Un document du programme européen M.C.X./A.P.C.
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La dialectique psychopathologie-normalité
Pour comprendre les processus psychologiques de communication
C. Fayada
Centre du Langage, Service Agid & Lyon-Caen
Hôpital La Salpêtrière,
47, Bd de lHôpital, 75013 PARIS - France
Certains patients neurologiques présentent des anomalies de la communication et de linteraction sociale, à lorigine de désadaptations socio-professionnelles et déchecs de tentatives de réinsertion. Ces anomalies sont intéressantes à étudier pour essayer de mieux comprendre les problèmes des patients ; ces problèmes constituent par ailleurs un point de vue privilégié pour articuler les processus de communication normaux, à savoir, les référents théoriques issus de la pragmatique de la communication, les théories cognitivistes appliquées à la communication, et celles de laction.
Par ailleurs, les patients présentent en général dautres anomalies psycho-cognitives (mnésiques, attentionnelles, désorganisation des actions quotidiennes). On peut alors essayer dassocier ces anomalies psycho-cognitives à celles de la communication.
Différents modèles psycho-cognitifs doivent être situés et comparés, pour tenter de pondérer et hiérarchiser les paramètres utiles à linterprétation des troubles de la communication. Cette comparaison apparaît indispensable, dune part pour essayer de proposer aux patients une prise en charge pertinente, et dautre part pour tenter déclairer les processus de communication normaux.
1. Les troubles de la communication et de linteraction sociale en psychopathologie neurologique
1.1. Problèmes de description
La description des anomalies de la communication et de linteraction sociale des patients avec lésions cérébrales est liée classiquement à deux syndromes neuropsychologiques :
- les aphasies, à savoir les anomalies de lutilisation du langage, plutôt que les anomalies de linteraction sociale (Feyereisen, 1994).
- les syndromes " frontaux " avec classiquement un trouble des conduites sociales (patients en retrait ou au contraire recherchant linteraction, avec dans les deux cas une diminution de linteraction sociale) (Messulam, 1985).
Les études du domaine aphasique sont nombreuses, mais il y a encore peu de recherche sur les troubles de linteraction sociale des patients avec syndrome frontaux.
Dans aucun des cas on ne trouve de description intégrant troubles de la communication et de linteraction sociale des patients. A lorigine de leur désadaptation notable à la vie quotidienne (parfois handicap majeur à la réinsertion sociale et professionnelle), ces troubles ne relèvent pas des référents neuropsychologiques traditionnels et la rééducation orthophonique ne détermine pas toujours de transfert efficace aux situations quotidiennes dinteraction.
1.2. Fondements épistémologiques en neuropsychologie
Lhomme cérebro-lésé, véritable "modèle" du normal (à la manière des modèles animaux), démontre les rapports entre le cerveau et les mécanismes psychologiques (Damasio, 1991). Ces rapports sont traditionnellement conçus en référence à des comportements "élémentaires" de lindividu hors contexte social, ce qui, par définition, ne peut pas sappliquer à la communication. Pour des raisons expérimentales propres à la psychologie, les patients sont peu décrits dans leurs contextes quotidien, qui implique sens, dimension temporelle des actions, et interactions sociales. Les facteurs tels que linteration sociale, la " personnalité " ou les apprentissages antérieurs des sujets avec lésion cérébrale, sont négligés..
1.3. Rôle des "plaintes" du patient et/ou de la famille
Les plaintes exprimées par le patient ou plus souvent sa famille sont intéressantes pour préciser le concept de communication chez ces patients. Elles portent en général sur les troubles de linteraction sociale, sources de conflits, de réduction de lintégration sociale, de modifications profondes des positions de vie et de mécanismes identitaires. De plus, en raison des anomalies cognitives fréquemment associées (Shallice, 1993), les troubles de linteraction sociale sont particulièrement difficiles à "comprendre" pour la famille, à lorigine souvent de quiproquos et de majorations de ces manifestations. Ils sont décrits essentiellement selon trois registres :
- le handicap à laction sociale (en termes de motivation et participation à la vie du groupe, dadaptation, de pertinence et de rigidité de linteraction du patient dans un groupe),
- les difficultés relationnelles (en termes de communication interindividuelle, en retrait ou en approche exagérée, avec une intolérance ou non à la frustration...).
- le changement de personnalité (propos agressifs ou bizarres, changement de lhumeur formulée en termes de discours caractérisant le soi, dexpérience émotionnelle transmissible, et de profil dinteraction stéréotypé du patient avec sa famille).
Ces plaintes correspondent à une limitation de lautonomie du patient et une intolérance familiale et sociale. Elles présentent des caractéristiques intéressantes pour notre propos :
- elles sexpriment en termes de handicap de ladaptation du sujet, danomalies de linteraction sociale globale qui font référence à des processus psychologiques classiquement distincts : cognition, action, communication, intégration sociale (en termes dorganisation de laction, de la représentation du soi ou de linteraction avec autrui dans la communication, motivation de linteraction, personnalité...). Comment articuler ces référents pour mieux comprendre les anomalies de la communication et celles de ladaptation sociale des patients ?
- elles sont relatives à un contexte socioprofessionnel. Le handicap est souvent fluctuant selon les situations du quotidien. Celles-ci sont de nature " écologique ", mobilisant sens, motivation et intentions dactions, en règle générale très différents des situations expérimentales et notamment des tests neuropsychologiques. Se pose la question des conditions pertinentes dobservation et de mesure des troubles de linteraction sociale.
- leur expression est manifestement dépendante du système patient-milieu et de lhistoire de ce système, avec régulation sociale et comportements qui lui sont propres. Se pose la question de la spécificité des troubles de linteraction sociale observés chez un patient donné, en fonction de son milieu.
- elles témoignent dune rupture avec le comportement antérieur, quelle que soit la personnalité ou le style cognitif antérieur. Se pose néanmoins la question de la pondération des facteurs de personnalité antérieure dans les troubles de linteraction sociale observés.
- les plaintes correspondent à une demande de prise en charge. Se pose la question des indices cohérents et pertinents permettant de prescrire un traitement et de suivre ses effets.
En résumé, la considération des plaintes relatives au comportement " social " des patients nous amène à remettre en question les modèles et les pratiques utiles en neuropsychologie et en psychologie de la communication pour " comprendre " les anomalies de linteraction sociale des patients, dans une démarche intégrative. Trois dimensions principales nous paraissent émerger de cette démarche : "globalité et heuristique", " interaction dans un contexte écologique " et " spécificité individuelle " (relative à lontologie et au milieu socioprofessionnel actuel, et non spécificité en valeur absolue). Par ailleurs, en complément de ces questions liées aux plaintes, la situation clinique est une dimension non négligeable.
1.4. Description : exigences de la situation clinique
Ces plaintes émergent dans lentretien clinique et médical traditionnel, avec une demande dinterventions très concrètes de la part du patient et de sa famille. Les enjeux sont certes thérapeutiques "classiques" (conseil de médicaments et/ou de prise en charge psychothérapique), mais aussi sociaux (vu la nécessité fréquente dune résolution des situations de crise, liées aux difficultés dintégration sociale), professionnels (chances de réinsertion), financiers et juridiques (réparation juridique et financière dun préjudice subi, responsabilité civique ...). Ils concernent les modes évolutifs du système patient-famille (au domicile, en institution ...).
Pour répondre à ces questions, le praticien collecte classiquement des informations, subjectives ou objectives, fournies par lentretien clinique avec le patient, les tests neuropsychologiques et les documents radiologiques. Lexpérience du clinicien averti, avec ses connaissances implicites et explicites et sa subjectivité au moment de lentretien, lui permet souvent de sorienter globalement et de déterminer des axes thérapeutiques. Pourtant, ni les corrélations anatomo-cliniques ni celles avec les troubles observés en psychiatrie ne sont suffisantes pour véritablement prédire les conduites sociales des individus dans leur milieu, ni pour les prendre en charge. Les tests classiques de laboratoire ne sont pas toujours très pertinents pour cette prédiction, et réciproquement, en ce qui concerne les troubles de la communication observés en psychiatrie, ils sont fortement marqués par des anomalies attentionnelles, mnésiques, et langagières .... Les outils de réflexion du praticien en matière de troubles de linteraction sociale de patients avec lésions cérébrales sont en fait très hétérogènes et fragmentaires, liés à lhistoire de la neuropsychologie et de la psychologie expérimentale. Les " modèles dautrui " neuropsychologiques, fondés sur les bases biologiques et psychologiques des comportements, sont sujets à un "flottement" chronique de leurs prétentions explicatives et causales, qui se traduit soit par une cristallisation autour des corrélations anatomo-cliniques ou anatomo-psychologiques, évacuant la dynamique psychologique au sens psychiatrique (DSM IV par exemple), soit par l'attitude inverse, déniant toute dimension biologique. Dans la perspective qui nous concerne, qui est dordre pratique et non seulement spéculative (autrement dit, ancrée dans les urgences du patient qui peut ou non reprendre son travail et pour lequel la famille attend une prise en charge efficace), il est essentiel dessayer d'éviter un tel flottement.
Les modèles susceptibles dêtre évoqués sont nombreux. Pour une action clinique plus efficace, compte tenu des enjeux, il est souhaitable de les évaluer. Il est possible de réaliser une telle évaluation sur les critères suivants :
- sur le plan pratique, comment est explicitée la réalité et lintensité du handicap social évoqué ?
- quels sont les handicaps propres aux contextes et ceux liés à la pathologie "organique lésionnelle", ou plus "fonctionnelle", à caractère psychiatrique.
- quels sont les handicaps sociaux liés aux caractéristiques de lindividu (caractéristiques développementales, familiales, socio-professionnelles)
- de manière fiable, comment formuler une prédiction quant aux possibilités dadaptation ultérieure du patient dans son milieu socio-professionnel (ce qui est fondamental, en particulier à cause des expertises)
- enfin, comment traiter le patient ?
En résumé, la considération des plaintes du patient avec lésion cérébrale, portant sur son comportement social, permet de déterminer des dimensions pertinentes pour analyser les troubles de linteraction. Les enjeux importants de la clinique psychopathologique neurologique nous amènent à finaliser cette analyse sur le plan de la " praxis ". La recherche de contextes spécifiques et pertinents permet de mesurer ladaptation sociale des patients, et de traiter leurs troubles.
2. Communication et interaction sociale :une critique épistémologique
La psychopathologie neurologique appliquée à la communication et linteraction sociale est souvent tentée par un réductionnisme naif des concepts psychologiques, en particulier dans la question posée des liens entre lutilisation du langage et les bases biologiques. Les limites épistémologiques utilisées dans ces référents, pour la description comme lexplication des troubles de linteraction sociale des patients avec lésions cérébrales, sont différentes et le plus souvent implicites (qualifiant lobjet dobservation, les représentations génériques de lobservateur, et lobservateur en action). Elles nous semblent devoir être distinguées, au regard de notre démarche intégrative considérant les nécessités cliniques de compréhension des comportements sociaux des patients selon les contextes quotidiens, pour les prédire et les traiter si possible.
Les référents utilisés sont ceux de la linguistique (en particulier dans les aphasies), la psychanalyse (en particulier pour les troubles du comportement social, au travers des processus transférentiels, très peu détudes), la pragmatique de la communication et la théorie de lesprit (pour les troubles de la communication à caractère " frontal "). Les méthodes et protocoles spécifiques utilisés dans ces référents sont alors exportés et appliqués aux patients cérébrolésés. Les résultats obtenus sont ensuite corrélés à la topographie des lésions cérébrales dans la tradition des corrélations anatomo-cliniques propres à la neurologie e la neuropsychologie, centrés sur lexplication biologique des comportements. Ces résultats sont également comparés à dautres résultats de ces patients à des épreuves neuropsychologiques classique caractérisant les anomalies "cognitives" de ces mêmes patients (anomalies spécifiques de lattention, de la mémoire, de lexploration visuo-spatiale ou de lorganisation de laction).
Analyse critique
Globalement, ces études relèvent de la clinique, de la psychologie, de la psychologie expérimentale ou de limagerie cérébrale. Ces anomalies ont lavantage de mettre en avant des processus psychologiques intermédiaires sous-jacents à une activité mentale " normale " et de contribuer à la connaisance des bases psychologiques des comportements (Fuster, 1995), en particulier de la communication et de linteraction sociale. Leurs bases biologiques sont documentées et la localisation de certains " noeuds " des processus psychologiques identifiée par rapport à lactivité distribuée des réseaux. Des dimensions intermédiaires (comme les métaconnaissances ou la représentation dautrui par exemple) peuvent être inclues. Mais plusieurs limites à lutilisation de ces connaisssances, en particulier dans la pratique de la clinique psychopathologique peuvent être repérées, sur le plan de la description comme de la causalité recherchée pour ces troubles de linteraction sociale.
1) sur le plan de la description
- les situations détude ou contextes dinteraction sociale du sujet, sont hétérogènes. Elles vont de situations psychologiques expérimentales très contraintes à des situations beaucoup plus ouvertes comme lentretien clinique, avec un répertoire dactions possibles de communication, en particulier émotionnelle, spécifique de lespace de co-construction du patient avec linterlocuteur, souvent mal identifiées et peu connues. Globalement, les situations font peu référence aux contextes du quotidien (Grafman, 1989), en particulier en ce qui concerne linteraction sociale, à lorigine de motivations et de caractéristiques spatio-temporelles spécifiques.
- les niveaux dobservation du comportement sont souvent différents (mobilité des traits du visage, prosodie et éléments de discours, rapidité et " normalité " dune réponse comportementale globale à une situation proposée (par rapport au sujet normal) ... Les mesures utilisées sont également très différentes. Elles peuvent être du registre de la phénoménologie (mesure qualitative relative), qualifiant le comportement seul (en termes de " normalité ",et dintensité), ou le comportement et la situation proposée (en termes dadaptation comparée par rapport au sujet normal). Elles sont également du registre de la mesure neurophysiologique (temps de propagation nerveuse...). Elles sont enfin du registre de la performance à une tâche, qui évalue, par rapport à des sujets dits normaux, la rapidité et la justesse des réponses.
- en référence à la nature de la pathologie neurologique et aux questions posées, la personnalité antérieure du sujet et ses événements de vie sont peu décrits.
En résumé, la description des anomalies de linteraction sociale chez les patients neurologiques concerne des registres comportementaux hétérogènes, souvent difficiles à comparer compte tenu des situations dobservation différentes et des outils utilisés. Elle autorise difficilement une représentation heuristique de lensemble de ces anomalies.
2) sur le plan de la causalité recherchée
- le déficit et la lésion : La causalité recherchée, de manière implicite et forte, est liée par essence au raisonnement neurologique et à lorigine de la psychopathologie chez ces patients. Elle sintéresse à la nature des liens entre les anomalies observées (" le déficit " identifié par rapport au sujet normal) et la topographie des lésions, à laide des corrélations anatomocliniques, si possible de plus en plus fines en particulier par limagerie cérébrale. A noter que dans cette contribution aux bases biologiques des comportements chez lhomme, la corrélation anatomo-clinique méconnait souvent encore actuellement les interactions entre réseau neuronal (au delà de la structure), système neurochimique et système neuro-endocrinien, pourtant fondamentaux en ce qui concerne les comportements sociaux et leur régulation. Egalement, sur le plan psychopathologique, lambiguïté persiste sur le fait de considérer lactivité psychologique " déficitaire " ou " compensatoire " après la lésion cérébrale.
- le déficit et les processus : La question du lien entre la lésion cérébrale et les anomalies des processus psychologiques à lorigine des anomalies des comportements sociaux observés est à considérer. Cette interrogation est centrale dans les troubles de linteraction sociale en psychopathologie neurologique, bien illustrée dans la discussion du syndrome "psychopathique " appliqué à ces sujets (arguments pour son diagnostic positif et étiologique). Des critères de la psychopathologie psychiatrique sont exportés et appliqués en psychopathologie neurologique, alors que les troubles neuropsychologiques associés de ces patients, en particulier attentionnels, mnésiques ou anosognosiques, modifient sensiblement le recueil et la valeur (au moins en termes diagnostiques) de ces mêmes critères. Dans un autre registre, lontologie radicalement différente des anomalies observées (et ce que cela suppose au niveau des modèles, en particulier en termes cognitif, émotionnel et social) est à discuter. La participation des traits de personnalité antérieure (en termes de style adaptatif) est aussi essentielle. Au delà de limportation des connaissances psychiatriques, la dynamique psychopathologique dans son ensemble, intégrant les anomalies cognitives et sociales est difficile à étudier, dans larticulation nouvelle et évolutive des processus psychologiques antérieurs " autour du déficit et avec celui-ci ". Eventuellement, cette question est posée dans le registre étiologique, en termes de causalité "fonctionnelle " (au sens implicite, psychiatrique et "réactionnel") versus " organique " (au sens implicite, neurologique et primitivement déficitaire).
3. Conclusion
En résumé, les liens entre les anomalies des processus " cognitifs " connus pour ces patients et leurs anomalies de la communication et de linteraction sociales sont difficiles à conceptualiser (Andreewsky, 1991). Cette démarche est ardue dans la mesure où les théories de la communication et de linteraction sociale elles-mêmes ne permettent pas larticulation heuristique de ces processus. Il nous semble nécessaire de poser la question des anomalies sociales et cognitives de manière analogue, en termes danomalies de ladaptation des patients à leurs contextes quotidiens socio-professionnels, à la jonction des théories du "tout social " ou du "tout biologique" (lié à lindividu) dans les comportements sociaux. Cette formulation rejoint de plus la problématique issue des plaintes formulées par les patients ou plus souvent les familles. Les théories "sociales", liant à des phénomènes collectifs la communication et linteraction sociale (représentations communes, stéréotypes ...) sont peu considérées actuellement chez les patients. Pourtant Vygotski ( 1985) avait invité à concevoir que si la cognition du sujet individuel émerge bien du "biologique", elle nen demeure pas moins un construit "social". Cest la démarche que nous essayons de développer pour létude de nos patients, dans une dialectique psychopathologie-normalité pour lapproche des processus psychologiques de communication et de linteraction sociale.
BIBLIOGRAPHIE
ANDREEWSKY E., 1991, Systémique et cognition, Afcet systèmes, Dunod édition.
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FUSTER J.M., 1995, Memory in the Cerebral Cortex, MIT Press.
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