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Musique, fait social et complexité :

quelques suggestions...

par Marc Signorile

« L’organisation, la chose organisée, l’action d’organiser et son résultat sont inséparables »1.

Paul Valéry.

« Le fait nouveau, et de conséquences incalculables pour l’avenir, est que la réflexion épistémologique surgit de plus en plus " l'intérieur même des sciences, (...) parce que (...) il devient nécessaire de soumettre " une critique rétroactive les concepts, méthodes ou principes utilisés jusque-l" de manière " déterminer leur valeur épistémologique elle-même. En de tels cas, la critique épistémologique cesse de constituer une simple réflexion sur la science : elle devient alors instrument du progrès scientifique en tantqu’organisation intérieure des fondements etsurtout en tant qu’élaborée par ceux-là même qui utiliseront ces fondements et qui savent donc de quoi ils ont besoin »2

Jean Piaget

L’approfondissement de la signification de l’objet ou du fait musical au travers de ses multiples énonciations et de sa réalité anthropologique, a de tout temps donné lieu à de multiples questionnements. Deux orientations explicatives apparaissent très tôt, qui vont filigraner jusqu'" nos jours les spéculations sur la musique. D'une part, le principe de l'harmonie des sphères - initié par Pythagore, repris par Platon, et transmis par les néopythagoriciens (100av.-100) puis par les néoplatoniciens (IIIème et IVème siècles - qui fait reposer la théorie musicale sur une cosmologie, tempérée par la vision augustinienne qui fait de la musique un don que Dieu accorde " l'homme tout en réservant son usage " sa propre louange. Ce principe va séduire toute la scolastique du Moyen-Age et situer pour longtemps les spéculations relatives au champ musical dans un domaine voisin des mathématiques. D'autre part, ce mouvement est rapidement contrebalancé par la conception aristotélicienne, critique " l'égard des théories pythagoriciennes, et qui situe la musique dans le cadre de la théorie des affects. Cette approche, " laquelle Thomas d'Aquin sera sensible au XIII° siècle, conduit évidemment à rendre compte des effets de la musique sur l’homme et introduit une dimension anthropologique déterminante.

La spécificité et la complexité de l’objet musical - qui présente un aspect non immédiatement explicite et opère des synthèses inédites difficilement traduisibles par l'expression conceptuelle habituelle - jouent probablement un rôle dans cette approche incertaine. Pour Kant, la musique est "l'art qui se rapproche le plus des arts de la parole et qui peut très naturellement leur être uni. (Bien qu’elle) ne parle que par pures sensations sans concept et par conséquent ne laisse point, comme la poésie, quelque chose à la réflexion » (Critique de la faculté de juger). Or le langage dit « musical » n’est évidemment pas un langage mais bien un vaste système sémiotique, hermétique, composé de nombreux sous-systèmes. Diderot et l'Alembert ne s'y étaient pas trompés : l'article « système » de l’Encyclopédie, qui compte une quarantaine de pages, réserve une grande place au système de notation musicale.

C’est ce type de système que Max Weber identifie, en 1920, comme « organisation rationnelle » valorisant la culture occidentale : « (...) la musique harmonique rationnelle - le contrepoint et l’harmonie d’accords ; la formation des tons " partir des trois triples accords et de la tierce harmonique ; notre chromatisme et notre enharmonie, interprétés non pas en termes de distances mais depuis la Renaissance, en termes d'harmonie rationnelle (...) tout cela ne s'est trouvé qu’en Occident »(Sociologie des religions). Les tenants de l’académisme ont souvent tenté de domestiquer la complexité de ce système sémiotique en instaurant des normes d’utilisation qui ne correspondaient à aucune réalité esthétique ni anthropologique4. La multiplication des modes d'expression, la relativité des cultures, la réflexion sur la notion de son, ont rendu ces normes caduques même si elles valent encore dans les processus d'apprentissage institutionnel. Cependant, si la modélisation des différents systèmes musicaux permet effectivement de décoder la structure cachée de l’oeuvre, elle ne la rend pas directement signifiante pour autant.

Or l’oeuvre musicale apparaît, prend forme, advient, dans une situation anthropologique qui en motive l’élaboration, et qui permet, par l'intermédiaire d'un travail d'exégèse, d'en décrypter le sens. Si l'oeuvre musicale possède une dynamique interne et une puissance qui lui permettent de se projeter hors d'elle-même et de générer un monde qui serait véritablement « la chose du texte », elle ne s’institue pas moins comme champ rhétorique fictionnel mais clairement référencé par son contexte de création. Envisagée dans le cadre de sa production, l’oeuvre peut alors délivrer sa signification. L’oeuvre singulière n'est finalement qu’un « propos » organisé par son créateur de façon à produire un « effet », corollaire de cette organisation, sur un groupe de spectateurs ou sur un auditoire déterminé.

La conception des oeuvres est donc généralement motivée par des circonstances « représentatives » très diverses. Celles-ci induisent une rhétorique de l’oeuvre qui relève de la logique argumentative, et ce souci d’argumentation se retrouve sur le plan de l’organisation de l'ensemble de l'oeuvre ainsi que sur ses figures plus particulières. Cet espace rhétorique est complexe en ce sens qu’il institue une multiplicité des niveaux de lecture de l’argumentation. L’exemple du Grand Opéra français du XIX° siècle, qui supporte des significations sociales, politiques et esthétiques très différentes en fonction de l'interprétation, de la lecture qui en est faite, mais également du contexte politique entourant les créations ou les recréations, et cela jusqu'" aboutir " une discursivité équivoque de l'oeuvre, est particulièrement probant.

D’autre part, la configuration discursive d’une oeuvre est souvent motivée par un souci d’ordre purement fonctionnel. C’est le cas, par exemple, des cantates de Bach ou des grands-motets versaillais, oeuvres de musique religieuse parfaitement fonctionnelles, c'est-"-dire occupant une fonction " la fois précise et irremplaçable au cours d'une cérémonie, elle-même participant d'un cadre social et politique plus global, et visant " transmettre un message - religieux autant que politique - qui soit explicite pour l'auditeur... L'auteur utilise donc la forme discursive qu'il évalue comme étant la plus adaptée pour répondre " une situation anthropologique au sein de laquelle il est vital - dans le cadre de sa propre stratégie sociale - de se positionner. Ce souci d’adaptation explique en partie la variabilité des formes en fonction du cadre anthropologique de création. Les exemples choisis concernant la musique vocale, il est bon de remarquer que celle-ci, bénéficiant d’un support texte, paraît a priori plus signifiante et se prête davantage au commentaire « explicatif » que la musique instrumentale.

Cependant, qu’elle soit vocale ou instrumentale, la musique relève d’une même réalité anthropologique, et le besoin de ramener le symbolique à l’intelligible, témoigne a contrario du pouvoir symbolique - et par là même social - du musical. L’approche de l'univers de la création musicale, des activités que la musique suscite et des réseaux de communication qu'elle engendre, permet ainsi d’échapper au dualisme simpliste opposant rationnel et irrationnel, intelligence et émotivité, concepts et affects. Le sens de l'objet musical - d'une oeuvre musicale - n'est pas donné d'emblée et ne peut finalement être cerné sur un mode relativement satisfaisant que par le biais d'une approche socio-historique comparative.

Edgard Morin souligne que « les règles/normes culturelles génèrent des processus sociaux et régènerent globalement la complexité sociale acquise par cette même culture. Ainsi la culture n’est ni “superstructure” ni “infrastructureÓ, ces termes étant impropres dans une organisation récursive o ce qui est produit et généré devient producteur et générateur de ce qui le produit ou le génère. Culture et société sont en relation génératrice mutuelle, et dans cette relation n’oublions pas les interactions entre individus qui sont eux-mêmes porteurs/transmetteurs de culture ; ces interactions régénèrent la société, laquelle régénère la culture »(La méthode, volume IV, Les Idées). Ainsi, si le fait, en lui-même, peut apparaître dépourvu de signification, en revanche, replacé dans un ensemble plus vaste, il se révèle d'une étonnante richesse. Une telle approche, plus qu'" établir un "état des lieux ", tente plutôt de "rendre compte ", de saisir dans leur complexité la diversité des activités de connaissance et de création selon une méthode pluridisciplinaire.

Ce type d’approche scientifique, à la fois organisée et organisante, réflexive et prospective, s’inscrit parfaitement dans le cadre de la science contemporaine davantage préoccupée par la production de connaissances-processus plutôt que par la découverte de savoirs stables. Cette complexité de la méthode amène " multiplier les exercices de modélisation auxquels nous invite sans cesse la recherche scientifique : modéliser des phénomènes que nous percevons complexes et pourtant intelligibles, comme un « système en général »(Jean-Louis Le Moigne, La théorie du système général, théorie de la modélisation), les actes de modélisation des connaissances et les actes de raisonnement sur et par ces systèmes demeurant inséparables. Edgar Morin appelle "méthode de complexité "(La méthode, tome 1, La nature de la nature) une méthode, critique et prospective, par laquelle le chercheur - que Jean-Louis Le Moigne nomme à juste titre « modélisateur »(Le Constructivisme, tome 1) - construit les représentations multidimentionnelles des processus cognitifs au sein desquels il souhaite exercer son entendement pour organiser et apprécier ses projets. Ces représentations sont des modèles ouverts puisque, pour reprendre le mot de Valéry, "la complexité est l'imprévisibilité essentielle ".

Un modèle ne peut en effet se réduire à un schéma organisé aussi fin soit-il. Il nous faut donc le construire et le lire dans sa potentialité organisatrice : un modèle doit être organisant s’il prétend rendre compte de la complexité perçue du phénomène modélisé. On assiste donc " "un jeu entre la pensée, soit le cadre d'organisation, et le matériau, qui n'est autre que l'hétérogénéité des possibilités humaines "(Patricia Signorile, Paul Valéry philosophe de l’art ). Ainsi, on ne commence à penser le réel que lorsqu’on pense à la fois simultané et complexe. La vision doit être panoramique, elle a un champ ; elle ne se limite pas à un point. C’est d’ailleurs par les interactions du synchronique et du diachronique, de l'organisé et de l'organisant, que s'exprime la connaissance des phénomènes.

Le chercheur invente ainsi un itinéraire permettant d’atteindre les buts qu’il se propose, plutôt que de se donner pour but de « vérifier " la conformité de son itinéraire par rapport " quelque norme préétablie, et met en forme la modélisation systémique d’un phénomène complexe. En tentant d’interpréter les perceptions qu’il se construit (ou qu’il modélise) du phénomène, il va lui donner sens, le rendre intelligible, le comprendre projectivement, éclairer les mécanismes qui interviennent pour le produire. Selon Jean-Louis Le Moigne(Le Constructivisme, tome 1, Des fondements), cette restauration du sens et du projet dans la recherche scientifique constitue peut-être la contribution la plus importante de la pratique systémique " l'épistémologie dans son ensemble. Elle oriente aussi de façon déterminante les nouvelles approches.

La réflexion sur le fait ou l’objet musical ne peut ainsi en aucun cas se permettre de gommer l’aspect anthropologique des situations, qui restitue l’environnement complexe de l’oeuvre et de son cadre de création. Cet aspect est fondamental même s’il est clair que les oeuvres possèdent leur propre vie sociale : le commerce que l’oeuvre musicale entretient avec le temps la rend en effet éternellement réactualisable quand bien même n’aurait-elle été écrite que pour une circonstance unique. Ainsi, dans l’approche de l’objet musical conçue comme une réalité anthropologique complexe se superposent l'étude de l'environnement de l'oeuvre et son analyse interne. L'oeuvre demande donc " être perçue " la fois comme un phénomène social et un instrument d'investigation, de production d'une connaissance du social.

Bibliographie

Marc Signorile, Musique et société. Le modèle d’Arles à l’époque de l’absolutisme (1600-1789), Minkoff, 1993, préface de Jean Mongrédien, 321 pages, 10 illustrations (ISBN 2-8266-0910-6).

Marc Signorile, Marseille. Métamorphoses, premier volume, décembre 1991, éditions Equinoxe,96 pages (ISBN 2-908 209-33-0).

Marc Signorile, Marseille. Métamorphoses, deuxième volume, juin 1994, éditions Equinoxe, 98 pages (ISBN 2-84135-008-8).

Marc Signorile, articles in Die Musik in Geschichte und Gegenwart ; The New Grove Dictionary of Music and Musicians ; Dictionnaire de la musique en France. XVII°-XVIII° siècles ; Dictionnaire de la musique en France au XIX° siècle ; revues scientifiques diverses ; directeur de la collection Manuscrits musicaux des provinces françaises (ed. Minkoff).