Un document du programme européen M.C.X./A.P.C.
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G. Escoffier
LOrphéon, est lune de ces pratiques musicales que tous les historiens de la culture et musicologues connaissent de nom et que très peu dentre eux ont étudiées concrètement. Ce nest pas un sujet "porteur" pour un musicologue car le répertoire des Orphéons a, depuis le XIXe siècle même, la réputation dêtre de basse qualité technique et donc sans intérêt aujourdhui. Cet état de fait a entraîné la quasi disparition des partitions et de la presse orphéonique des bibliothèques, ce qui rend le répertoire indiqué par les sources difficile à cerner et à analyser. Cest donc un domaine de la pratique musicale et de la sociabilité dans lequel les "représentations" construites depuis plus dun siècle lemportent sur le "savoir" historique. LOrphéon nen pose pas moins de multiples questions interdépendantes qui pourraient se résumer à comprendre pourquoi cette pratique ne sest pas intégrée dans le champ musical ni en son temps, ni dans lhistoire.
1. Questions de frontières
La question de lappelation est dabord à élucider. Le même terme désigne en effet une société chorale créée vers 1850, une harmonie dans les années 1890, une harmonie-fanfare de lentre-deux guerres. Socialement et musicalement, ces sociétés nont rien de commun, même si des continuités apparentes (même nom et même bannière, même parrainage municipal, par exemple) peuvent tromper. Leur place dans le champs musical sont évidemment différentes.
Le recrutement, à partir de quelques cas provinciaux connus, apparaît socialement contradictoire. Le consensus historique se fait généralement sur un recrutement populaire, dun niveau un peu plus élevé en Province quà Paris. Il faut déjà sinterroger sur ce terme. A t-il le même sens lorsquil auto-désigne la bourgeoisie conquérante de la Monarchie de Juillet et lorsquil désigne, sous la plume de commentateurs des classes dirigeantes, les salariés du Second Empire. Peut-on, comme au début de ce siècle, confondre ce recrutement populaire avec la classe ouvrière, lorsquon parle des chorales du Second Empire ? Il faut ensuite observer la complexité des situations. Certains Orphéons ont été constitués autour de 1850, dans la continuité dune société philharmonique et recrutaient prioritairement parmi les rentiers et les salariés périphériques de la rente (employés de la Caisse dÉpargne, clercs de notaire, géomètres, etc ...), dautres, dans les mêmes années souvrent aux artisans et aux compagnons, dautres encore, dans le prolongement des orphéons des Écoles Normales, regroupent autour de linstituteur du village des paysans-ouvriers peu alphabétisés.
Linitiative de la création (qui détermine la finalité) est dorigine multiple. Elle peut venir des autorités administratives, municipalité ou plus souvent préfet, dun groupe de notable, dune paroisse, plus tard dune entreprise. Mais elle peut aussi venir dun groupe populaire, éventuellement parce quil sera longtemps plus facile de se réunir sous un prétexte musical que politique ou syndical.
Le répertoire est évidemment fonction du projet (pédagogie, charité, sociabilité ...) et du recrutement. Le dénominateur commun des morceaux de concours ne doit pas être confondu avec lensemble du répertoire. Le célèbre choeur Trotebas de Marseille, qui fréquente il est vrai assez peu les concours (et ne semble pas en tirer gloire à Marseille), chante Cherubini et Beethoven, participe au festival Berlioz. Il est pourtant, statutairement, un Orphéon parmi dautres. Ailleurs les romances et la musique de chambre, les messes de charité, font lordinaire de la pratique en contradiction claire avec la représentation populiste de lOrphéon. Mais les cours gratuits de musique souvrent un peu partout, financés par les municipalités le plus souvent, et constituent des orphéons avides de médailles et de voyages. Lexplication est probablement dordre musical et les choeurs formés d"amateurs", cest-à-dire de personnes pratiquant déjà la musique avant dintégrer lOrphéon ont une plus grande capacité dapprentissage et peuvent mettre au point les morceaux de concours en quelques semaines parallèlement avec les programmes destinés à lentretien de la sociabilité locale.
A cette question de définition du répertoire, sajoute celle de lanalyse de la part spécifiquement orphéonique. Sur quels critères esthétiques par exemple doit-on juger une musique qui ne peut (du fait du projet) regarder vers la nouveauté et limite ses moyens techniques ? Doit-on lentendre de la même façon que les oeuvres de Berlioz, ou que celles des chansonniers contemporains ?
2. Questions de méthode
Au delà de ces questions descriptives, il reste dimportantes questions de méthode. En effet, il faudrait tenter dexpliquer pourquoi les rares historiens qui ont étudié lOrphéon nont pas cherché à élucider ces questions. Cest-à-dire à comprendre la complexité de ce mouvement social. Il ne sagit pas bien sûr de mettre en cause le sérieux des travaux antérieurs, mais de pointer les pré-supposés qui motivaient probablement leur enquêtes et qui les ancrent dans des représentations. Le fait que le principal article sur le sujet ait été publié par une revue dethnologie et que la seule étude historique récente propose des allers-retours entre lhistoire (pratiques parisiennes du Second Empire notamment) et les pratiques contemporaines en milieu rural, considérées comme une continuité, situe bien les points de vue adoptés.
Il faudra aussi sans doute sinterroger sur le relatif silence des historiens. Le mouvement orphéonique est-il trop en contradiction avec la vision de la classe ouvrière héritée du marxisme pour que lhistoire sociale lait évité, a-t-il été jugé futile, dans un contexte social douloureux, parce que tourné vers le loisir ? Représente-t-il, dès les années 1880, la mauvaise conscience des amateurs qui se sont associés sous le Second Empire, à travers lOrphéon, au projet de réconciliation des classes antagonistes ? Sest-il trop compromis avec des pratiques musicales considérées comme simplistes (choeurs à trois voix consonantes au moment où le langage harmonique sélargit) pour intéresser les musiciens et les musicologues ?
Dans ce sens, les tentatives de tirer lOrphéon vers les musiques populaires, au nom de principes fondateurs historiquement mal éclaircis ne pouvaient que repousser dans lombre une pratique musicale jugée à laune des institutions professionnelles centrales. Faire de lOrphéon une pratique populaire (au sens ouvriériste) renforce lidée de basse qualité du répertoire, puisque lorphéon participe alors à une entreprise daliénation, en combattant les musiques populaires dorigine paysanne et/ou ouvrières et en contrôlant les loisirs populaires (ce qui est évidemment une réalité mais pour les orphéons organisés en direction des classes populaires). Le système de représentations est donc clos.
Replacer lOrphéon dans une variété de situations sociales, dans la complexité dune institution de vastes dimensions (historique, sociale, spatiale, quantitative) appelle à nuancer ces constats et à sinterroger par exemple sur le processus de filtrage (collectage et harmonisation) du répertoire paysan en cours de disparition, mis en place souvent par les animateurs de lOrphéon (Tiersot dans lAin par exemple) en parallèlle avec lélaboration du répertoire orphéonique, mais apparemment sans convergence.
Lenjeu de la question orphéonique ne pourra être compris quau terme dune nécessaire remise en étude de ce mouvement musical et social. Sil se limitait, à quelques exceptions locales près, à une pratique sommaire de choeurs de circonstance et de pièces de concours écrits par des musiciens de faible talent, le dossier pourrait être refermé sans trop de dommage pour son versant musical. Si en revanche, cette pratique savère riche et variée, comme quelques premières enquêtes le montrent, son étude pourrait éclairer utilement une époque assez peu connue en dehors des ouvrages lyriques et des sociétés de concert parisiennes. Elle pourrait aussi éclairer la fondation dun type de pratique amateur (par participation et non par audition passive) qui perdura jusquau milieu du XXe siècle. Dans tous les cas, il reste une pratique riche denjeux sociaux, à une période charnière pour le capitalisme industriel français, qui ne pourra être comprise que par une étude systémique.
3. Questions de genre
Au delà de la question de méthode, lOrphéon pose aussi des questions à lHistoire de la musique et il faut en chercher les réponses dans le rapport à la société. Ainsi la comparaison avec lAllemagne et lAutriche montre un investissement des compositeurs "agréés" par les instances de validation du champ musical, comme Schubert, Brahms, Wolff, Schuman, qui écrivent pour les cercles damateurs, sans mettre en cause leur position, et peut-être même en la renforçant.
Lenjeu de cette comparaison est de comprendre comment le modèle "beethovénien" (musique sérieuse opposée au divertissement) sest décliné dans les pays germaniques en une pratique "bourgeoise" de sociabilité, avec des concessions de langage, mais sans renoncement à lidéal musical affirmé. Alors quen France le modèle musical "classique", pratiqué parfois par les mêmes amateurs (quatuors et symphonies de Haydn, messes et symphonies de Mozart et de Beethoven ...) est resté étranger à la pratique orphéonique. Létanchéité, en France, concerne même le "renouveau palestrinien", qui sinstaure dans les mêmes années que lOrphéon et ne semble pas lavoir influencé, suscitant un autre type de chorales.
On peut aussi constater quen Allemagne, comme en Angleterre, le choeur à voix mixtes (avec deux voix de femmes et non plus une ou deux voix denfant et la haute contre chantée par les premiers ténors) apparaît autour de 1840 dans les milieux amateurs. (Il faut, sur ce point, et comme en France distinguer les pratiques aristocratiques ainsi que les concerts payants, où le choeur mixte est pratiqué depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle, et la sociabilité bourgeoise, traditionnellement masculine). Ce nest pas une question marginale puisquelle touche à la définition du loisir et à la répartition des rôles des hommes et des femmes dans cette sphère. Plus accessoirement et dun point de vue strictement musical, le dispositif à voix mixte déplace lensemble de lécriture chorale vers laigu et privilègie la voix de soprano, ce qui change considérablement la perception auditive.
Pourquoi ce décalage en France, avec des compositeurs spécialisés dans le marché (apparemment rémunérateur) de lOrphéon qui de ce fait sont marginalisés dans le champ de la musique dopéra et de concert. Pourquoi louverture tardive au répertoire à voix mixtes, pourtant (ou parce que) pratiqué par les professionnels ? La séparation sacré/profane doit aussi être examinée. LOrphéon, dans une logique convergente avec celle de lÉglise, de contrôle et/ou de raffinement des classes populaires, mélange ordinairement les genres. Cette liaison lui coûtera sans doute cher au moment où lÉglise, et ses chorales, sopposeront à la République. Il semble que dans les pays germaniques, où la pratique musicale religieuse est forte et ancienne, les cercles musicaux aient adopté un répertoire plus clairement profane.
Un chantier ouvert .....
LOrphéon est-il finalement une tentative dendiguer le mouvement de la société, dune part en refusant la constitution de classes sociales antagonistes, par une pratique musicale en apparence égalitaire et par lacculturation des classes populaires à la culture dominante quelle propose (paternalisme durable ou idéologie propre au Second Empire et emportée par léchec de celui-ci ?), et dautre part en maintenant des pratiques musicales pré-révolutionnaires comme le choeur dhomme (dans la continuité des chansons bachiques, de confréries et franc-maçonnerie) ou le choeur déglise (avec dessus chantés par les garçons élèves de lOrphéon), en leur ajoutant des paroles dessence réactionnaire (la sagesse paysanne, le courage des Gaulois, etc) ?
Ou bien représente-t-il une voie spécifique de modernité musicale et sociale en ouvrant des cours de musique (en même temps que le mouvement dalphabétisation) pour les classes moyennes, en faisant entendre de la musique hors des cercles fermés des classes dirigeantes, en faisant voyager les classes populaires (invention dun tourisme culturel de masse comme moyen démancipation ?), en proposant un schéma mental de répartition des richesses (matérielles et immatérielles) limitant les conflits sociaux (en opposition avec le schéma répression/surveillance), en engageant les milieux traditionnels (petites entreprises, artisans, professions libérales, église catholique) dans la modernité économique (paroles "progressistes" des chants dédiés à la machine à vapeur, participation aux expositions industrielles, caisse de retraite mutualiste des anciens orphéonistes, ...) ? A travers lexemple de lorphéon apparaît encore une fois clairement la complexité du champ des interrelations musique-société qui reste largement à explorer.