LA LETTRE
D'INTERMEDIATIONS No 3
OBJECTIF DE LA LETTRE
La LETTRE D'INTERMEDIATIONS se propose
de développer un
effet-réseau parmi les adhérents de l'association et au delà
... en leur offrant un espace
d'échanges.
La LETTRE contient/pourrait contenir des
articles, des fiches de lecture, des commentaires de
colloques, des réactions à certains évènements
publics, etc ...
La parution initiale envisagée
est bi-annuelle. Nous comptons
donc sur l'active participation de tous nos
lecteurs.
INTRODUCTION A LA LETTRE No 3 par ANDRE ROBERT (Assistant social, praticien du Travail à distance, intervenant systémique dans un Centre d'alcoo- logie ambulatoire)
La Lettre d'Intermédiations se propose
d'offrir un espace d'échan- ges continus à ceux qui sont en
quête d'une pensée de reliance et
de solidarité. Mais quel intérêt
avons-nous à vouloir relier et
coopérer ?
Quand on fait profession de soutenir et
d'accompagner dans leur parcours de survie physique, psychique et civique
les membres de notre communauté qui sont sacrifiés sur l'autel
des équilibres sociaux, on voit, chaque jour, l'urgence
de recourir à une pensée qui embrasse tout ce qui vit et fait
vivre dans notre société.
Urgence d'une pensée qui permette à
la fois le grand angle et le zoom. A la fois penser suffisamment large pour
mettre l'homme au coeur des projets des hommes, et penser suffisamment
précis pour considérer chaque entre-deux vécu où
surgit le mouvement, l'es- prit, la vie (BATESON).
Urgence d'une pensée qui aide à
voir à la fois un ensemble d'interactions et une interaction au milieu
de cet ensemble.
Nécessité d'une pensée
qui nourisse l'action individuelle et col- lective pour réduire cette
dérangeante affinité entre richesse et
pauvreté, entre nantis et
nécessiteux.
Obligation donc d'une pensée qui embrasse
pour soutenir l'intelligence de chaque citoyen dans sa démarche civique;
une pensée qui aide le politique dans son action régulatrice
des violences col- lectives et indivduelles, des antagonismes entre entrepreneurs
et salariés, entre travailleurs et chômeurs; une pensée
qui suscite l'entr'aide entre biologiste et généraliste,
ingénieur et utili- sateur, législateur et travailleur social,
enseignant et enseigné, assistant et assisté, soignant et
soigné.
Or chacun s'emploie consciencieusement à
appliquer son savoir disciplinaire compartimenté, partiel,
partial (Edgar MORIN). De ce fait,
chacun pense bien faire sans concertation et sans soli- darité; pense
bien faire sans que son faire interroge son savoir et donc sans faire de
son faire un nouveau savoir biodégradable
et donc révisable si celui-ci se
révèle inopérant dans le faire.
Ainsi, le choix des moyens ne questionne et
ne transforme pas les fins
rêvées (liberté, égalité, fraternité)
pour être conduit à
choisir de nouveaux moyens.
Mes diplômes pour une pensée qui
embrasse !
La pensée complexe (complexere:
embrasser) projette de construi- re une pensée qui embrasse
en reliant ce que la pensée discipli- naire compartimente, ce que
la pensée réaliste et positive rejet- te: le contradictoire
(J.L LE MOIGNE); et donc l'antagonisme, le désordre, l'incertitude,
l'attente et la surprise de l'émergence de l'entre-deux, et ceci au
nom de la Raison et de l'immédiateté de la réponse et
de la solution, au nom de la maîtrise de la na- ture et de la vie.
Pour parodier Bruno TRICOIRE, se
référant lui-même à Isabelle
STENGERS, plutôt l'insistance de
la question que l'assistance de la réponse !
Pour illustrer la fécondité de
la pensée complexe qui projette de relier dialogiquement
(Edgar MORIN) des notions que la pensée réaliste et positive
sépare: ordre et désordre, certitude et in- certitude, nous
proposons un écrit de l'une de nos adhérentes, conseillère
en économie sociale et familiale, ayant exercé dans le service
d'insertion d'un C.C.A.S.
Son récit montre comment, à partir
de la contrainte d'un contrat d'insertion, l'insistance de la question aide
l'intervenante et un concitoyen en souffrance personnelle, familiale et sociale
à concilier les inconciliables de son histoire, à se relier
aux acteurs de sa situation: mère, frères, médecins,
travailleurs sociaux et administratifs des divers dispositifs sociaux.
Nous vous invitons donc à lire cet
écrit qui renvoit à nos réali- tés professionnelles
et quotidiennes pour alimenter et soutenir nos échanges à
l'occasion de notre A.G., à partir de cette question que nous devons
garder :
Comment une pensée de reliance et de
solidarité, renvoyant de ce fait à l'éthique d'un certain
civisme, peut-elle nous aider
individuellement et collectivement, à chaque instant
et en tout lieu, dans nos vies et interventions
profession- nelles, dans nos équipes, dans nos institutions et dans
nos administrations ?
Bonne lecture.
En se présentant lors de sa première convocation au service Insertion R.M.I pour élaborer son contrat d'insertion, Monsieur JACQUES me déclare:
Je suis alcoolique; je n'ai pas peur
de le dire. Mais je ne bois plus depuis 14 mois. En octobre, j'aurai ma
médaille d'abstinent. Si je n'ai pas de logement et pas de travail
à la fin de l'année, je me remets à boire.
Déconcertée, j'avance avec
précaution que nous ferons avec lui et non pour
lui. Après avoir entendu ces propos, Monsieur JACQUES se lève
et claque la porte.
Une demi-heure plus tard, un militant d'association
d'anciens buveurs s'indigne au téléphone qu'on ne fasse rien
pour les gens qui essaient de s'en sortir.
Je revois Monsieur JACQUES, qui regrette son
emportement.
Il ne boit plus, mais il est dépressif ...
Il est suivi par un médecin du Centre d'Alcoologie ...
Il vit seul avec sa mère qui l'héberge; mais il ne supporte plus la cohabitation, et d'avoir à lui rendre des comptes ...
Il veut un petit studio à lui.
Et pour ne pas tourner en rond entre ses quatre
murs, il veut un travail à mi-temps pour commencer, car il n'est pas
sûr de tenir le coup vu son
état de santé.
1. PREMIER CONTRAT: CE QUE MONSIEUR JACQUES
NOUS MONTRE
Dix jours plus tard, il signe son premier
contrat d'insertion qui reprend ses sujets de préoccupation:
logement et travail.
Et six mois plus tard, il obtient un logement
éloigné de celui de sa mère comme il le souhaitait.
Finie la cohabitation avec ma mè- re ! dit-il. Mais dans
son propos, je perçois que c'est elle qui lui fait tout comme avant:
son ménage, ses courses, l'entretien de son linge, ses démarches
dans les administrations, et va jusqu'à consulter, pour lui, chez
le médecin traitant.
Deux mois se passent et j'apprends qu'il est
hospitalisé pour dépression nerveuse (séjour de 15 jours).
2. SECOND CONTRAT: EMERGENCE D'UN ECART ENTRE
SES PROJETS ET SES REALISATIONS
Le deuxième contrat d'insertion est élaboré autour de deux thèmes:
autonomie dans le quotidien et
reprise d'activité par le travail, concrétisés
au moyen d'un accompagnement social intensif par une assistante sociale du
Centre d'Alcoologie et au moyen d'une recherche, avec mon soutien, d'un Contrat
Emploi Solidarité
aménagé.
Ce contrat révèle que Monsieur
JACQUES ne peut mettre en pratique ce qu'il projette: il honore ses rendez-vous
avec l'assistante sociale et se montre toujours d'accord pour aborder ses
problèmes,mais n'accomplit aucune des tâches prévues.
Avec moi, il argumente la
nécessité d'un changement de logement pour se sentir mieux
et d'un emploi digne de ce nom.
Du fait de ces attentes, il se montre de plus
en plus déçu par
l'inefficacité de l'assistante sociale
du Centre d'Alcoologie, de
moi-même et du dispositif R.M.I.
Puis, dès que j'ai énoncé
l'idée d'un troisième contrat, Monsieur
JACQUES ne se présente plus aux convocations.
Toutefois, à deux reprises, sa mère m'appelle, une
première fois en cachette de son fils, puis une seconde en me priant
de l'excuser de sa part en disant:
il est très mal.
Elle ajoute qu'elle compte sur moi et sur le
Centre d'Alcoologie pour l'aider car, de son côté, elle n'en
peut plus. En effet, elle fait
tout puisqu'il ne fait rien.
Durant un an, Monsieur JACQUES reste absent
malgré de multiples courriers de rappels dont plusieurs signés
de la direction du C.C.A.S.
Je me sens dans une impasse et je pense à
recourir, alors, à la
méthodologie du Travail à distance
développée par le Centre d'Al- coologie, à travers laquelle
je pourrais trouver l'espace tiers
dont je ressens le besoin.
. Un Travail à distance s'engage:
choix d'une hypothèse
En rencontrant pour la première fois Monsieur André ROBERT, je décris comment le contrat d'insertion fait fuir Monsieur JACQUES.
Je traduis aussi la demande d'aide de Madame
JACQUES pour son fils qu'elle n'arrive pas à aider, alors que Monsieur
JACQUES m'a dé- montré ainsi qu'à sa mère que
mon aide ne lui servait à rien.
Monsieur ROBERT me soumet alors plusieurs
hypothèses dont la suivante:
Monsieur JACQUES aiderait sa mère à être une mère en déve- loppant un comportement qui la contraint à tout faire pour lui.
De son côté, Madame JACQUES serait
demandeuse d'aide pour son fils
selon sa propre conception de l'aide à celui-ci,
qui se traduit par l'injonction comportementale
suivante: sans moi tu ne peux rien
faire, ce qui donne sens à ma vie.
Cette hypothèse m'inspire. Je la retiens donc et nous construisons la poursuite de mon intervention autour de cet objectif:
Solliciter une délégation de
pouvoir de la part de Madame et
accueillir ses sollicitations comme des opportunités pour s'apprendre
mutuellement à aider son fils.
Lors des deux séances suivantes avec
Monsieur ROBERT, j'ai comme seul élément un courrier de Monsieur
JACQUES. Il y décline le rendez-vous proposé pour raison de
santé et renonce à s'engager dans un contrat d'insertion qu'il
doute de pouvoir accomplir. Il sollicite un délai en attendant une
amélioration de sa santé qui lui permette de vivre comme
tout le monde.
. Restitution d'une perception qui offre
une alternative
Nous élaborons alors ensemble une
réponse à ce courrier par une lettre (jointe en annexe).
Celle-ci:
. essaie de prendre en compte d'une part, son inquiétude par rapport à sa santé et d'autre part, la loyauté qu'il veut développer à l'égard de son futur employeur, ce qu'il ne peut faire dans un tel état;
. puis, après l'énoncé de la loi ne permettant pas d'accorder le délai demandé, l'invite à traduire ses craintes et les problèmes qu'il a à surmonter;
. et fixe un nouveau rendez-vous.
Or, Monsieur JACQUES ne se manifeste pas à la suite de ce courrier. Ce fait m'engage à prendre plus en compte son immobilisme.
En effet, pour le mettre en mouvement, nous
imaginons le projet de relier les deux pôles (espaces) suivants:
. celui de la contrainte et de la loi, par une relance signée de l'institution,
. et celui de la plainte et de l'accompagnement,
en y joignant une copie du précédent courrier.
Faisant toujours le mort, Monsieur JACQUES nous
laisse supposer que la première lettre qu'il a reçue le laisse
sans voix et que la traduction de ses difficultés à la Commission
Locale d'Insertion (C.L.I) l'engage trop. Cette supposition nous conduit
à penser qu'il va tester la procédure de relance jusqu'au bout,
puisque nous avons perçu qu'il aime le défi.
Trois mois plus tard, le versement du R.M.I est suspendu et, dans les jours qui suivent, Madame JACQUES me demande rendez-vous en urgence pour son fils.
. Recours à la ressource
maternelle
Je saisis l'occasion de cette démarche
téléphonique pour ouvrir la possibilité d'une rencontre
à trois et j'exprime à Madame ma difficulté à
aider son fils et mon besoin de son aide. Madame JACQUES
entend ma suggestion, mais pense que son fils
refusera de me parler de certaines choses devant elle.
Peu de temps après, Monsieur JACQUES se présente au rendez-vous.
De suite, il évoque la lettre qu'il a
rangée dans l'armoire et qu'il connaît par coeur.
Plus tard, je lui traduis ma perception de sa
mère comme un pont entre lui et moi et ma crainte pour
l'avenir si, lui et moi, nous faisons sauter ce pont. Confirmant
ma perception et ma crainte, il accepte d'introduire sa mère dans
les entretiens et durant trois rendez-vous se présente avec elle.
Je conviens avec Monsieur JACQUES et sa mère
que Monsieur restera maître de la situation et aura toujours le dernier
mot. Ceci lui plaît beaucoup.
Dans ce nouveau contexte d'intervention, il
reconnaît avoir dépassé les limites en fuyant le
contrat d'insertion. Mais avec la suppression du R.M.I et sa radiation
de l'A.N.P.E, il estime qu'il n'existe plus en disant: je ne suis pas
un bon à rien. Il se plaint aussi de sa santé, ce qui
est confirmé par sa mère: il est toujours mal fichu
dit-elle.
Comme convenu avec Monsieur ROBERT,
j'amplifie alors le problème de santé et suggère
l'Allocation pour Adulte Handicapé. Monsieur JACQUES et sa mère
s'opposent immédiatement à cette idée. J'apprends ainsi
que la C.O.T.O.R.E.P s'est déja prononcée il y a quelques
années pour un reclassement professionnel, et que Monsieur JACQUES
a fui le centre de rééducation parcequ'il estimait qu'il n'y
était pas à sa place.
La contradiction entre son sentiment de
ne pas être comme tout le monde et son désir de travailler
pour être comme tout le monde est très forte. Je
propose de la traduire dans le troisième contrat d'insertion. Monsieur
JACQUES accepte.
3. TROISIEME CONTRAT: COMMENT DEVENIR COMME
TOUT LE MONDE LORSQUE L'ON
EST CONVAINCU DU CONTRAIRE ?
Il s'engage ainsi, à travers des entretiens
avec le service instructeur, à chercher comment réduire cette
contradiction; il demandera la collaboration de sa mère ainsi que
l'éclairage de son médecin traitant pour qu'il nous guide dans
les orientations possibles du contrat d'insertion, compte tenu des
problèmes de santé.
Avec lui et sa mère, nous convenons de préparer ensemble la rencontre du médecin en élaborant un courrier de ma part, que Mon- sieur JACQUES ira porter lui-même puisqu'il s'agit de sa santé.
Enchaînant, Madame JACQUES ajoute qu'elle
souhaite ne plus participer aux entretiens.
Avant de prendre congé, elle exprime
ses préoccupations pour subvenir aux besoins financiers de ses fils,
tous les deux bénéficiaires du R.M.I. Comprenant son
inquiétude, je lui suggére de demander l'aide de l'assistante
sociale de son quartier.
Le médecin, contacté en fait par
Madame JACQUES, me confirme par courrier que le problème ne réside
pas dans une inaptitude au travail mais dans un problème de
comportement.
Monsieur JACQUES considère cette
définition du problème comme abusive et jugeante. Mais ceci
l'amène à parler de son attitude face aux contraintes qu'il
ne supporte pas: toute contrainte le fait fuir.
4. QUATRIEME CONTRAT: UN CONTRAT DE
NON-CONTRAT
Je le conforte en disant que c'est ce qui s'est
passé jusqu'ici dans les contrats et, dans le quatrième,
nous proposons un engagement autour d'un planning de trois entretiens à
un mois d'inter- valle afin de parler de ces contraintes.
La C.L.I accepte cet engagement mais l'assortit
d'une obligation à poursuivre son parcours dans une action
concrète.
Madame JACQUES, entre temps, a pris connaissance
du courrier du médecin. Elle demande au téléphone à
me rencontrer pour savoir ce que j'en pense. La secrétaire, alors,
lui rappelle les modalités de travail du service, selon lesquelles
je ne puis établir la relation avec elle que si son fils y est
associé.
Monsieur JACQUES se montre très assidu
aux rendez-vous fixés. Lors du premier entretien, j'énonce
la problématique suivante qu'il approuve d'un signe de tête:
Comment allez-vous vous y prendre pour croire
en vous, tout en étant convaincu que vous avez un mal de
chien à supporter les contraintes que vous vous donnez
vous-même dans les contrats ?
Par la suite, il s'appliquera à chaque
entretien à me démontrer qu'il est dans l'incapacité
de passer un contrat, et l'illustrera par ses relations amoureuses toutes
éphémères. Avec son amie du moment, il cherchera comment
passer un contrat à mi-temps car il ne se sent pas capable
de s'engager. Il se considère anormal parcequ'infidèle.
Nous découvrons ainsi qu'il n'est pas encore en mesure de s'imaginer capable d'honorer un contrat. Je lui souligne son doute.
Il réagit vivement en requérant
un essai dans le cadre d'un contrat de travail.
Avec Monsieur ROBERT, nous convenons de donner
corps à cette requête au moyen d'un contrat (d'insertion)
d'essai:
Celui-ci serait un essai d'engagement dans
une activité (de type C.E.S) avec une clause prévoyant une
rupture de contrat à tout moment (méthodologie d'intervention
d'un contrat de non contrat). Ce contrat de non contrat
permettrait à Monsieur de se désengager sans décevoir
à ses yeux l'employeur et
lui-même, ce qui est pour lui la pire des choses pour
reprendre ses propres termes.
En entendant cela, Monsieur JACQUES déclare
ah oui ! et accepte cette proposition en affirmant qu'il est
capable en effet de res- pecter un contrat lorsqu'il a droit à
l'erreur.
5. CINQUIEME CONTRAT: SE PREPARER AUX OBSTACLES A FRANCHIR
La C.L.I paraphe ce cinquième contrat
avec la recherche d'un C.E.S selon ce cadre.
Je pressens les contraintes que va subir Monsieur
JACQUES dans la mise en place de cette action: l'attente
interminable d'une con- vocation, l'entretien d'embauche vécu
comme un interrogatoire, les filtrages des
secrétariats de direction, la course insensée
après les pièces justificatives à fournir ... et mesure
la difficulté pour le futur
organisme employeur d'intégrer un candidat au travail qui n'est pas
certain d'être capable de travailler.
Nous convenons avec Monsieur ROBERT que mon intervention va alors consister:
. à énoncer au cours d'un entretien avec Monsieur JACQUES ce que je perçois des contraintes présupposées qu'il va subir et l'aider à mettre lui-même des mots sur sa manière de les vivre;
. à lui traduire aussi la conscience que j'ai de l'envergure de son engagement quotidien;
. à proposer à l'organisme qui
s'apprête à l'embaucher une
rencontre tripartite au cours de laquelle je
m'attacherai à faciliter
l'expression de Monsieur JACQUES par rapport
à son doute et celle de l'employeur
par rapport à ce con trat singulier.
Malgré son accord, Monsieur JACQUES ne
se présente à cette rencontre. A l'entretien suivant, il justifie
son absence par son épuisement suite aux démarches administratives
et à la procédure
d'entretiens.
Je repère cependant et le lui traduis
qu'il a accompli seul, cette fois, un certain nombre de démarches.
Sa mère est à nouveau intervenue quand en bout de course il
a manifesté qu'il n'en pouvait
plus.
La secrétaire, à l'accueil,
me fait remarquer, quant à elle, l'attitude plus conciliante de Monsieur
JACQUES quand il se présente au service. Elle note aussi une
évolution dans les appels téléphoniques de sa mère:
dans l'expression de ses demandes, elle tient compte, désormais, de
la démarche engagée avec son fils par le service.
Monsieur JACQUES m'a indiqué que, lors de son premier contact direct avec l'employeur, il lui a fait part de ses incertitudes liées à son état de santé. Il lui est donc demandé de se soumettre au préalable à un bilan de santé. Il formule alors une demande expresse:
pour répondre aux interrogations de
son environnement, il veut se soumettre à un bilan de santé
en raport avec ses aptitudes à
l'emploi.
Nous discutons des moyens possibles pour obtenir
cette évaluation et Monsieur JACQUES décide qu'il sollicitera
à nouveau la C.O.T.O.R.E.P. Cette démarche fera l'objet de
ses contrats d'insertion suivants.
6. LES CONTRATS SUIVANTS
Monsieur JACQUES manifeste alors sa détermination à engager les démarches nécessaires: il contacte la C.O.T.O.R.E.P et prend rendez-vous avec son médecin traitant. Dans son dossier, il formule une double demande:
. celle d'une reconnaissance de Travailleur Handicapé qui statuera sur le niveau de son handicap par rapport à l'emploi;
. celle d'une demande d'Allocation pour Adulte
Handicapé qui reconnaîtra,
le cas échéant, son inaptitude au travail, ce
qu'il appelle de ses voeux et redoute à
la fois.
Son doute, cependant, s'exprime à nouveau
au moment de l'envoi du dossier, puis plus tard lorsqu'il négligera
de se présenter à la visite médicale.
Nous imaginons avec Monsieur ROBERT que je lui proposerai de l'aider à apprivoiser ses appréhensions, en formulant avec lui à l'avance les étapes à franchir, qu'il vit comme des supplices.
Mon objectif sera ainsi de le préparer
à se présenter devant les institutions avec un discours, non
pas sur les causes de son état,
mais sur ses projets possibles à partir
de son état.
Ayant accepté et effectué la suite de ses démarches, Monsieur JACQUES reçoit une première décision de la C.O.T.O.R.E.P : celle d'un refus d'attribution de l'Allocation pour Adulte Handicapé.
Elle provoque sa colère: on n'a donc pas fini de le torturer !
Il veut qu'on le laisse tranquille, qu'on fasse
comme s'il n'existait pas ...
Je lui fais part, alors, de cette volonté
de TOUT ou RIEN que nous avons observée Monsieur ROBERT et moi dans
son comportement. Face à la C.O.T.O.R.E.P, c'est tout inapte ou rien.
Le rejet d'A.A.H., pour ma part, me conforte dans l'idée qu'il n'est
pas BON A RIEN comme il se juge lui-même. Monsieur JACQUES est d'abord
choqué par mon propos, mais reconnaît qu'il se juge durement.
Dans les mois qui suivent, il se présente à tous les entretiens auxquels il est convoqué en vue d'une reconnaissance de Travailleur Handicapé: auprès du médecin de l'emploi, du service social de la C.R.A.M., du service psychotechnique de l'A.F.P.A. ...
Il s'est acheté un agenda et, pour la
première fois, sollicite un entretien avec moi. Il me demande de prendre
acte de toutes ses démarches afin de les traduire à la C.L.I
le jour venu.
Plus tard, Monsieur JACQUES introduit sa mère
à l'issue d'une de nos rencontres, pour que je lui explique les
modalités d'une demande d'aide financière pour des soins qu'il
a entrepris. Il n'est pas certain, en effet, d'avoir compris la marche à
suivre. Il nous laisse seules un moment.
. Evolution de la mère: la prise
en considération de son fils
Madame JACQUES, alors, m'exprime son
étonnement de le voir, pour la première fois, mener à
son terme une démarche de dix séances de soins, sa satisfaction
de le voir plus calme et plus correct et son sentiment que les
rendez-vous qu'il a depuis quelques années dans notre service n'y
sont pas étrangers.
Puis, elle parle d'une partie de leur histoire,
à elle et à son fils: à sa naissance, Monsieur JACQUES
a été seulement reconnu par son père qui
décédera huit ans plus tard. Il aura seize ans lorsqu'elle
le reconnaîtra à son tour, les circonstances de sa vie
tourmentée étant plus favorables. Elle a engagé, depuis
quelques mois, les démarches auprès du Tribunal de Grande Instance
pour le légitimer. Il est lui-même pleinement associé
à ce projet.
Madame JACQUES est persuadée que son
fils m'a parlé de tout cela depuis longtemps. C'est avec étonnement
qu'elle découvre que mon travail avec son fils consiste à essayer
de l'aider à partir de ce qu'il juge opportun de me livrer, en
l'occurrence, ce qui le préoccupe dans le présent sans
référence à son passé. Elle écoute avec
intérêt, et soulagement me semble-t-il, ce que je lui décris
des limites de mon travail. Elle me demande enfin de ne pas mentionner
auprès de son fils ce qu'elle vient de me révéler.
. J'ai une place, donc je suis
Or, lorsque je revois Monsieur JACQUES, quelques temps plus tard, il ajoute à la description des démarches qu'il mène désormais, celles qu'il effectue avec sa mère pour sa légitimation.
Le jugement prononcé, me dit-il,
je figurerai enfin en tant qu'aîné sur le livret de famille
et non plus en troisième position des frères et soeurs, dans
la marge, comme actuellement.
Quand, enfin, il reçoit de la C.O.T.O.R.E.P.
la notification concernant sa reconnaissance de Travailleur Handicapé
en catégorie C correspondant à un handicap lourd, il manifeste
encore une fois son doute à s'engager auprès d'un employeur.
Il décide de renouveler sa demande auprès de la C.O.T.O.R.E.P.
mais de l'orienter à
présent vers une demande unique d'Allocation pour Adulte
Handicapé.
Nous posons alors, Monsieur ROBERT et moi, une
nouvelle hypothèse: cette
allocation représenterait pour lui une opportunité pour être
reconnu comme il se sent être. Ce serait pour lui, de ce fait, une
chance de vouloir exister autrement.
CONCLUSION
Travailleur social et utilisatrice du Travail
à Distance, j'ai voulu, à travers ce récit, illustrer
la fertilité de cette approche dans les situations complexes auxquelles,
comme mes collègues, je me trouve souvent confrontée. Cette
situation singulière nous est apparue, à A.ROBERT et à
moi-même, constituer un cas d'école dans la mesure où
elle est révélatrice d'une problématique
générale que nous retrouvons chez de nombreux
bénéficiaires du R.M.I.
Ceux-ci se présentent souvent au service
instructeur en exprimant leur mal-être social sous forme de plaintes,
de revendications, d'opposition
ou d'agressivité ..., de soumission, d'écrasement,
de débordement, de désenchantement
ou de passivité ..., alors qu'il s'agit d'élaborer un projet
d'insertion sociale ou professionnelle, formalisé dans un contrat.
L'intervenant social doit partir d'un discours
d'ordre émotionnel, et donc
existentiel, pour guider le bénéficiaire dans le passage de
l'irrationnel de sa souffrance au rationnel d'un contrat. Il est confronté,
de ce fait, à cette problématique: comment bien prendre en
compte cet irrationnel, sans tomber
dans l'affectif, pour aider la personne à
prendre distance par rapport à son vécu sans qu'elle le vive
comme un acte de
déconsidération.
Ce récit illustre bien que la prise en
compte des problèmes existentiels est du ressort de spécialistes.
Mais, il arrive souvent que l'amplitude de ces problèmes vécus
dépasse un tel seuil de souffrance qu'elle entraîne chez les
personnes des processus de repli sur soi, de perte de confiance, de
dévalorisation, de conduites asociales, d'alcoolisation ... aboutissant
à un rejet de toute forme d'aide. Les conduites d'alcoolisation
problématiques, en particulier, se caractérisent par le déni
des problèmes et donc par une absence de demande auprès des
spécialistes. Ainsi, dans ce
contexte, seule une contrainte, comme peut
l'être un contrat d'insertion, offre une opportunité pour ces
personnes d'exprimer leur mal-être et leur détresse.
C'est ici que le Travail à Distance,
que propose le Centre d'Alcoologie, se montre pertinent pour les professionnels
confrontés à ces situations. S'appuyant sur des conceptions
constructivistes, cette démarche s'est, pour moi,
révélée ressource pour appréhender les rapports
entre les acteurs et entre les fonctions.
Lorsqu'il y a déni et absence de demande, il s'agit de travailler en amont, c'est à dire sur le rapport entre l'exigence d'une contrainte et l'expression d'une plainte de celui qui la subit.
L'intervenant, bien placé pour recevoir la plainte, tentera alors d'aider le plaignant à transformer sa revendication en demande en vue d'un projet.
Dans la situation de Monsieur JACQUES, il me fallait entendre sa plainte
pour pouvoir le rencontrer. Le Travail à Distance m'a d'abord ouvert
les yeux, si j'ose dire, sur l'importance du regard, ou plus exactement,
des regards portés sur ce qui se passe entre les gens et entre les
faits:
. le regard du professionnel du Travail à Distance, attentif à la fois aux places occupées par les acteurs et aux fonctions exercées - celle enveloppante et sécurisante de Madame JACQUES, celle contraignante et structurante de la Commission Locale d'Insertion, la mienne, accompagnatrice imposée et témoin autorisé à mettre des mots sur ce que je voyais;
. mon regard sur les attitudes qui pouvaient
provoquer l'adhésion de Monsieur JACQUES, réduire sa souffrance
et l'aider à se mettre en mouvement avec son environnement.
Il ne s'agit pas de regard à priori,
mais d'une construction mentale à partir de regards associés
et complémentaires, et mise régulièrement à
l'épreuve des faits.
La formulation d'hypothèses sur la
problématique familiale qui nous apparaissait a pu nous permettre
ensuite de bâtir, étape par étape, les lignes directrices
de mon intervention. Ainsi, ce qui
à première vue apparaisait comme
autant d'échecs dans ses contrats d'insertion et me déroutait,
a pris pour moi un autre sens, celui d'une loyauté de Monsieur JACQUES
envers sa famille lui interdisant toute autre relation sociale.
Dans de tels contextes, les solutions, si elles existent, ne peu- vent venir
que des intéressés eux-mêmes. Dans la confusion où
je me trouvais, m'associer à un professionnel du Travail à
Distance m'est apparu être une démarche singulière qui,
paradoxalement, en tentant d'approcher
l'incertitude des réalités m'a offert de multiples ouvertures
pour rejoindre un bénéficiaire dans sa souf- france. Le dispositif
R.M.I. offre ses ressources: sa finalité qui tend à
reconnaître à chaque personne le droit à une place de
citoyen et son cadre contractuel qui relie exigence et aide. J'ai pu constater
que bien des allocataires du R.M.I., enfermés par leur souffrance,
ne parviennent pas à en profiter. Comme cet exposé le décrit,
une démarche telle que celle du Travail à Distance peut les
accompagner dans cette voie en ouvrant à des intervenants sociaux
des possibilités pour aider ces personnes à utiliser leur
énergie à se construire plutôt qu'à se détruire.
ANNEXE:
Transcription du courrier adressé à Monsieur JACQUES
par le service Insertion
R.M.I
Centre Communal
d'Action
Sociale Le 25 juin 1992
Monsieur,
J'ai bien reçu votre courrier du 12
juin dernier et la photocopie d'une
lettre de votre médecin traitant adressée à un
confrère. Je constate votre inquiétude
suscitée par votre état
et pour lequel vous ne voyez pas d'amélioration.
Je comprends, en effet, que cela ne vous incite
pas à vous engager dans un contrat d'insertion dans la vie
professionnelle. Malgré tout, comme cette situation qui ne vous permet
pas de vivre comme tout le monde dure depuis que je vous connais
- c'est à dire trois ans au 28 juillet prochain - je suis convaincue
que le délai que vous sollicitez
n'est plus une solution.
De ce fait, je vous demande de venir me rencontrer
le Mardi 30juin à 10 heures
en vue d'élaborer un contrat qui traduise, à la Commission
Locale d'Insertion, tous les problèmes que vous avez à surmonter
depuis longtemps.
Comptant sur votre présence, je vous
prie d'agréer, Monsieur, l'expression de mes respectueuses
salutations.
M.R. BODIN
Service Insertion R.M.I.