la « formation historique » en germe dans ce tout début de Millénaire implique un transcendantal inédit par rapport à toutes les époques antérieures.

Toutes les révolutions du XXe siècle visaient à changer de système économique et politique alors que le vrai problème était celui d’un « changement d’ère » (69) avec tout ce qu’un tel concept implique de changements culturels, de réformes profondes dans la pensée elle-même !

Jamais peut-être époque ne laissa « se creuser » un fossé aussi profond « entre la réflexion scientifique authentique et ce qui en est perçu par la plupart des citoyens », écrit Albert Jacquard. Cette incompréhension est d’autant plus profonde que la façon dont les scientifiques regardent l’univers s’est modifiée avec une rapidité dont il n’y a sans doute aucun exemple dans l’histoire.  » (70)

La « poïésis » prend alors une place inédite dans l’ensemble des activités et des démarches humaines.

« Le « poïétique » exprime alors la dimension inventive et productrice du travail, mais à la condition qu’à la fabrication du produit s’ajoute « la production de soi » : je me produis comme être humain singulier à travers ce que je fais, si bien que mon œuvre est une manière de dire ce dont je me rends capable dès lors que je suis libre de la réaliser…l’instant « poïétique » fait coïncider la personnalité du producteur et le dévoilement de quelque chose qui n’était pas là… » (71)

« Das ist das Problem », pourrions- nous dire pour conclure ce travail en prolongeant jusqu’au plan économico-politique contemporain la réflexion que depuis le début elle suscite.

« L’art et la philosophie se rejoignent sur ce point, écrit Gilles Deleuze, la constitution d’une terre et d’un peuple qui manquent, comme corrélat de la création…Ce peuple et cette terre ne se trouveront pas dans nos démocraties. Les démocraties sont des majorités, mais un devenir est par nature ce qui se soustrait toujours de la majorité.  » (72)

Et c’est ce « dévoilement de quelque chose qui n’est pas là », cette « production de soi », ce processus de subjectivation qui peut aujourd’hui se réaliser pour la première fois dans l’histoire dans un contexte socio-culturel radicalement renouvelé !

« L’heure est venue », très certainement, comme l’écrit encore Deleuze dans « Pourparlers » parce que nous avons aujourd’hui la possibilité de franchir « les étapes du savoir et du pouvoir » (73) (du savoir positif s’entend jusqu’à ce jour intimement lié au pouvoir, celui que Paul Valéry qualifiait de « funeste cadeau de la science positive que l’Europe a léguée au monde ») .

Et c’est là que réside l’espoir non pas seulement de sortie de crise, mais de l’émergence d’un autre type de pensée au sens de « réforme de la pensée » selon Edgar Morin, partant d’un autre type d’homme comme cela s’est produit maintes fois dans l’Evolution (paléolithique, néolithique, etc…) .

Pour comprendre les tragédies du siècle et, du même mouvement, son devenir, ses possibles, c’est à cette échelle qu’il nous faut penser ! « Enfin, si tu détruis, que ce soit avec des outils nuptiaux », nous dit René Char(74) . Tout est politique parce ce que tout n’est pas politique, et voilà pourquoi je fais absolument mien le paradoxe dialogique de Michel Serres : « Il ne dépend plus de nous que tout dépende de nous » ! Ne s’en offusqueront que ceux dont le narcissisme résiduel les amène à se croire par rapport aux objets – à l’Objet-monde- « d’une espèce différente, étrangère, divine, niante et méchante.  »

Car à moins de retourner à l’une des multiples variantes des métaphysiques du Mal, il nous faut découvrir dans l’empirisme historique lui-même de notre époque, dans notre temps historique, le nouveau transcendantal annonciateur du futur, précurseur, le nouveau « champ transcendantal » post-kantien, non dénaturé où s’engendre l’ « événement » !

Ainsi pourrait prendre tout son sens l’injonction de Lautréamont : « La poésie doit avoir pour but la vérité pratique » !

Cette  vérité pratique « disloquée » par le poïétique pourrait coïncider ainsi avec la réalité de demain que René Char annonce dans son « Prométhée saxifrage » :

 « Dieu avait trop puissamment vécu parmi nous. Nous ne savions plus nous lever et partir. Les étoiles sont mortes dans nos yeux, qui furent souveraines dans son regard .  » (75)

Gilles Deleuze appellera cette nouvelle esthétique « apodictique » (étymologiquement : « qui démontre ») parce qu’avec Pierre Lévy nous dirons que ce « nouveau type d’artiste…ne raconte pas d’histoire. C’est un architecte de l’espace des événements, un ingénieur de mondes pour des milliards d’histoires à venir. Il sculpte à même le virtuel.  » (76)

L’esthétique apodictique n’est pas construite sur la mort de l’homme mais bien sur celle d’un certain type d’homme, d’un certain type de pensée, d’un certain type de Beauté que le Poète avait déjà tués dès les premières lignes d’ « Une Saison en Enfer » .

Elle tend à «  poursuivre et à promouvoir, à notre petite échelle et pendant notre brève existence, la merveilleuse odyssée de la complexité cosmique.  » (77)

Elle met l’art, c’est à dire la création au cœur même de notre vie, en fait la texture de notre existence, la vraie « Forme » de la condition humaine !

Universel ruban de Möbius, elle est cette « ligne » que Michel Foucault faisait déjà courir entre lui et le pouvoir, celle-là même qui rejetait sans cesse Leibniz « en pleine mer » quand il pensait toucher le port !

C’est la ligne même de la pensée « ligne de sorcière », « chaque fois que nous pensons avec assez de vertige ou que nous vivons avec assez de force…c’est la ligne du Dehors. Le Dehors, chez Foucault comme chez Blanchot, c’est ce qui est plus lointain que tout monde extérieur. Du coup, c’est aussi bien « ce qui est plus proche que tout monde intérieur.  »[La pensée] vient de ce Dehors, et y retourne, elle consiste à l’affronter. La ligne du Dehors c’est notre double, avec toute l’altérité du double.  » (78) Et notre genèse est toujours une hétérogenèse !

Voilà ce que Gilles Deleuze appelle « le geste suprême de la philosophie » (79) . Et je me permets de reproduire in extenso le paragraphe « sublime » (au sens étymologique : sub limine = sous le seuil) qui l’illustre magnifiquement :

                                             Le  « geste suprême de la philosophie » ?Deleuze de préciser encore : « non pas tant penser Le plan d’immanence, mais montrer qu’il est là, non pensé dans chaque plan. Le penser de cette manière-là comme le dehors et le dedans de la pensée, le dehors non extérieur ou le dedans non intérieur. Ce qui ne peut pas être pensé, et pourtant doit être pensé, cela fut pensé une fois, comme le Christ s’est incarné une fois, pour montrer cette fois la possibilité de l’impossible. Aussi Spinoza est-il le Christ des philosophes, et les plus grands philosophes ne sont guère que des apôtres, qui s’éloignent ou se rapprochent de ce mystère. Spinoza, le devenir-philosophe infini. Il a montré, dressé, pensé le plan d’immanence le « meilleur », c’est à dire le plus pur, celui qui ne se donne pas au transcendant, celui qui inspire le moins d’illusions, de mauvais sentiments et de perceptions erronées… » (80)

 

Et voilà la réponse à l’interrogation historique qui va d’Aristote à Husserl via Emmanuel Kant, la découverte de cet « art caché » qui consiste, selon la splendide formule de Pierre Lévy « à machiner un dispositif permettant à la part encore muette de la créativité cosmique de faire entendre son propre chant.  » (81)

C’est peut-être Baudelaire qui a le mieux accompli cette métamorphose de la pensée moderne entre deux éditions des « Fleurs du Mal ». Dans le texte de 1861 il chante « …la forme et l’essence divine De mes amours décomposés.  »

Formules platoniciennes s’il en est !

 Mais dans le « Projet d’Epilogue pour la seconde édition des Fleurs du Mal », s’adressant à sa « très belle », à sa « charmante », il invoque « ……………… ;Ton goût de l’infini Qui partout, dans le mal lui-même, se proclame.  »

n’hésitant pas à lier cette fois la beauté et l’éthique dans des vers que Rimbaud lui-même aurait fort bien pu écrire
« Ô vous, soyez témoins que j’ai fait mon devoir
Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte
Car j’ai de chaque chose extrait la quintessence
Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or »

Le Poète fait mieux ici que de décrire les structures conceptuelles de l’ « empirisme transcendantal » pourtant à l’œuvre dans sa démarche spécifique.

Par la seule magie de l’art, nous comprenons enfin que la vieille ontologie de la connaissance s’est transformée en connaissance ontologique et que, contrairement à ce qu’écrivait Jacques Monod dans « Le Hasard et la Nécessité », l’homme n’est pas seul face à un univers qui l’ignore : il  est dedans et l’univers est en lui dans une « coalescence » aux résonances infinies !

Ce qui me permet maintenant de donner sa véritable écriture philosophique à la formule célèbre d’Ilya Prigogine d’ailleurs affectée aujourd’hui d’un point d’interrogation(82) alors qu’elle était affirmative dans son livre précédent « Entre le Temps et l’Eternité » (83)  : »Le temps précède l’existence » !

Nous lirons désormais : « Le temps transcendantal tr averse l’existence empirique » qui manifeste ainsi toute la richesse de son devenir intempestif !

Ce sera la découverte décisive du IIIe Millénaire à travers l’indispensable « réforme de la pensée » condition sine qua non d’un nouveau départ de l’Humanité !

Oui, « une fulguration s’est produite qui portera le nom de Deleuze(…) La pensée de nouveau est possible… » (84) Henri CALLAT

Une révolution épistémologique

« Nos équations semblent plus intelligentes que nous.  »
Maxwell

« Ce sont là les questions les plus fondamentales qui se posent à la civilisation occidentale et qui trouveront une réponse au millénaire futur.  »
                                     Michel Cassé
                          « Du vide et de la création »

Les apories auxquelles se heurte la démarche scientifique et que seule transcende la puissance d’une vision poétique, condamnent-elles le scientifique à l’agnosticisme définitif de ces interrogations : « Mais qu’est-ce donc au juste qu’un univers sans celui qui le pense ? Sans pensée est-il pensable ? Amoureux du cercle, nous raisonnons en cercle. Que puis-je appeler univers ? Le débat risque de tourner à la pure sémantique, et je l’esquive sur l’instant.  » (   )

Ce que refusera toujours de faire le philosophe pour la raison que voici : un univers sans celui qui le pense n’a strictement aucun sens, mais à partir du moment où quelqu’un le pense, c’est à dire à partir du moment humain de l’Evolution, la question de l’existence –la question ontologique – change complètement de sens !

« Après avoir établi ces choses, écrit Leibniz, je croyais entrer dansle port, mais…je fus comme rejeté en pleine mer.  » Cette métaphore est hautement philosophique. Elle signifie que les « choses » ne sont jamais définitivement « établies », et que c’est là très précisément, que se situe la « condition humaine » !

De ce point de vue, la question elle aussi leibnizienne : « Pourquoi y a-t-il de l’être plutôt que rien ? », est un véritable coup de force intellectuel qui suppose que celui qui la pose échappe à cet »être » ou à ce « rien » qu’il prétend juger à partir d’un « ailleurs » qui leur serait totalement et radicalement étranger. On ne peut pas mieux définir la métaphysique !

Depuis que l’homme est apparu, il n’y a pas d’univers sans celui qui le pense, l’existence de l’un étant « coalescente » à l’existence de l’autre !

Michel Serres l’écrit magnifiquement dans « Les Origines de la Géométrie » (   )  après une longue méditation sur l’ « apeiron » d’Anaximandre (je rappelle le début de la citation)  : «  Se ferme alors l’immense parenthèse de trois millénaires où les objets souffrirent de leur séparation d’avec les sujets-hommes…Ce nouveau savoir rompt avec la philosophie récente, issue de la scolastique médiévale et de Descartes… » (   )

Pourquoi donc le scientifique moderne se tient-il, la plupart du temps, en-deça de ce « nouveau savoir » sinon parce qu’il identifie toujours sa démarche faite d’équations et de fonctions avec la pensée proprement dite autorisant de ce point de vue Heidegger à dire que « la science ne pense pas » ?

« La confusion du concept avec la fonction est ruineuse » (   ) , nous dit Gilles Deleuze, essentiellement parce qu’elle fait apparaître trois confusions majeures :

1)       L’identification abusive de la proposition scientifique au concept.

2)       Le remplacement du concept philosophique par une formule (ou un ensemble de formules) purement logiques (confusion déjà signalée entre la « référence » de la fonction et la « consistance » du concept) .

3)       La réduction du concept philosophique à «  une part réduite ou dégénérée qu’il se taille dans le domaine de l’opinion » (   ) .

Bref, pour la plupart des scientifiques, la « philosophie » est toujours affaire d’opinions dans un labyrinthe de systèmes  et ne saurait rivaliser en aucun cas avec l’objectivité, la précision, la pertinence cognitive de la science !

« Mais qu’est-ce donc au juste qu’un univers sans celui qui le pense ? Sans pensée est-il « pensable ? », demande quand même le scientifique en dernière analyse, comme si sa propre pensée ne suffisait pas à définir la pensée humaine !

En osant ainsi poser ces questions, Michel Cassé ne fait que renouer avec la vieille tradition qui ne connaissait que des savants, c’est à dire des scientifiques-philosophes, hommes de savoir et de culture pour qui la pensée ne se réduisait jamais à un ensemble de formules seulement référencées à l’univers « objectif », mais qui incluait toujours, dans son fonctionnement, la subjectivité de « celui qui pense » !

Comme l’écrit tout récemment Jean-Marc Lévy-Leblond, l’esprit connaissant «  est celui d’humains vivant en des sociétés particulières qui fournissent le cadre où se déroule le processus de connaissance, détermination qui à la fois permet et contraint la recherche de savoir.  » (   )

Ici réside le véritable inconscient paradigmatique de la sciencecontemporaine qui porte moins sur la question des « limites de la connaissance scientifique » que sur celle de « la connaissance des limites de la science.  » (   )

Alors des dimensions autres que purement logiques acquièrent droit de cité dans une pensée humaine authentique. Ce sont elles qu’il va falloir apprendre à modéliser d’une manière complexe et rationnellement cohérente, véritable défi du XXIe siècle, « événement »/avènement d’une pensée humaine enfin devenue possible !

Les apories auxquelles se trouvent aujourd’hui confrontés les scientifiques ne trouvent évidemment pas de réponse logique à un problème toujours posé en termes disjonctifs, dualistes :

sujet/objet, moi/le monde, immanent/transcendant, etc…

Et les voici jetant l’éponge de la pensée, comme le fait très honnêtement Michel Cassé :  « Le débat risque de tourner à la pure sémantique, et je l’esquive sur l’instant»…au moment même où s’ouvre devant eux cet « infini spatial [qui] se double d’un infini de possibilités…Ce vide épanoui, négation de l’abîme horriblement béant…justifié théoriquement par tous les moyens dialectiques que la physique met à notre disposition (...) au moment même où la pensée de Pascal trouve dans la science son renversement épistémologique : « Le  silence éternel des espaces infinis m’effraie » devenue : Le silence éternel des espaces infinis me crée !

Car la pensée heureusement, ne se réduit pas à une «  pure sémantique » : sa dimension philosophique sait la transformer en « événement », c’est à dire la faire passer d’une démarche de pure « référence » spéculative  (le « désert des équations », selon l’expression même de Michel Cassé) à la « consistance » du concept !

« Nos équations semblent plus intelligentes que nous », avait raison de dire Maxwell parce que le cerveau qui les pense et la main qui les écrit constituent l’ « événement » le plus grandiose qui se soit jamais produit dans le temps, lequel « est créateur ou il n’est rien » (  )

Henri CALLAT 

Bibliographie

(1)    Husserl. « Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps ». § 31 p. 84

                    (Husserliana, X. p. 64)

(2)    Husserl. Op cit…,

(3)    Gilles Deleuze. « Différence et Répétition ». p. 12O

(4)    C. Lévi-Strauss. « Le totémisme aujourd’hui ». p. 115

(5)    Bruno Paradis. « Schémas du temps et philosophie transcendantale ». in « Philosophie » n°47 . Ed de Minuit. pp. 15 et 16

(6)    Bruno Paradis. op cit…, p. 16

(7)    Bruno Paradis. op cit…, p. 16

(8)    Gilles Deleuze. « Qu’est-ce que la Philosophie ? ». Ed de Minuit. 1991. pp. 191, 192

(9)    Gilles Deleuze. op cit…, p. 141

(10) Gilles Deleuze. op cit…, p. 47

(11) Gilles Deleuze. op cit…, p. 48

(12) Gilles Deleuze. op cit…, p. 141

(13) Gilles Deleuze. op cit…, p. 141

(14) Gilles Deleuze op cit…, p. 142

(15) Gilles Deleuze. op cit…, p. 142

II

(16) Bruno Paradis. op cit…, p. 18

(17) Bruno Paradis. op cit…, pp. 14 –18

(18) Bruno Paradis. op cit…, p. 15

(19) Bruno Paradis. op cit…, 18, 19

(2O) Bruno Paradis. op cit…, p. 19

(21) Gilles Deleuze. « Philosophie » n°47. op cit…, « L’immanence : une vie… ». p. 4

(22) Gilles Deleuze. op cit…, p. 3

(23) Gilles Deleuze. op cit…, p. 6

(24) Gilles Deleuze. « Qu’est-ce que la philosophie ? ». op cit…, p. 41

(25) Bruno Paradis. « Philosophie ». n°47. op cit…, p. 24

(26) Bruno Paradis. op cit…, p. 24

(27) Michel Serres. « Les Origines de la Géométrie ». Flammarion. 1993. pp. 1O9, 11O

(28) Maître Ekard. (vers I325)  : « L’âme juste se tient auprès de Dieu, à égalité avec Lui, absolument égale à Lui.  »

(29) Paul Valéry. Cité par Jean-Louis Le Moigne in « Relier les connaissances ». Seuil. 1999

        « Complexité et système ». p. 435

III

(3O) Bruno Paradis. « Philosophie » n°47. op cit…, p. 16

(31) Francisco Varela. « Connaîtr » . Seuil. 1989. p. 99

(32) Gilles Deleuze. « Différence et Répétition ». p. 8O

(33) Heidegger. cité par Gilles Deleuze in « Pourparlers ». éd de Minuit. 199O. p. 146

(34) Bruno Paradis. op cit…, p. 17

(35) Francisco Varela. « Connaître ». op cit…, pp. 1O7, 1O8

(36) Jean Le Rohellec et Bénédicte Prévost in « Le Monde » (12/O8/2OOO)

(37) Arthur Rimbaud. « Une Saison en Enfer »

IV

(38) Edgar Morin. « La tête bien faite ». Seuil. 1999. p. 154

(39) Gilles Deleuze dans « Logique du sens » p. 79 et Bruno Paradis, op cit…, p. 24

        (Le terme grec « Aiôn » voisin de « apeiron » utilisé  par Michel Serres dans « Les

          Origines de la Géométrie », signifie « ce qui existe de toute éternité, entité divine ».

           Michel Serres lui préfère « apeiron » utilisé par Anaximandre : « sans fin, sans Limite…)

(4O) Bruno Paradis. op cit…, p. 21

(41) Bruno Paradis. p. 21

(42) Bruno Paradis. p. 24

(43) Gilles Deleuze. « Qu’est-ce que la Philosophie ? ». op cit…, p. 45

(44) Gilles Deleuze. op cit…, p. 44

(45) Gilles Deleuze. op cit…, p. 5O

(46) Gilles Deleuze. « Pourparlers ». op cit…, pp. 79, 8O

(47) Michel Serres. « Eclaircissements ». ed François Bourin. 1992. pp. 156, 157

(48) Hubert Reeves. « Oiseaux, merveilleux oiseaux… ». Seuil. 1998. p. 1O

(49) Hubert Reeves. op cit…, p. 231

(5O) Hubert Reeves. op cit…, p. 231

V

(51) Hubert Reeves. « Oiseaux, merveilleux oiseaux… ». op cit…, p. 229

(52) Kant. « Critique de la Raison pure ». (cité par Bruno Paradis in « Schémas du temps et philosophie transcendantale ». op cit…, p. 26)

  (53) Edgar Morin. « La tête bien faite ». op cit…, p. 43

  (54) Edgar Morin. op cit…, p. 44

  (55) Bruno Paradis. op cit…, p. 26

  (56) Bruno Paradis. op cit…, p. 26

  (57) Pierre Lévy. « Qu’est-ce que le virtuel ? ». éd La Découverte/poche. 1998. p. 137

VI

(58) Gilles Deleuze. «Pourparlers ». op cit…, p. 132

(59) Hubert Reeves. op cit…, p. 1O

(6O) Gilles Deleuze. « Qu’est-ce que la philosophie ? » op cit(…, p. 38

(61) Gilles Deleuze. op cit…, p. 4O

(62) Gilles Deleuze. op cit…, p. 4O

(63) Gilles Deleuze. op cit…, pp. 147, 148

(64) Kant. « Critique de la raison pure » (citée dans « Schémas du temps et philosophie transcendantale ». op cit…, p. 11

(65) Gilles Deleuze. « Pourparlers ». op cit…, p. 154

(66) Gilles Deleuze. op cit…, p. 154

(67) Michel Serres. « Les Origines de la Géométrie ». op cit…, p. 1O4

(68) Michel Serres. Op Cit…, pp 1O4 et 1O5

(69) Jacques Robin. « Changer d’ére ». ed Seuil. 1989

(7O) Albert Jacquard. « Les scientifiques parlent ». Hachette. 1987. p. 14

(71) Yovan Gilles et Christopher Yggdre in « Tranversales Science/culture ». n°64. Juillet/août 2OOO. « Politique du poétique : art, culture et show-business ». pp. 12 et 13

(72) Gilles Deleuze. « Qu’est-ce que la philosophie ? » op cit. p. 1O4

(73) Gilles Deleuze. « Pourparlers ». op cit…, p. 154

(74) René Char. « Les Matinaux ». « Rougeur des Matinaux », XXVII, p. 335. Œuvres complètes. Bibliothèque de la Pléiade.

(75) René Char. « Pour un Prométhée saxifrage ». Œuvres complètes. Pléiade. Gallimard. p. 399

(76) Pierre Lévy. « Qu’est-ce que le virtuel ? » op cit…, p. 145

(77) Hubert Reeves. « Oiseaux, merveilleux oiseaux… ». op cit…, p. 231

(78) Gilles Deleuze. « Pourparlers ». op cit…, pp. 149 et 15O

(79) , (8O) Gilles Deleuze. « Qu’est-ce que la philosophie ? » op cit…, p. 59

(81) Pierre Lévy. op cit…, p. 145

(82) Ilya Prigogine. « La fin des certitudes ». ed Odile Jacob. 1996. chap. VIII. p. 189

(83) Ilya Prigogine et Isabelle Stengers. « Entre le temps et l’éternité ». ed Fayard. 1988. p. 166

(84) Michel Foucault. « Critique ». 197O

VII

(85) Michel Cassé.  »Du Vide et de la Création ». ed Odile Jacob. 1993. p. 2O8

(86) Michel Serres.  « Les Origines de la Géométrie ». op cit…, pp. 1O4 et 1O5

(87) Gilles Deleuze. « Qu’est-ce que la philosophie ? » op cit…, pp. 142 et 143

(88) Jean-Marc Lévy-Leblond. « L’université de tous les savoirs » in « Le Monde »        (15/O8/2OOO)

(89) Jean-Marc Lévy-Leblond. Op cit…,

(9O) Michel Cassé. Op cit…, p. 2O8

(91) Henri Bergson. « L’Evolution créatrice »

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