Un document du programme européen M.C.X./A.P.C.

 

Arts et Sciences: Les Fruits de l'Archipel (*)

MARC-WILLIAMS DEBONO

Résumé: A l'aube de la planétarisation des savoirs transmis, il devient impérieux de décloisonner les disciplines et de recouvrer une vision globale de la connaissance. Cet enjeu est particulièrement sensible à la croisée des arts et des sciences, où l'impact des sociétés archipéliques est une véritable bouée de sauvetage pour l'humanité.

Abstract: At the beginning of the planetarization of communicable knowledge, it becomes imperious to bring down the barriers between disciplines and to recover a global vision of knowledge. This target is particularly important at the crossroads of arts and sciences where the impact of archipelic societies is a real lifebuoy for humanity.

 

Edouard Glissant

 

Quelle meilleure introduction à notre propos que cette dénonciation de la pensée de système, de l'unique, au détriment du tiers, du métissage et de toute cette richesse qu'Edouard Glissant magnifie dans l'idée de digenèse et de créolisation (1) ? Où, mieux que dans ce foisonnement incontournable du multiple, de l'universel, dans ce "chaos-monde", pourrait-on transgresser les monothéismes et la fragmentation des connaissances ?

 

Notre monde est ainsi fait qu'il délie, focalise, avorte toute verbalisation créatrice dès lors qu'elle empiète sur le terreau d'un isthme qui n'est pas le sien. Ainsi, établir un lien entre la science et la poésie, demeure aujourd'hui un exercice salutaire, si l'on ne veut pas se contenter de jalonner l'histoire de faits de science épars et déshumanisés. Sans remonter à l'univers déifié de l'antiquité, le rationalisme engendré par la Renaissance a dressé de vastes perspectives (ou fausses plastiques) où il nous est donné à penser, à miroiter l'idée que le symbole n'est qu'illusion, que l'individu doit s'effacer devant le fait.

 

Or, pour nous, l'homme est inscrit dans une réalité indivise qu'il structure et dont il est structuré. Seuls ses reflets divers, perceptibles du dedans ou du dehors, peuvent être source de confusion. Thomas d'Aquin et les scolastiques ont ainsi, en dépis des vicissitudes du Moyen-âge, perÿu le réel comme source de toute connaissance. Bien que nous sachions aujourdhui que ce réel est voilé (Despagnat), la naissance des concepts modernes d'espace, de forme, de force, d'inertie, de nombre ou de temps sont dues à des précurseurs comme le Danois, de Méharicourt, de Cues, Oresme ou Buridan.

 

Ces maîtres seront en effet les premiers à rompre avec la mécanique aristotélicienne, et à faire preuve d'un véritable esprit de créativité et de libre-arbitre. En ce sens, on peut reconnaître dans leur approche celle des chercheurs niant toute fracture de la réalité, sans pour autant y voir une manifestation du tout (2). De fait, la plastique telle que nous la concevons, ne doit pas être assimilée à quelque vue holistique du monde, qui mixerait à tort et à travers les isolats de tout bord, pour servir un bouillon élastique et peu digeste sommant les parties. Il s'agit tout au contraire de décrire rigoureusement l'unité dans sa diversité, la vérité dans sa relativité, et la réalité comme un processus dans lequel je (l'acteur) me construit ici et maintenant.

 

Or, si la Renaissance a produit de magnifiques úuvres d'art, elle a brisé ce réalisme fantastique avec lequel la peinture viennoise contemporaine tente de renouer, en occultant et en magnifiant le réel. Le rapport à l'universel a peu à peu laissé place à l'expressionnisme. Ce qui était une vraie recherche esthétique s'est noyé dans la perspective positiviste d'une part, et la déréalité d'autre part. Cette influence conduit au marasme dans lequel nous nous trouvons aujourd'hui, avec d'un côté le cartésianisme indispensable à l'évolution biotechnologique, et de l'autre, bien séparé, le souvenir hanté du conte, l'ébauche du rêve.

 

Imaginaire et réalité ne se fondent plus l'un de l'autre, mais l'un dans l'autre. Il y a confusion des niveaux de réalité. Cette dichotomie génère une perte des valeurs, un déchirement de l'individu, et surtout un écart à la cohésion du monde, source de conflits sans fin. Il ne s'agit plus d'une naturelle conjonction entre l'évolution de l'univers et de l'homme-acteur, mais essentiellement d'un désaveu face au déroulement du monde.

 

C'est pourquoi le mouvement actuel qui, à l'instar des fondamentalistes, pousse ceux qui touchent la matière (les scientifiques) et ceux qui la créent (les poètes au sens large du terme) à s'allier pour percuter ce mur d'incompréhension me paraît essentiel. C'est pourquoi j'assimile ceux qui se reconnaissent par les deux bouts de la lorgnette à des plasticiens (2).

 

De nos jours, la plastique s'adresse en effet exclusivement à la composition artistique, et, à ma connaissance, seul le peintre Vasarely, a fait une tentative réelle, mais biaisée, en ce sens qu'elle décrit un pseudo "bonheur sensoriel", d'étendre la notion de plasticité à un peu plus que de l'art. Mon acception du plasticien est aux antipodes de celle-ci. Elle sorigine dans lobservation de la grande plasticité fonctionnelle du cerveau et de ses rapports avec lémergence de la conscience. Le chercheur n'y est pas l'acteur excarné d'un monde virtuel, mais au contraire pleinement ancré dans les processus naturels, qu'il incarne et dont il est incarné.

 

Il ne s'agit pas d'un nouvel élan créationniste, mais d'une observation métaplastique des événements (2). L'avancée des sciences doit se nourrir de l'apport des créateurs et inversement, mais pas pour créer du vide, c'est à dire du non-sens. C'est la responsabilité des plasticiens que d'être garants, dans le strict respect des faits scientifiques, sinon de lébauche dun sens harmonique, de la lutte contre toute politique visant à lisolement des fonctions et à la fragmentation des savoirs (aucun échange réel entre ceux qui intègrent et ceux qui signifient, aucune alternative entre la relation binaire et le flou artistique).

 

A titre d'exemple, quelle que soit l'espèce considérée, c'est d'abord l'interaction dynamique entre "les corps" qui prévaut. Chaque organe, organite, organelle est à la fois autonome et dépendant des autres. Le déclenchement du mouvement d'une étamine ou de l'action prédatrice du chat, admet ainsi ce double jeu de la réaction en temps réel, et de l'intégration d'un message génique pré-existant. De même, cette dynamique est emprunte de l'influence permanente du milieu, et s'orchestre dans le corps du monde:l'espace-temps.

 

Chez l'homme, c'est l'interaction entre le cerveau et ce que jappelle "l'expérience de pensée", qui faÿonne le porteur (l'individu) comme la portée sur laquelle se joue sa vie, tout en créant l'évolution. Vaste projet qui aboutit à lhominisation, et admet la pensée en tant qu'attracteur du cerveau chaotique, qui stratifie la poussée néo-corticale dans un lobe sémantique bâtisseur de cathédrales, qui crée.

 

C'est pourquoi le fantasme relie le réel à l'imaginaire comme la graine relie le fruit à la terre. L'intégration de ce concept métaphorique est fondamentale car elle regarde tous les modèles-clefs de la plasticité du vivant. En effet, qu'il s'agisse du modèle synaptique cérébral en regard de l'émergence de la conscience, ou du modèle d'attracteur harmonique dans l'évolution (2a), ce que nous devons observer, ce sont des processus dynamiques non linéaires, et non des úuvres statiques ou inféodées à un seul plan d'organisation.

 

Il s'agit donc d'opérer des mises en rapports constantes d'architectures (attitude plastique), et pas de généraliser des concepts comme la sélection naturelle au fonctionnement du cerveau (darwinisme neural) ! De même, si les étapes d'individuation psychique et ontogénique sont inséparables de l'évolution de l'homme, il paraît absurde d'isoler l'épicentre noétique (la conscience) ou de scinder l'unité matricielle de l'univers.

 

L'homme est un, mais rattaché à une logique évolutive universelle. Il semble qu'il faille insatiablement le rappeler à l'aube du troisième millénaireÖ

Le rapport de l'universel au particulier est ainsi en écho à des actes de nomination implicites ou transgressés par des chercheurs foncièrement honnêtes, mais déniant toute réalité à leur intuition première. Intuition inextricablement liée à la part d'insondable perÿue puis concaténée dans lacte-état poétique. Intuition qui consciemment ou non les poursuivra "jusque dans leurs bébés-éprouvettes" ! 

Lobjectivité totale est vaine à un certain point. Au point d'ancrage avec le monde des idées de Platon. Au point de création réelle, où le scientifique comme le poète font appel aux mêmes sources physiques (et non obscures), à une même plage temporelle affleurant une dimension inobservable mais tout à fait concevable, à un carrefour ontologique entre les disciplines (2).

 

Cette situation correspond à un nouveau statut de la science qu'Aristote avait déjà décrit comme le devers de la poétique. Un statut non anthropocentrique où seule la transdisciplinarité permettra léclosion de principes de cohérence et de seuils de réalité aujourdhui bafoués. Il faut donc en tout premier lieu úuvrer sur le terrain de la science elle-même, car elle est le lieu privilégié de disjonction entre le savoir et le vécu. Pouvoir usurpant la nature suspicieuse du chercheur lui-même, exaltant les scientismes aveugles, et déstructurant l'homme.

 

En conclusion, arpentons le terrain et développons les langages métaphoriques. L'insularité n'a d'isolement que dans ses chimères. Les fruits de l'archipel demeureront tant qu'ils s'arrimeront à la fois à des cultures plurielles et identitaires.

 

 

(*): Article soumis à Atalaïa (exposition universelle de Lisbonne), 1998.

(1): E. Glissant:  Traité du Tout-Monde , Ed. Gallimard, 1998.

(2): M.W. Debono:  L'Ere des Plasticiens , Ed. M. Aubin, 1996.

(2a): Plastic code of life, Proc. of the 1st intern. Congress of transdisciplinarity, Arrabida, Portugal, Hugin Ed. 1998.