Sur les connaissances enseignables

ici et maintenant dans les complexités perçues

Re-transmettre (Savoir pour expliquer) et Co-produire (Comprendre pour faire)

 

Une présentation du projet de l'Atelier MCX 6 "Sciences de l'éducation et Complexité"

 

Jean-Louis Le Moigne  m’a posé un jour cette question en somme assez banale lorsqu’elle s’adresse à un enseignant – chercheur : « quels sont les « enseignables » des sciences de l’éducation qui se construisent comme complexes ? ». Question banale puisqu’elle concerne notre quotidien d’enseignement, et redoutable aussi puisqu’à travers notre enseignement sur l’éducation nous prétendons éduquer ceux qui à leur tour éduquent ceux qui à leur tour éduqueront etc. Il s’agit donc pour nous de transmettre des savoirs d’éducation qui pourtant œuvrent à autre chose qu’à la répétition à l’identique de notre transmission. Il s’agit aussi, en tant que chercheurs, de fonder scientifiquement la possibilité d’un tel enseignement paradoxal.

Les énoncés enseignables issus de telles recherches ne sont évidemment pas du même ordre que ceux issus des recherches positives en éducation. Pourtant, on peut tenter de les formaliser, dans une forme qui vaut pour les questions auxquelles elle ouvre celui qui la reçoit. En effet, de tels énoncés, dans un tel paradigme, ne peuvent plus revêtir le caractère prescriptif des sciences humaines positives : sans doute parce que l’humain de ces sciences ne nous semble, justement, pas prescriptible. C’est une de ces formes possibles que le court texte qui suit s’emploie à identifier, texte d’ouverture à un atelier qui « regarde » chacun d’entre nous : parent, enseignant, citoyen...

Toute situation  d’enseignement/apprentissage est une situation éminemment complexe et singulière : elle engage des sujets vivant, parlant, désirant, pensant etc., qui, en même temps qu’ils apprennent, construisent un rapport au savoir, un rapport aux autres et à eux-mêmes, et un rapport au monde. Ils ne se contentent donc pas d’effectuer de façon plus ou moins réussie des opérations algorithmiques conformes aux commandes de leurs maîtres, mais ils sont aussi engagés dans des processus d’apprentissages qui relèvent de rencontres (rencontres humaines et rencontres avec les savoirs et les objets culturels qu’ils ont à s’approprier dans un contexte institutionnel).

Dans ces rencontres, aucune transparence n’est possible : ni celle des acteurs (enseignant comme élève), ni celle des interactions. Pour autant, tout n’est pas strictement placé sous le sceau de l’aléatoire : la professionnalité des éducateurs relève de leur maîtrise des savoirs disciplinaires et didactiques qui leur sont propres. Mais à cette maîtrise s’articule la non-maîtrise propre à tout métier de l’humain. Celle-ci suppose alors de la part des adultes des capacités à réfléchir au sens de leur métier, des adultes aptes à modéliser les situations singulières dans lesquelles ils se trouvent engagés avec chaque élève et chaque groupe d’élèves, afin d’inventer leurs réponses didactiques, pédagogiques et éducatives à ces situations (plutôt que de chercher à appliquer des modèles qui  ne pourront en aucun cas être justes au sens d’ajustés à ce qui se joue).

Ce sont là des nécessités pragmatiques dont les enjeux sont tout autant politiques et éthiques qu’épistémologiques : l’école est le lieu de la culture et de la formation de l’esprit critique, de cette capacité à interroger le monde dans lequel on aura à prendre sa place propre.

La formation des enseignants est aussi le lieu d’appropriation, de questionnement et d’enrichissement de leurs pratiques professionnelles. L’université est le lieu où se construit la réflexion qui peut donner des assises scientifiques à de telles visées, de telle sorte qu’elles ne soient pas de simples incantations magiques. Alors, nos préoccupations heuristiques et nos énoncés enseignables viseront à ne pas retirer de nos sciences humaines ce qu’il y a d’humain en elles : c’est sur fond d’indécidable que nous décidons et d’imprévisible que nous tentons de prévoir ; nous guettons les signes d’invisibles.

Ce sont là autant d’impensables avec lesquels il nous faut penser. Notre connaissance de l’éducation s’élabore ainsi, et nous l’enseignons en essayant de nous souvenir qu’à la fois on ne peut pas ne pas transmettre, et on ne peut être assuré de ce que l’on a transmis.

L’éthique de l’enseignant-chercheur serait ainsi de s’appliquer à lui-même, sans relâche, ce à quoi il s’emploie pour d’autres, ce dont il ne peut, à lui seul, jamais être certain. C’est une telle connaissance que cet atelier souhaite mettre en débat, débat à la fois interne à l’éducation, mais aussi débat trans-ateliers de MCX.

Frédérique Lerbet –Sereni, décembre 2000