Un document du programme européen M.C.X./A.P.C.
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Jean-Louis Le Moigne 25 Janvier 99
Réflexion à partir d'une note de Jacques Miermont (Décembre
99):
Jusqu'où pouvons nous délibérer en situation complexe
?
La discussion proposée par J. Miermont peut tre entendue comme une
invitation à délibérer sur la délibération
et ne se présente pas comme une "étude achevée ". Les
réflexions qu'elle suscite ne constituent donc pas une critique m
me si elles sont parfois provoquées par des réactions critiques
à la lecture de tel argument ou de telle interprétation . On
pratiquera ainsi la méthode des "renvois instables ou méta
stables" que retient l'auteur pour s'autoriser une "écriture chemin
faisant" , plus soucieuse de la densité de son contenu que de sa
cohérence formelle.
1. Questions de définitions .
Chacun est libre de définir les concepts qu'il utilise comme il l'entend
dés lors qu'il formule explicitement ces définitions , qu'il
souligne leur éventuel écart avec l'usage courant , qu'il n'en
modifie pas la teneur au fil du propos .
Complexité est il encore un mot piège ? : "entité concourant à une activité bien définie , construction de nombreux éléments coordonnés ....qu'on ne peut jamais circonscrire en totalité.. . et qui ne diffère de la complication que parce que les moyens technique actuellement disponibles pour le comprendre (ou décrire ?) ne sont pas suffisants ...".
Je confesse que cette définition m'embarrasse , car elle ne permet plus d'évoquer la représentation d'activités perçus confusément , mal ou pas coordonnées, inséparables sans tre transformés par une découpe, m me si l'on dispose de moyens techniques permettant une hypothétique réduction à leur plus simple expression ...
Elle m'embarrasse d'autant plus que la caractérisation de la complexité qui apparaîtra 19 pages plus loin en conclusion , fondée sur les relations d'incertitudes entre les activités (et acteurs) , me convient mieux : elle n'est plus une extension , un passage à la limite, de la complication , elle est d'une autre nature , non pas contraire ou limite extr me mais différente .
Nous faudra t il alors inventer un nouveau néologisme pour dire cette "intelligible imprévisibilité essentielle" (P.Valéry) qui semblait jusqu'ici bien accepté et compatible avec les définitions plus luxuriantes que propose E.Morin ouvrant "les avenues de la complexité " et déployant "le Paradigme de la Complexité" dans ses multiples facettes ; ceci à fin de la différencier sans difficulté de la complication .
Avec J. Voge , pour désigner cette "extr me complication" qu'en effet
les mathématiciens - informaticiens appellent , par coquetterie
"complexité" nous proposions il y a quelques années , "hyper
- complication": peut tre est ce cela que veut évoquer la définition
initiale de J.M. ? On comprendrait alors que le modèle du calcul "hyper
compliqué" (du genre démonstration du théorème
de Fermat en 2000 pages ?) constitue une référence beaucoup
plus tentante pour proposer des solutions de problèmes hyper
compliqués que le modèle encore confus de la
délibération ?
Délibération est un concept plus malaisé à définir dans son usage ("Wittgenstein 2") ou dans ses contextes contemporains en Occident : si l'on apprend à calculer , on n'apprend plus guère à délibérer comme le faisaient les grecs ou les romains qui nous livrèrent ce concept . On a en quelque sorte le mot sans son usage !
J'avais été étonné puis heureux de voir le mot et l'usage réapparaître dans la lancée de la nouvelle rhétorique , des nouvelles sciences de l'éducation , de la logique naturelle , des pragmatismes (W.James ) ... , pour rendre compte de la différence perçue avec la conversation , le débat (sans décision finale ) et la concertation (consensus contraint pour les concertistes ) .Il permet de rendre compte de la complexité familière (usage) de ces échanges au cours desquelles les représentations se transforment et suscitent l'émergence de nouvelles interprétations , provoquant quelque formes d'invention ("chercher ce qui n'existe pas encore et parfois le trouver", disait Plaute), par le jeu des interactions fins-moyens- fins - moyens ... (ou interprétation - représentation - interprétation-...) que permet la délibération empiriquement observable (cf le célèbre scénario du film "12 hommes en colère") .
Ce processus , sans doute imprévisible dans ses résultats,
est cependant parfaitement intelligible : Dés lors que le but à
atteindre n'est pas figé et précis , chacun comprend aisément
qu'il puisse se transformer et susciter ainsi de nouvelles hypothèses
d'action possibles dont nul ne peut se déclarer propriétaire
puisqu'elles ne se seraient pas effectivement formées s'il n'y avait
pas eu délibération.
En pratique , les règles du jeu de la délibération n'étant plus guère connues , n'étant plus enseignées, (à la différence de celles du calcul) , chacun raconte volontiers des histoires douloureuses de manipulations plus ou moins autoritaires baptisées pompeusement délibération (les jurys d'examens constituent souvent une cruelle illustration ) . On comprend que l'expérience de pseudo - délibérations d'équipes soignantes autour du cas d'un schizophrène qu'évoquent succinctement J.Miermont , soit particulièrement difficile à vivre . Mais faut il jeter le bébé avec l'eau du bain et supprimer les arbres qui ombrent la route en arguant du mauvais usage qu'en font les automobilistes qui les heurtent ? Apprendre à conduire ici , à délibérer là , n'est ce pas une alternative qui mérite attention?
Dés lors ,il nous faut mieux appréhender dans sa complexité
ce concept de délibération en ne le parant ni de plus ,ni de
moins de vertu, que celui de calcul dont il est en quelque sorte le dual
en terme de rationalité .
Connaissance Actionable Le néologisme , nul n'en disconvient, n'est pas très heureux . Il est formé par l'anglo-saxon "actionable knowledge"(D.C Schn, 1983) et sa définition n'est pas aisée à stabiliser , surtout si on tient le qualificatif "actionable" pour un discriminant : peut on concevoir des connaissances non- actionnables ? Une fois encore la contrainte logique formelle qui veut que "Non X" soit le "contraire sémantique de X" (ou son "opposé") , au lieu d' tre tenu pour un des "différents plausibles de X ", complique singulièrement l'interprétation .(ce n'est pas la logique formelle en soi qui impose cette contrainte , c'est l'usage que l'on en fait, les logiciens professionnels étant souvent les premiers à donner le mauvais exemple!)
Je ne propose pas de reprendre ici cette discussion légitime (ce que j'ai amorcé dans un petit texte reliant "actionable knowledge" à " action intelligente") , et je suggère une définition pragmatique provisoire qui permet , me semble t'il la communication intelligible , différente de celle proposée par l'évidente clarté cartésienne :Une connaissance actionable est une connaissance qui se forme intentionnellement dans , par et pour l'action du locuteur qui l'expose .
Autrement dit , les connaissances actionnables ne seront pas des connaissances
que l'on "applique", mais des connaissances que l'on "produit" et reproduit
.Elles se légitiment par leur caractère de plausibilité
(les exemples de J.M. tirés de la pragmatiques des communications
l'illustrent fort bien) et de faisabilité (le locuteur peut exposer
de façon intelligible et reproductible le mode de construction de
cette connaissance)
2 Délibérations : Rites et Procédures
La pré définition des rites de la délibération
, en 7 procédures que propose J.M. (p.4-5) a l'inconvénient
de son arbitraire apparent (pourquoi celles là et pas d'autres , comment
sont elles justifiées? ...) et l'avantage de son existence : pour
amorcer un délibération , n'est il pas commode de disposer
d'une proposition initiale qui provoque la réaction des interlocuteurs
: critiques , manquements , suggestions qu'il faudra chaque fois argumenter
pour tenter de convaincre .
Je ne crois pas, par exemple , qu'il faille disposer a priori d'une compétence "disciplinaire" spécifique pour participer à une délibération ("que nul n'entre ici s'il n'est géomètre !" :l'injonction interdit en pratique la délibération , puisque cette restriction , réduisant le langage , interdit l'enrichissement et le renouvellement des représentations du contexte/problème sur lequel on délibère .
Si les interventions doivent tre inintelligibles pour un participant de la
délibération effectivement concerné par elle , il y
a gros à parier que la délibération sera stérile
. Je retiens volontiers l'exemple des délibérations que devrait
appeler le "problème des organismes génétiquement
modifiés" . Si les experts disciplinaires ne peuvent pas présenter
leurs arguments dans des termes intelligibles par un participant non expert
dans la discipline (donc en des termes fonctionnels plutôt qu'en des
termes anatomiques ), que peut tre la légitimité civique et
éthique de leur proposition ? On me dit "mais c'est très
compliqué!" et je réponds :"suis je a priori si b te que je
ne puisse pas comprendre ". Si l'on me présente l'argumentation en
terme fonctionnel (qu'est ce que cela fait ou peut faire ? ...) je dois pouvoir
la comprendre . Les policiers qui moquent les psychiatres incapables de leur
faire comprendre la distinction entre un psychopathe et un malade mental
, alors qu'ils fondent leur prescription sur ce distinguo, ont ils tort ?
J'insisterai aussi sur le fait que le rituel peut prendre en compte la
désacralisation du "but à atteindre" . Certes la
délibération s'amorce par une présentation conjointe
d'un projet et d'un contexte qui explicite le problème qui la suscite
. Mais si elle s'enferme rituellement dans une procédure de
résolution de ce problème initial , elle se condamne à
se réduire à un quasi calcul . C'est précisément
sa capacité à renouveler les termes du problème , tant
dans la formulation des fins que dans la description du contexte et des moyens
possibles , qui fonde la légitimité et la puissance
opératoire de la délibération . D'où l'importance
de la ritualisation de cette composante que l'on appellera plus tard la fonction
diagnostic de la délibération qui gère les itérations
entre les identifications successives des fins et celles des moyens
3. Délibération : mythes et légitimation culturelle
On peut certes présenter par des exemples croustillants, bien des
représentation du mythe de la "délibération - piège
- à - c..." du type :"que chacun donne son avis ; il n'en sera bien
sur tenu aucun compte " ou "la délibération est l'alibi de
la non décision ". Mais ces formes dégénérées
de la délibération entendue comme conflit de coalitions instables
malgré l'imparité (d'où "le magique nombre 7" ? ) ou
méta stables (grce à la parité ?), ne constituent
quand m me pas un mythe fondateur .Il faut relire Protagoras ou Gorgias pour
retrouver les fondations : "Le rhéteur et le sophiste , sel de la
terre .Idoltres sont tous les autres qui prennent les mots pour des
choses et les phrases pour des actes Mais les premiers ...le royaume du possible
est en eux" (P.Valéry, Tel Quel , p.48) .
Souhaiter la tutelle absolue et permanente d'un sage , fut il expert ,
psychiatre, ou grand maître infaillible en toutes affaires humaines
est un repoussoir du mythe de la délibération . Si une
société souhaite se libérer de son gourou , ne peut
elle ériger la délibération en mythe fondateur de sa
démocratie ? Les délibérations , qui durèrent
un an, des "Pères fondateurs de la démocratie américaine
" , qu'ils veillèrent à enregistrer scrupuleusement , ne
constituent elles pas un des repères mythiques forts et légitimes
des sociétés contemporaines ? Il fallait vouloir et pouvoir
dire , après délibération, " Nous tenons pour auto
évident que les humains sont égaux..." .Mythe , convenons en,
mais aujourd'hui mythe fondateur , auquel nous pouvons nous référer
explicitement , et qui constitue pour l'humanité contemporaine un
repère rassurant que l'on a guère envie de déboulonner!
4.Délibération : épistémé et repérages
cognitifs
La matrice des états cognitifs que nous propose J.M. constitue sans doute une contribution originale à l'intelligence des comportements en situation pratique de délibération où les acteurs ne sont pas nécessairement ni volontairement engagés : conscience , intention, volonté ,sont différemment activés , et la matrice des états différent possibles que l'on peut construire révèlent des cas de figures que l'on n'anticipe pas toujours en pratique délibérative . Comme le texte justifiant ces catégories n'est pas encore disponible , on ne peut avancer ici leur discussion ; on peut seulement se demander si d'autres composantes ne devraient pas tre prises en compte dans cette grille de lecture : les langages , les habitudes cognitives , les modalités d'expression gestuelles, etc. ?
Mais ,en l'état cette matrice permet de rendre compte des difficultés que suscite l'absence de délibération observée lorsque des acteurs sont "en état de grandes souffrances pratiquement exclues des circuits sociaux les plus à m me de délibérer" : Schizophrènes , SDF, etc. ; je crois que cet argument doit tre très soigneusement examiné . Une brève allusion semble l'affaiblir pourtant , mais elle est sans doute incidente : "les travailleurs sociaux ne seraient pas les professionnels les mieux placés pour faire face au problème posé par le SDF relevant d'un diagnostic clinique traditionnel de schizophrénie". Ne faudrait il pas convenir que nul professionnel n'est "mieux placé" qu'un autre "spécialiste" pour faire face à des situations d'une telle complexité ? Chaque spécialiste "est sans cesse condamné à contempler sa propre imperfection ", selon la formule de C.Mller , 1982 , que cite très heureusement J.M.
Mais cette contemplation n'est pas passive si elle est lucide . La conscience de cette imperfection incite au contraire à éliminer l'arrogance du décideur, plus attentif aux impossibles que provoquera son prochain pas qu'au mille possibles qu'à son insu souvent ce prochain pas peut susciter . Sa décision ne permettra que rarement d'atteindre le but initialement annoncé , mais elle peut veiller à ne pas rendre inaccessible un des buts futurs maintenant entrevus .Sa spécialité ici lui est d'un moindre secours que son attention cognitive .
Je garde un souvenir cruel des lazzis dont quelques psychiatres abreuvaient
un juge d'instruction qui s'efforçait avec modestie de conduire ses
interrogatoire sous une forme quasi psycho thérapeutique , conscient
qu'il était du fait que ses questions pouvaient affecter le psychisme
de l'accusé autant peut tre que la solidité de son dossier
d'instruction. ("De quoi se m le t il ?" clamaient nos spécialistes
) .
4. Panorama des grandes orientations épistémologiques (Philosophie
de l'action)
Je confesse que le résumé de la thèse de J.Vuillemin , classant l'épistémologie en 3 paradigmes (dogmatique , intuitionniste, et sceptique ) ne me parait pas très satisfaisant , sans doute parce qu'il conduit à classer les épistémologies constructivistes dans la rubrique des épistémologies dogmatiques alors qu'elles me peraissenta priori plus aisément tenues pour sceptiques (Montaigne) ou intuitionistes (L.J.Brouwer).
Mais surtout , je m'interroge sur la légitimité de cette fresque dans ce contexte : "il peut tre opportun de .."nous dit J.M. Mais pourquoi ? La solution proposée par J.Vuillemin au problème d'apparence très spéculative de "l'aporie de Diodore Kronos" ne me semble pas éclairer la question du statut epistémique de la délibération entendue comme processus cognitif d'élaboration réfléchie d'un comportement en situation complexe!.
C'est probablement la difficulté de la plupart de ces philosophies
de l'action à prendre en compte le caractère fondamentalement
récursif de la cognition humaine (En cogitant / computant le système
cognitif se transforme irreversiblement; "Quoique le computeur aie computé
,il ne sera plus jamais le m me ", H. von Foerster ) qui m'incite à
ne pas privilégier ici indément la typologie de J.Vuillemin
et son interprétation . . Ce n'est pas la pensée circulaire
(que J.M. présente comme une alternative exclusive à la
pensée linéaire) qui est ici en jeu : c'est la pensée
récursive (qui effraye légitimement le mathématicien
qui sait mal encore l'appréhender ) qu'il nous faut nous habituer
à exercer ; l'exercer en convenant qu'elle nous aide seulement à
répondre à la question : "que sera le prochain pas ?"("What
shall be the next step ?" A.Newell & H.A.Simon 1976) ,mais pas à
la question : "comment atteindre certainement le but annoncé? "(ou
"comment résoudre le problème supposé bien posé?"
).
Vers un paradigme de la délibération ?
Plutôt que de conclure par un appel à une délibération qui nous aiderait à camper artisanalement dans nos démocratie un paradigme de la délibération , je voudrai m 'arr ter sur l'appel final de J.Miermont : "Peut on raisonnablement affirmer que la perception de la souffrance chez autrui (et chez soi m me ) est une construction personnelle , qui ferait qu'une telle souffrance disparaîtrait en dehors de la construction que je m'en fais?" . L'imbrication des mots et des choses est ici si sensible, que l'on ne voit plus que la perception de la souffrance n'est pas cette souffrance ?
Convenir , avec humilité et probité intellectuelle que l'on
ne peut raisonner à fin d'action que sur ce que l'on perçoit
par quelque signes sensibles , est ce déraisonnable ? Et
réciproquement , raisonner à fin d'action sur ce que l'on ne
peut percevoir(et donc se représenter ) , n'est ce pas le commencement
des grandes dérives idéologiques qui , du scientisme au stalinisme
par le nazisme , nous ont imposé tant de souffrances ,elles fortement
perçues ? N'est ce pas là qu'il y aurait "excès de
délibération"?
DELIBERATION ET CONNAISSANCES ACTIONNABLES : REPONSE A JEAN-LOUIS LE MOIGNE
29.1.99
Jacques Miermont
Complexité
Je conçois que la définition de la complexité, telle
que je l'ai mise en exergue de mon texte, soit embarrassante : j'ai simplement
voulu partir de la définition habituelle, comme je le mentionne
d'emblée, c'est-à-dire la définition du dictionnaire,
celle que les gens retiennent spontanément quand ils entendent le
mot complexité, ou quand ils en parlent. Il s'agit pour moi d'une
mise en perspective d'un terme tellement polysémique qu'il réclame
un travail comparatif entre ce qu'il suggère immédiatement
au locuteur, et ce qu'il finit par révéler d'un point de vue
plus technique aux différents spécialistes de la complexité.
A ce sujet, les acceptions techniques du terme sont loin d'aboutir à
un consensus, si l'on considère l'usage qu'en font Chaitin
(l'incompressibilité algorithmique), H. Atlan, E. Morin, J.-L. Le
Moigne. Une acception que j'avais proposé dans "L'homme autonome"
: est complexe ce qui n'a pas de solution positive dans le réel,
présente pour mon travail clinique une forte valeur heuristique, mais
apparaîtra sans doute difficilement recevable pour les auteurs
précités.
Je suis d'accord avec Jean-Louis Le Moigne sur ce point : la complexité
est d'une autre nature que la complication : la complexité conduit
à l'émergence d'un phénomène qui est
irréductible à une analyse en termes de complication technique,
méthodologique ou théorique, voire d'hypercomplication. Les
commentaires suivants, pourtant, ne lui agréeraient peut- tre pas
:
- je ne vois pas de coquetterie si un mathématicien - informaticien
qualifie de complexe le théorème d'Andrew Wiles, si un
mélomane trouve complexe l'Art de la Fugue de J.-S. Bach, les variations
Diabelli de Beethoven, les "Répons" de Boulez, ou encore si un lecteur
d'Ulysse et de Finnegan's Wake de Joyce se trouve confronté à
la complexité : ceux qui parleront d'hypercomplication signifieront
qu'ils ne perçoivent pas le sens, l'intelligibilité, la
beauté, la vérité de telles Ïuvres, ce qui est
parfaitement leur droit.
- un phénomène complexe présente une trame élégante et toute simple d'apparence, qui laisse entrevoir une série de configurations ouvertes, nouvelles et variées particulièrement économiques et formellement uniques sur un plan esthétique. En quelque sorte, l'hyper-complication semble magiquement disparaître au profit de cette qualité émergente de la complexité, qui à la fois prend sens et ouvre sur des sens nouveaux et potentiellement inépuisables.
- toutes les procédures hyper-compliquées sont loin de déboucher sur un processus complexe. Mais un processus complexe ne saurait faire l'économie de certaines procédures hyper-compliquées indispensables à son élaboration. Le fait que ces dernières passent au second plan, voire deviennent invisibles à la perception de celui qui goéte à la solution trouvée au problème initial, ne signifie pas qu'elles ont réellement disparu, ou que l'on peut atteindre à la complexité par un court-circuit, un racourci facile.
Délibération
Je suis un peu surpris que JLLM perçoive mon propos comme une
manière de jeter le discrédit ou la suspicion sur la
délibération. Mais puisque cette impression s'est imposée
à l'appréciation de JLLM, poursuivons la délibération
!
Mon propos n'était pas de discréditer le bien-fondé
de la délibération, de "jeter le bébé avec l'eau
du bain", mais précisément de tenter d'approcher les conditions
(qui à mes yeux nécessitent beaucoup de rigueur) qui sont
susceptibles de faire de celle-ci une entreprise viable et digne d'intér
t. Rien de tel que de tenir compte des obstacles, chausse-trapes, pièges
qui guettent les acteurs en prise à une délibération,
pour que celle-ci ne devienne pas une caricature de ce qu'elle cherche à
atteindre. Repérer les pseudo-délibérations, et les
conditions qui les initient, me semble un préalable raisonnable pour
les éviter et explorer les terrains plus fermes sur-lesquels nous
pouvons nous appuyer pour avancer. La nature de mon activité
professionnelle me confronte au quotidien à des troubles qui mettent
en péril les conditions indispensables à la bonne marche d'une
délibération opérante. Faire comme si de tels troubles
n'existaient pas serait une attitude suicidaire. C'est la raison pour laquelle
la délibération m'apparaît comme une démarche
qui ne va pas de soi, ou qui se décrète a priori, mais bien
comme une entreprise qui s'édifie pas à pas.
"Apprendre à conduire ici, délibérer là, n'est-ce
pas une alternative (au calcul) qui mérite attention ?" questionne
JLLM : c'est, du moins je le crois, l'apprentissage de la
délibération qui m'anime. Précisément, il ne
s'agit pas à mes yeux d'une alternative au calcul, mais d'une
nécessité ! L'idée d'alternative laisserait à
penser que nous pourrions nous passer de l'un ou de l'autre, ce que je ne
crois pas. Prenons deux exemples :
1/ La démonstration du théorème de Fermat est-elle
réductible à un pur problème de calcul ? Je n'en suis
pas sér, bien que peu compétent pour en juger ; je me risque,
malgré tout : il y bien là, me semble-t-il, à
côté des calculs, un formidable travail de création et
d'invention. Quand les spécialistes de la question ont repéré
une erreur dans le raisonnement d'Andrew Wiles, il y a bien eu
délibération ! Wiles a dé revoir sa copie, et le
résultat n'était pas acquis d'avance. Combien de grands esprits
mathématiques ont cru atteindre le résultat avant lui !
2/ En matière de sciences humaines, la part de calcul dans ce que
l'on fait est beaucoup plus réduite, et moins rigoureuse que dans
la démonstration d'un théorème. Il existe pourtant des
"conduites à tenir", qui, lorsqu'elles ne sont pas respectées,
peuvent donner lieu à procès, pour maltraitance ou
négligence. La délibération n'est une alternative à
ces conduites à tenir, mais leur complément indispensable.
C'est elle qui nous enjoint à contacter les personnes compétentes
et responsables pour apprécier, avec le maximum de données
pertinentes, ce qui doit tre décidé et fait, lorsque la situation
est incertaine et à haut risque vital.
Monodisciplinarité et interdisciplinarité
"Je ne crois pas (...) qu'il faille disposer a priori d'une compétence
"disciplinaire" spécifique pour participer à une
délibération ("que nul n'entre ici s'il n'est géomètre
!")", remarque JLLM. Il faudrait alors préciser le sujet et la
finalité de la délibération, et ce que l'on entend par
"compétence disciplinaire".
Prenons le cas du jury d'assises. Les jurés n'ont certes pas de
compétences particulières en matière de droit, mais
ils ont une compétence en tant que citoyens, tres humains socialisés
jouissant de leurs droits et de leurs facultés mentales : c'est ce
que j'appelle une compétence disciplinaire : les repris de justice
et les malades souffrant de troubles mentaux peuvent-ils devenir jurés
? Je ne le crois pas, et je ne le souhaiterais pas, pour mon propre procès
!
J'accorde volontiers à JLLM qu'un expert a le devoir de se faire
comprendre de ceux qui délibèrent avec lui, et qui n'ont pas
sa compétence. Et je suis convaincu, comme lui, de l'intér
t à ce que des experts ne se retrouvent pas, seuls entre eux, en train
de délibérer d'une question complexe, où les personnes
impliquées à des titres divers, sans tre experts, n'auraient
pas leur mot à dire. Le psychiatre se doit d'expliquer au policier
ou au juge, en termes intelligibles, la différence entre un psychopathe
et un schizophrène.
Pour autant, une délibération sur la psychopathie ou les
schizophrénies, en l'absence de tout expert en ces domaines, n'a qu'un
intér t des plus limités : ne s'agit-il pas, alors, d'une
pseudo-délibération ?
Cette question est loin d' tre anodine, et je vois deux formes possibles de limites aux processus de délibération :
1/ Celles où des experts ou non experts se rencontrent, et ne connaissent rien des domaines de compétence d'autrui : la délibération en sera rallentie d'autant, voire débouchera sur des malentendus et des illusions groupales considérables. Dois-je avouer, que lors des Comissions Médicales d'Etablissement où j'ai une fonction de chef de service comme coordonnateur d'une Fédération de Services en Thérapie Familiale, une grande majorité des sujets où mon vote est requis ne me permet pas de décider avec le minimum d'intelligibilité des véritables enjeux ?
2/ Celles où les spécialistes ont une connaissance suffisamment
approfondie des domaines de compétence des autres. Telle était
la définition de l'interdisciplinarité selon N. Wiener : la
capacité, pour un spécialiste, de poser une question embarrassante,
en connaissance de cause, au spécialiste d'une autre discipline. Si
tout se passe bien, le groupe ainsi constitué finira par fonder une
nouvelle discipline. Je rejoins ici l'interrogation de JLLM : à ne
rester qu'entre eux, ces experts finiront par se couper de points de vue
apparemment plus na fs, qui pourraient ouvrir à des innovations
inattendues.
JLLM écrit : " Souhaiter la tutelle absolue et permanente d'un sage,
fét-il expert, psychiatre, ou grand maître infaillible en toutes
affaires humaines est un repoussoir du mythe de la délibération."
Rien ne serait pire, en effet, de m me que de demander à un philosophe
ou à un savant de conduire les affaires de la cité, ou de faire
d'un politique un savant. C'est l'inverse que je propose : délibérer,
c'est reconnaître les domaines de compétence de chacun, les
domaines où chacun est ignorant, voire les domaines où le groupe
qui délibère est susceptible d'enrichir ses connaissances,
et de préciser les zones d'incertitude et de questionnement.
Autrement-dit, je ne peux accepter le choix de Charybde en Scylla que propose
JLLM faisant de l'expert un sage ou un gourou, grand maître infaillible,
intervenant en toute chose. Un gourou peut bien souvent se mettre en position
de "sujet supposé savoir", refuser toute forme de connaissance
pré-établie, pour assurer son ascendant sur tous ceux qui croiront
accéder au savoir sans autre effort que de faire confiance au gourou
de la non connaissance ! Pour moi, un expert est conscient des limites de
sa connaissance, et la délibération peut commencer quand chacun
reconnaît ses domaines de compétence, et les domaines de
compétence des autres. A la question de JLLM : "Ne faudrait-il pas
convenir que nul professionnel n'est mieux placé qu'un autre
spécialiste pour faire face à des situations d'une telle
complexité ?" (à savoir hospitaliser un patient schizophrène
en milieu spécialisé, dans l'exemple considéré),
je réponds résolument : "non !" Autant demander à un
avocat de faire un diagnostic de cancer et de proposer un traitement, et
à un cancérologue de défendre un accusé en cour
d'assises ! La délibération ne saurait reposer sur le ravalement
de toutes les connaissances, c'est-à-dire le degré zéro
de tout savoir et de toute compétence. Pour moi, elle conduit, au
contraire, à requalifier les compétences et les
responsabilités des professionnels et des "clients". Il se trouve
que, d'un point de vue légal, seul un médecin peut faire un
certificat d'internement à la demande d'un tiers. Prétendre
que travailleurs sociaux et médecins peuvent abandonner leurs
compétences respectives pour statuer en situation complexe me semble
une attitude irresponsable et suicidante...
Cependant, je reconnais volontiers que les domaines d'expertise sont
limités ; que la délibération entre personnes qui ne
dénigrent pas leurs domaines de compétence, et sont pr ts à
reconnaître leurs niveaux d'incompétence, peut produire des
résultats fructueux. A la condition de reconnaître qu'il vaut
mieux qu'un psychiatre soit en position d'agir, s'il juge que l'état
d'une personne risque de le conduire à la mort s'il n'est pas
hospitalisé, plutôt que de laisser un travailleur social se
"débrouiller" (quitte à ce qu'il ait une plus grande acuité
diagnostique qu'un psychiatre lambda), sans avoir les moyens d'agir socialement
lorsqu'il fait un constat de danger imminent. Autrement dit, j'ai souvent
remarqué que les groupes de délibération (dans mon travail)
ont un sens et un effet positif lorsqu'ils permettent de requalifier et
d'amplifier les capacités de réflexion et de décision
des différents partenaires (qu'il s'agisse de compétences
spécialisées, ou de compétences inhérentes à
la "psychologie populaire", c'est-à-dire des dispositifs dont nous
usons pour nous comprendre et comprendre les autres).
Connaissances actionnables
Une connaissance actionnable, propose JLLM, serait une connaissance qui se
forme intentionnellement dans, par, et pour l'action du locuteur qui l'expose.
C'est ainsi une connaissance qui naîtrait dans le feu de l'action,
qui serait la résultante de cette action et qui la modifierait en
fonction des finalités de l'action. Si l'on précise qu'une
telle connaissance n'est pas une connaissance que l'on applique, mais une
production-reproduction du sujet, je me demande ce qui va distinguer la
connaissance actionnable de la suggestion et de l'auto-suggestion, voire
de la persuasion, de l'obéissance à un ordre ou à une
injonction. Tout dépend en effet du niveau et de la forme de
l'intentionnalité considérée : s'agit-il d'une motivation
finalisée mais automatisée, d'une motivation consciente mais
non réfléchie, ou d'une réflexion de niveau supérieur
intervenant après une mére délibération ?
La suggestion a été définie par Hippolyte Bernheim (1891)
comme "l'acte par lequel une idée est introduite dans le cerveau et
acceptée par lui". Une telle idée arrive au cerveau par les
sens : la perception devient conception, l'impression cérébrale
devenant une idée. L'acceptation de l'idée implique que le
sujet y croie, et repose sur un travail cérébral actif, de
l'idée ou sensation initiale à la conception qui en résulte.
Conjointement, "toute idée suggérée tend à se
faire acte, c'est-à-dire sensation, image, mouvement."
Quant à l'auto-suggestion, il s'agit d'une suggestion née
spontanément chez une personne, en dehors de toute influence
étrangère appréciable.
On peut concevoir la suggestion et l'autosuggestion selon de multiples finalités. Voici par exemple ce qu'écrit Bernheim : "Le médecin peut utiliser la suggestion dans un but thérapeutique. Etant donné que l'idée tend à devenir acte, que le cerveau actionné par l'idée actionne à son tour les nerfs qui doivent réaliser cette idée, étant démontré que l'idée peut ainsi devenir sensation, mouvement, image, il est naturel d'appliquer cette puissance psycho-physiologique de l'organisme à créer des actes utiles à la guérison" (1891, p. 62). Pour Bernheim, la psychothérapie est une thérapie par la suggestion, qui peut tre réalisée à l'état de veille, sans en passer par des états d'hypnose profonde.
Pierre Janet critiquera cette conception trop générale de la
suggestion, en montrant les intrications complexes avec le phénomène
de la persuasion :"La démonstration et la persuasion que l'on oppose
souvent et non sans raisons à la suggestion ont pour objet de
déterminer dans un sens particulier l'assentiment réfléchi.
Elles ne cherchent pas comme la suggestion à supprimer l'intervention
et la discussion des motifs, elles cherchent à fournir des motifs
et à diriger leur action : ce sont en réalité des
procédés de la délibération. Sans doute il peut
arriver qu'après une longue persuasion, le sujet cherche de
réfléchir, renonce à aboutir à une décision
et s'abandonne à l'impulsion créée par cette persuasion,
dans ce cas évidemment la persuasion se m le à la suggestion
et se transforme en suggestion. Mais il n'en est pas moins vrai que dans
la plupart des cas la persuasion qui cherche à conduire le sujet à
une adhésion personnelle s'oppose à la suggestion qui cherche
à créer l'impulsion." (Pierre Janet, Les médications
psychologiques, T. 1, p. 227). La suggestion devient dans cette optique la
provocation d'une impulsion à la place de la réalisation
réfléchie.
P. Janet propose une théorie très élaborée de
la hiérarchie des tendances (ibidem, p. 215). Parmi celles-ci, il
distingue les tendances réalistes, qui reposent sur les relations
et transformations entre le langage et l'action. Il existe en effet une
différence entre les actes de langage qui permettent la réalisation
mentale, et les actions complètes qui conduisent à la
réalisation extérieure à partir des mouvements du corps
dans sa totalité. La capacité à se parler à soi-m
me (la voix intérieure) et à réaliser des conversations
avec d'autres tres humains conduit à un découplage entre la
manipulation de symboles, l'activation et la transformation d'idées,
et les actions observables sur le plan comportemental. Dans sa forme la plus
générale, une idée est pour P. Janet une forme de langage
inconsistant.
La consistance de l'idée n'apparaît selon P. Janet qu'au travers
des transactions pragmatiques : promesses, pactes, assentiments (affirmations
et négations), assentiments réfléchis, qui sont les
éléments constitutifs de la croyance. Certaines idées
deviennent des impératifs nourris de multiples tendances : primitives,
élémentaires (alimentaires, sexuelles, instincts de conservation),
développement et construction de la personnalité, organisation
intellectuelle et constitution de l'histoire personnelle et interpersonnelle.
"La tendance primitivement évoquée et arr tée au stade
de l'idée se trouve soumise au contrôle de tous ces ordres et
forcée de s'y adapter. Ce travail constitue la délibération
quand il s'agit d'aboutir à l'acte volontaire et il prend le nom de
raisonnement quand il s'agit du passage des idées à la croyance.
La présentation des alternatives et leur valorisation doivent tre
comprises comme des essais de l'acte en imagination sous forme de parole
intérieure. Cet essai détermine au-dedans de nous-m mes de
véritables réactions sociales : des discours intérieurs
rappellent les règles morales, expriment l'approbation ou le blme
des témoins et du sujet lui-m me ou rappellent le souvenir d'actions
semblables et leurs résultats heureux ou malheureux." (Pierre Janet,
Les médications psychologiques, T. 1, p. 221). Le raisonnement, comme
la délibération, repose sur une série d'expériences
mentales dans lesquelles les idées qui se heurtent à des
contradictions sont éliminées. Ces expériences de
pensée permettent de modéliser la réalité à
moindre coét et finissent par diminuer ou augmenter la tension de
la tendance ou délibération. Pierre Janet souligne l'existence
d'un stade intermédiaire étonnant d'arr t du travail mental
plus ou moins long, au décours duquel surgit la décision ou
la conclusion.
Je préciserais autrement la manière dont une idée devient
consistante. Ce que S. Freud appelle "système perception-conscience",
et qu'il oppose aux systèmes inconscient et préconscient, est
en fait un système perception-conception-décision. Il permet
d'en passer par la réalisation mentale, c'est-à-dire la
virtualisation de modèles plus ou moins congruents avec un état
de fait constaté ; cette virtualisation consiste pour un sujet à
créer un objet en fonction d'un projet. La création de cet
objet mentalisé suppose la transformation d'une abstraction en projet
concrétisable. Le sujet arrive à réaliser mentalement
une situation lorsqu'il perçoit une congruence entre un modèle
objectivé et sa réalisation matérialisable dans la situation
extérieure. Il existe alors une isomorphie suffisante entre l'objet
modélisé et sa réalisation effective dans l'action ou
l'interaction : la "carte" présente alors une isomorphie avec le
"territoire". La décision de la réalisation effective n'intervient
qu'après un travail comparatif entre plusieurs objets mentaux mis
en compétition : celui qui sera retenu in fine sera celui qui
présentera un compromis suffisamment acceptable entre l'isomorphie
entre le modèle abstrait idéalisé, le coét de
sa réalisation effective et le projet recherché.
En ce sens, le langage est un outil qui permet ce travail de virtualisation
mentale, où la pensée crée un espace sémiotique
permettant un jeu entre des fictions plus ou moins idéalisées,
et des virtualisations potentiellement concrétisables. Plus l'aptitude
à créer des fictions est développée, et plus
les degrés de liberté dans l'élaboration de modèles
virtuels seront élevés. Le fantasme, en psychanalyse, repose
sur l'activation de scénarios qui permettent un jeu entre fiction
et virtualisation. Dans l'Ïuvre d'art, plus la fiction semble
éloignée d'une ressemblance immédiate avec la
réalité communément admise, et plus elle a des chances
de modifier la perception que nous avons du monde.
Intentionnalité et conduites involontaires
Pour un grand nombre d'auteurs, le propre des psychothérapies est
de suspendre les effets de l'intentionnalité du patient afin de solliciter
des potentialités refoulées, inhibées ou inconnues.
Il s'agit bien souvent de tenir compte des conduites involontaires qui agissent
à son insu : ÇIl semble que ce soit une propriété
tout à fait typique des psychothérapies que d'offrir un cadre
où puisse se conduire une non-intentionnalité de l'expérience
subjective. En hypnose, on travaillera plutôt à suspendre l'action
intentionnelle. En psychanalyse, on travaillera plutôt à suspendre
l'intention de communiquer, laquelle est d'ailleurs un cas particulier d'action
intentionnelle, de sorte que, par-delà la querelle traditionnelle
(et défensive) de la suggestion ou du transfert, il se pourrait bien,
en effet que "l'hypnothérapie puisse tre aux autres psychothérapies
ce que la médecine génétique est à la médecine
épigénétique"È (Alain Trognon, 1998, in Didier
Michaux, p. 245). Dans ce contexte, on peut concevoir que les
psychothérapies échappent à une perspective centrée
sur "la délibération en situation complexe" et sur les
"connaissances actionnables" : en effet, comme l'avait déjà
bien vu Pierre Janet, le travail éducatif ou rééducatif
en psychothérapie ne consiste pas, le plus souvent, à
développer des compétences conscientes et raisonnées,
mais plutôt à initier des conduites automatiques qui sont le
fruit de la longue histoire de l'évolution naturelle des espèces.
Pour ma part, je pense que ce constat n'est que partiellement exact. Certaines
psychothérapies, reposant sur des principes comportementalo-cognitivistes
ou humanistes centrent leur démarche sur des variables attentionnelles,
volontaires et intentionnelles. De plus, dans les formes complexes de
psychopathologie, la mise en Ïuvre de dispositifs de soins et de
thérapies réclament des procédures de concertations,
de délibérations et de décisions.
Dogmatisme et constructivisme
JLLM souligne à juste titre que le constructivisme se rapproche davantage
des systèmes intuitionnistes et sceptiques que des systèmes
dogmatiques (réalistes, conceptualistes, nominalistes). Echappe-t-il
pour autant complètement à l'influence des systèmes
dogmatiques ? Si oui, il utilise le principe du tiers exclu : c'est soit
le dogmatisme, soit son rejet, et il n'existe pas de solution tierce. Si
non, il se voit obligé de reconnaître l'existence ou la
possibilité d'un certain dogmatisme inhérent à sa propre
démarche : peut-on concevoir une solution tierce qui ne soit, ni
dogmatique, ni non dogmatique ?
La vérité est dépendante de la méthode qui la fait surgir, elle est relative aux règles qui organisent la connaissance. Pour autant, le constructivisme peut à mon avis difficilement exclure complètement la référence aux systèmes dogmatiques. Ceux-ci ont pour "organon", c'est-à-dire instrument de connaissance, le principe du tiers exclu. Si l'on rejette un tel principe, la question se pose concernant la nature d'un tel rejet :
- ou bien ce rejet est considéré comme absolu : la conséquence en est qu'il n'existe plus jamais d'alternatives dichotomiques, ce qui revient à affirmer que les systèmes dogmatiques et les systèmes de l'examen réflexif ne relèvent pas d'une alternative exclusive. Une telle affirmation apparaît auto-contradictoire. Le constructivisme est alors "miné" dans la mise en Ïuvre de sa démarche, puisqu'il applique le principe du tiers exclu à l'alternative des paradigmes dogmatiques et des paradigmes non dogmatiques, au temps m me où il affiche s'en démarquer ; il devient alors un anti-dogmatisme dogmatique !
- ou bien ce rejet est considéré comme relatif : le constructivisme
doit prendre en considération les conditions formelles, temporelles
et spatiales où le principe du tiers exclu est pertinent ou non pertinent.
Certes, la connaissance est dépendante des conditions qui la produisent,
et si l'on admet qu'elle ne peut jamais s'en abstraire complètement,
comment saisir alors le système de référence à
partir duquel il est possible d'affirmer cette limite spatio-temporelle
inatteignable ? Si l'on admet qu'une idée pourra toujours, sur une
échelle de temps plus ou moins grande et en un lieu plus ou moins
localisé, tre remise en cause, ou à l'inverse tre confirmée
alors que tout semblait jusqu'alors la contredire, un tel énoncé
n'est-il pas lui-m me soumis à la m me destinée ?
L'abandon du principe du tiers exclu ne peut éliminer la possibilité
d'une solution, à un temps ou dans un domaine indéterminé,
qui correspond à un des termes de l'alternative. Il existe alors une
relation d'incertitude entre la vérité absolue et la
vérité relative, créant une oscillation virtuellement
infinie entre les deux, l'intér t étant de préciser
où, quand, comment, pourquoi, le principe du tiers exclu opère
ou n'opère pas. Si l'on refuse cette possibilité, c'est le
principe de non contradiction qui est remis en cause, ce que laisse entendre
la formulation du principe du tiers inclus : toutes les argumentations se
valent, ou s'annulent, ce qui revient en quelque sorte à la m me chose
: le tiers inclus est en quelque sorte l'antisymétrique du tiers exclu,
qui ne résume pas la nature d'une solution tierce, qui rend obsolète
les deux termes de l'alternative initiale : en ce cas, on assiste à
un changement de paradigme, qui n'inclut pas ces termes initiaux, dans la
mesure où ils n'ont plus de sens.
Prenons un exemple classique. Epicure remettait en cause le fait que l'on
puisse dire qu'Epicure est mort tel jour, à tel endroit. Ceci n'est
acceptable que si l'on considère l'autonomie de la personne d'Epicure,
qui continue à vivre au travers de son Ïuvre et de la trace qui
nous en reste, par-delà la disparition de son enveloppe corporelle.
Pour autant, son corps physique est bien mort tel jour, à tel endroit
(à moins de considérer que les systèmes de
référence spatio-temporels où s'observent les corps
physiques sont une pure convention) . La durée de vie des corps physiques,
vivants et non vivants, échappe difficilement au principe du tiers
exclu (hormis sans doute les particules élémentaires). Il en
est vraisemblablement de m me des processus humainement institués,
qui prennent corps de manière symbolique.
C'est sans doute le propre des systèmes autonomes que de combiner
des fonctionnements hétérogènes de régimes vitaux
et mentaux à la fois distingués et articulés.
Un système autonome comporte à la fois :
- un processus où une marque est équivalente à son absence,
- un processus où une marque est différente de son absence,
- et un processus de projection, de réalisation de soi, et d'articulation
et d'ajustement aux contraintes de la réalité extérieure.
Ces processus créent des régimes mentaux et relationnels qui
traitent différemment réalité (interne et externe) et
réalisation (interne et externe).
DELIBERATION : REREPONSE DE JLLM DU 29.3.99
DELIBERER : CONTEXTUALISER ET INTERPRETER ET RECOMMENCER ...
Ou : Raisonner en modélisant , argumentant , et parfois calculant
...
Notes brèves sur la réponse de J.Miermont à ma réponse
: "Peut on ne pas délibérer ? "
Complexité : Est elle dans "la nature des choses" ou dans "l'esprit du modélisateur "? : Comme la raison humaine ne nous livre pas l'absolue et universelle conviction qu'elle est toujours dans la nature des choses , ne vaut il pas mieux convenir pragmatiquement qu'elle est au moins "dans l'esprit des hommes"? (C. Bernard). Pour Alexandre , le nþud gordien n'était pas sans doute pas "perçu complexe" . . Faut il concevoir la complexité
seulement en terme objectifs de "non existence d'une solution positive" ?
Rien ne nous y contraint.
Délibération : n'est elle pas une forme normale de raisonnement , différente de celle qu'on appelle couramment "calcul", par le fait qu'elle porte sur la formulation des problèmes autant que sur leur résolution , qu'elle n'est jamais certaine d'aboutir à des solutions parfaitement satisfaisantes et qu'elle conduit normalement à plusieurs solutions plausibles d'un problème qui n'est en général pas le problème posé initialement . A la différence du "calcul" elle ne prétend faire trancher par la seule "raison humaine" le
choix de "la meilleure solution .
Rigueur intellectuelle : on se souvient de la devise de Léonard de
Vinci :"Ostinato Rigore". Rien ne permet de dire a priori que le raisonnement
"en matière de sciences humaines " est "moins rigoureux " que celui
mis en Ïuvre "dans la démonstration d'un théorème"
: puisqu'aucun système d'axiomes universels fondant les règles
(ou la grammaire) d'un calcul (ou d'un raisonnement) ne peut s'imposer "en
raison" à tout tre humain . (M me les 3 axiomes d'Aristote auxquels
on prétend souvent attribuer , en Occident , cette universalité,
doivent introduire leur auto restriction à un cas de figure que ne
rencontre pratiquement jamais l'exercice de la raison dans les affaires humaines
; "Dans le m me temps et sous le m me rapport" ) . Les grammaires de la
délibération , qui toutes impliquent "l'inter -
intelligibilité" ou "l'inter - compréhension" permettent ou
peuvent permettre une rigueur intellectuelle ...incomparable . L'argument
de l'économie cognitive est utile mais pas ...particulièrement
rigoureux . La démonstration - résultat du théorème
de Fermat , tenue pour rigoureuse en terme de calcul arithmétique
et logique , n'est pas plus "économique" que les attendus argumentant
une modification des quotas laitiers !
Disciplinarité : Pour l'instant le mot est associé à
la détention d'un savoir disponible et socialement évalué
. Mon insistance porte non sur la contestation de l'intér t d'une
compétence disciplinaire évaluable , mais sur l'affirmation
de la nécessaire intelligibilité de ce savoir : en démocratie
, comment croire "l'expert" , (graphologue ou politologue ou physicien
nucléaire ...) qui se déclare incapable de me formuler
intelligiblement les raisonnements qui le conduisent à formuler un
diagnostic et une prescription ?
Votation et délibération : Délibérer n'est pas voter , c'est modéliser, interpréter , et recommencer ... en sachant qu'il n'existe de critère de fin que par une convention sociale. L'exemple du vote "sur un sujet sur lequel le votant ne dispose pas du minimum d'intelligibilité " est l'archétype d'une non délibération : Question d'éthique banale ! Est il
meilleur moyen pour tuer une société démocratique que
de tenir ce laxisme pour normal.
En revanche , bien sér , c'est délibérer que de raisonner
la confiance que l'on a dans tel ou tel autre intervenant qui nous épargne
la charge cognitive de l'examen. Mais le "Compte rendu de mandat" sera
intelligible : "j'ai voté comme X parce que j'ai confiance dans le
jugement de X sur ce sujet".
Limite de la connaissance, : "Pour moi un expert est conscient des limites de sa connaissance" dit J.M.. A priori, pas pour moi ! . Je sais en tant qu'expert présumé dans quelques domaines, combien il est difficile d' tre attentif aux limites de ma propre connaissance, surtout quand je suis engagé dans le feu de l'action. Et je sais que si, comme tous les experts, je revendique le droit à l'erreur, j'oublie aisément que ce droit n'est pas droit à persévérer dans l'erreur (Le cas des économistes conseillers des princes est ici souvent cruelle et caricaturale illustration !). La délibération ne demande nullement aux experts "d'abandonner leurs compétences pour statuer en situation complexe " ; elle leur permet de prendre conscience des limites de cette compétence, par une règle aisée à
gérer : en exposant intelligiblement les arguments qui les conduisent à tel
diagnostic et à telle prescription.
Connaissance actionnable : Je confesse que je ne comprends pas en quoi une
connaissance actionnable est une suggestion ou une auto suggestion. . Comme
D. Schn qui a introduit ce concept encore très métaphorique
; je voulais seulement évoquer le processus cognitif par lequel
l'expérience de l'action se transforme en "science et conscience "
(Cum science, science avec).
Dogmatisme et Constructivisme : Depuis Pyrrhon, la sagesse humaine sait que
"l'anti dogmatisme est encore un dogmatisme". Sophistes et sceptiques nous
ont appris à "faire avec ", et la dignité de l'homme s'est
formée sur "cet héro sme de la raison" (Vico, Husserl) qui
devient, en s'auto sacralisant "barbarie de la raison" (Quoi de plus purement
rationnel que "la purification ethnique " en Europe en 1999 !). Montaigne,
Locke, Hume, Diderot, Valéry, les grands pragmatistes W James &
J.Dewey, H. Simon, R. Rorty, E. Morin... la liste est si longue de ceux qui
nous aident à "apprendre dans, par, et pour l'action", que "Travailler
à bien penser... est la source de la morale " (Pascal). Bien penser,
et non, seulement bien déduire ou calculer, n'est ce pas ce que
pragmatiquement permet la délibération. Sans rhéteurs,
les grammairiens ne peuvent que pétrifier l'homme.
Il ne s'agit pas "de traiter différemment l'interne et l'externe",
il s'agit de les traiter sans les séparer : n'est ce pas cela
l'intelligence ?
REPONSE COMMENTEE PAR JLLM A LA CORRESPONDANCE DE JM DU 5 MAI 1999
Voici quelques commentaires aux réflexions de Jean-Louis Le Moigne
du 29 mars dernier, poursuivant nos échanges à propos de la
"délibération sur la délibération".
JM : ÇIl ne s'agit pas "de traiter différemment l'interne et
l'externe", il s'agit de les traiter sans les séparer : n'est-ce pas
cela l'intelligence ?È propose JLLM. Peut- tre faudrait-il s'entendre
sur cette non séparation : s'agit-il d'une symbiose, d'une relation
qui s'apparente à une interférence "quantique", d'une connexion
d'entités différenciées ?
Je lis volontiers cet amical échange de JLLM en boucle : rapprochons
cette question conclusive de l'interrogation introductive de son propos :
ÇLa complexité est-elle "dans la nature des choses" ou dans
"l'esprit du modélisateur" ?È Avons-nous les moyens de les
"séparer", pouvons-nous m me les localiser ? Le problème concerne
à mon sens les limites du domaine que l'on attribue à l'un
comme à l'autre, et la possibilité de leurs intersections.
J'accorde volontiers que l'expert peut se réfugier dans un discours
inintelligible, que les limites de son domaine de compétence sont
variables, qu'il peut se tromper, et qu'il peut alors s'enferrer dans l'erreur
avec d'autant plus de conviction qu'il est pointu dans son expertise ! L'esprit
du modélisateur est-elle alors dans la nature des choses, ou la nature
des choses est-elle dans l'esprit du modélisateur, ou les deux ?
Suffirait-il que le modélisateur ne soit pas expert pour qu'il ne
risque pas de se tromper?
JLLM : Aie : la question est : le citoyen -modélisateur (ou l'observacteur -concepteur, dit E. Morin) doit il en raison se ranger inconditionnellement à l'avis (et donc la décision le concernant) de l'expert alors que :
1. Il sait de façon certaine que cet expert peut se tromper , et
2. il observe que cet expert n'est pas en mesure de lui décrire le
cheminement cognitif intelligible qui le conduit à cette
préconisation : "l'attitude , l'esprit scientifique , ce n'est pas
croire , mais penser " . Pourquoi le citoyen devrrait il se résigner
à croire ce qui ne lui semble pas crédible , alors que l'expert
n'est pas en mesure d'argumenter sa prescription , autrement dit , "ne pense
pas " ! .Certes cela ne "résoud " pas le pb. mais le citoyen doit
assumer sa responsabilité : si l'expert ne peut dire intelligiblement
les raisons de sa prescription ,il n'est plus un expert , mais un gourou
. . Le cas des décision sur les OGM est typique et analogue à
celle des juges se retranchant derriere les conclusions des (pseudo) experts
graphologues : le citoyen doit il démissionner parce que les experts
, qui savent qu'ils ne savent pas , lui assurentque leur choix est le bon
. . Je n'en conclue pas que la décision ainsi délibérée
sera "la bonne , ni la seule bonne" , je dis qu'elle sera responsable et
ceci collectivement.
JM : Je définirais volontiers la vie comme un enchaînement d'erreurs
qui se compensent et s'amplifient sans fin ... Et l'esprit du modélisateur
m'apparaît pour une grande part circuler en dehors de lui-m me, et
trouver sa consistance par l'activation récursive de ces circuits
contextuels. Et la nature des choses comme difficilement réifiable
et localisable !
D'autre part, je vois mal comment comparer la démonstration du
théorème de Fermat et les attendus argumentant une modification
des quotas laitiers. Dans le premier cas, une fois le résultat obtenu,
le processus est achevé : Andrew Wiles a réussi là où
ses prédécesseurs avaient échoué. Dans le
deuxième cas, une fois les attendus admis, on peut souhaiter que cette
plate-forme soit sujette à d'autres modifications en fonction de
l'évolution de la production de lait, de ses acteurs, etc.
La complexité de la résolution du théorème de
Fermat m'apparaît plus économique que toutes les
démonstrations trop simples ou trop compliquées qui jusqu'ici
avaient échoué. Peut- tre trouvera-t-on d'autres solutions
rigoureuses, plus économiques. Quant aux quotas laitiers, je conçois
volontiers que la complexité de leur modification échappe largement
à une résolution algorithmique. Ce qui est économique
dans un cas devient coéteux dans l'autre, et réciproquement.
JLLM : Deux notes ici :
1. le fait qu'il puisse exister plusieurs demonstration accéptées du Th. de Fermat ne "prouve "pas que cette démonstration est définitivement bonne : Lakatos est ici trés éclairant . les démonstrartions sont conventionnelles et contingentes , dépendantes du contexte et donc elles ne s'imposent pas universellement à toute raison humaine .Il est plausible de considérer que dans deux siécles ,on montrera une nouvelle défaillance dans la démonstration de A.Wiles , laquelle n'est validée que par un trés petit nombre de citoyens: J'ai fait l'expérience sur le théoréme de Godel de 31 . je ne suis pas sur que l'on ne trouvera pas des incorrections dans cette demonstration dans un siécle , ce qui n'empeche nullement de tenir sa conclusion pour trés convaincante , m me non démontrée !
2. la complexité des raisonnements heuristiques et récursif sur les quotas laitiers ne conduisent pas à des "preuves " assurant de bons résultats , mais ils sont reproductibles et intelligibles : le citoyens comprend ce qu'il fait en sachant , en effet qu'il ne joue pas certainement gagnant .
JM : Je suggérerais que nous avons à faire ici à plusieurs
types de complexité. De m me : ÇFaut-il concevoir la
complexité seulement en termes objectifs de "non existence d'une solution
positive" ? Rien ne nous y contraint.È Heureusement ! Je souhaite
simplement souligner que, dans mon domaine d'activité, je suis souvent
confronté à ce type de complexité. Dans certains cas,
l'obtention d'un résultat insuffisamment mauvais devient
préférable aux conséquences d'un résultat
suffisamment bon !
En affirmant que cette forme de complexité présente une certaine
pertinence dans certains contextes, et qu'elle n'est pas exclusive d'autres
formes de complexité, il m'apparaît le fait suivant : la
reconnaissance de diverses manifestations de processus complexes ne signifie
pas que celles-ci sont équivalentes ou interchangeables. Si
généralisation il y a, celle-ci doit tenir compte des cas
d'espèces. Reconnaissons la qualité, la spécificité,
la singularité des démarches qui ne sont pas réductibles
à une théorie unifiante et définitive.
Sur la question de la votation et de la délibération, je souscris
aux propositions de Jean-Louis Le Moigne : voter pour quelqu'un, c'est lui
faire confiance, ce qui suppose non pas un blanc-seing, mais une confiance
limitée, susceptible d' tre mise à l'épreuve. Tel est
le cas, me semble-t-il, de la confiance à accorder à l'expert
: celui-ci peut effectivement se tromper, et s'enferrer dans son erreur.
Le non expert a plus de chance de pouvoir changer facilement de point de
vue, si l'on considère qu'il n'affronte pas l'épreuve que
représente la possibilité de se tromper ! Comment faire confiance
à quelqu'un qui ne prend pas le risque de son tromper ? Je confesse
que la règle que propose JLLM pour préciser les limites d'une
compétence me semble nécessaire, voire indispensable, mais
pas suffisante :
- 1/ ÇExposer intelligiblement les arguments qui conduisent à
tel diagnostic et telle prescriptionÈ permet certes de limiter les
risques de l'arbitraire ou de l'intuition, mais pas de les supprimer.
JLLM : certes
JM :
- 2/ Comment arriver à rendre intelligible un domaine de compétence
qui réclame des années d'études et de confrontations
à l'expérience ? Ne faut-il pas reconnaître (complexité
oblige !) que certains types de troubles échappent précisément
à une réduction simplificatrice, certes immédiatement
intelligible, mais au prix d'une falsification du problème à
appréhender et à traiter ?
JLLM : Là est le problème : Si malgré ces année
d'études l'expert ne peut pas me faire comprendre les raison de sa
prescription , nous sommes dans la situation insupportable des médecins
de Moliére : "Et voilà pourquoi votre fille est muette ". Surtout
si il sait qu'il ne sait pas et qu'il le dissimule (cas des experts en OGM,
en en déchets nucléaire...)à l'autre et souvent à
lui m me .
JM : Tel est le cas de ce que l'on appelle "le groupe des schizophrénies".
Une telle entité fait éclater le concept classique de "maladie".
Les descriptions sémiologiques (étude des signes), nosologiques
(étude des maladies), étiologiques (étude des causes),
pronostiques et thérapeutiques nous confrontent à de nombreux
paradoxes, qui ont généré une multitude d'écoles,
une littérature foisonnante (dont mes bouquins sont une goutte d'eau
dans un océan !), et assuré pour une bonne part le succès
(mais aussi les limites) de ce qu'il est convenu d'appeller l'Ecole de Palo-Alto.
Je ne peux ici que proposer quelques commentaires.
Prenons l'exemple de la distinction entre psychopathie et schizophrénie.
Habituellement, une personne qui présente des troubles psychopathiques
(on parle aussi de déséquilibre psychique) sont des personnes
séduisantes au premier abord, qui apitoient l'observateur et le clinicien,
et qui agissent sur un mode impulsif, rompant rapidement leurs relations
affectives, présentant des conduites violentes, pouvant, selon les
cas, commettre des vols, des bagarres, des agressions, des viols, vivant
ainsi en marge de la société, le plus souvent en bandes. Aux
moments critiques de leur évolution, ils peuvent présenter
des troubles mentaux transitoires : dépressifs, délirants,
ainsi que des conduites addictives (drogues légales et illégales).
Lorsqu'ils sont hospitalisés, ils sont capables, en quelques jours
ou en quelques semaines, de déstabiliser l'organisation des institutions
qui cherchent à leur venir en aide, transgresser les règles
élémentaires de leur fonctionnement, s'enfonçant dans
les brèches liées aux moindres défaillances de celles-ci,
et ils finissent par se faire rejeter, dans des mouvements en escalade de
provocation, d'intimidation et de menaces.
On décrit par ailleurs une forme de schizophrénie qui ressemble
à une psychopathie : on parle alors d'hébo dophrénie.
De tels patients présentent des troubles médico-légaux
: vols, attentats à la pudeurs, agressions ; mais ils manifestent
également certaines singularités qui orientent habitutellement
le diagnostic : on peut relever un syndrôme de "discordance", associant
des conduites ambivalentes manifestes (par exemple, expressions combinées
d'amour et de haine, d'attraction et de rejet, de tristesse et de joie, etc.),
une bizarrerie (dans l'habillement, des gestes, le langage, les émotions),
une froideur et une indifférence affective se combinant à une
extr me sensibilité, des coqs à l'ne dans le
déroulement de la pensée, un aspect illogique, immotivé
à leurs attitudes, un retrait autistique dans un monde intérieur
impénétrable ; on peut également constater un syndrôme
"d'influence" : impression d' tre observé à distance par des
inconnus, de vol et de devinement des pensées les plus intimes, de
contrôle des actes par autrui, de faire l'objet d'un complot par un
réseau plus ou moins vaste et identifiable, etc. Loin de pouvoir faire
partie de bandes de marginaux, ils restent en quelque sorte en marge de la
marge, isolés des groupes.
Un policier peut certes ne pas percevoir la différence entre un
psychopathe et un schizophrène ; deux psychiatres peuvent m me, dans
certains cas, avoir des avis différents (surtout s'ils n'ont pas les
m mes références théoriques). Le fait que certains cas
apparaissent comme particulièrement indécis et flous doit-il
nous conduire à jeter le bébé avec l'eau du bain ? Il
peut tre alors nécessaire de maintenir ouverte l'alternative, de ne
pas chercher à trancher prématurément, et de complexifier
les contextes d'intervention, combinant les dimensions judiciaires,
médico-psychologiques et familiales. L'évolution du patient,
en fonction de la mise en Ïuvre de ces multiples dimensions, permet
parfois d'affiner le diagnostic et la démarche thérapeutique
et/ou judiciaire. Dans les autres cas, il est préférable de
ne pas chercher à trancher... Quoi qu'il en soit, je ne crois pas
que la solution à ce type de problème se trouvera dans la
délibération de personnes non impliquées et non
informées. Je ne pense pas davantage que ce type de difficulté
méthodologique soit un argument pour disqualifier les savoirs et les
savoir-faire des juges et des psychiatres. Tout au plus pourra-t-on
considérer qu'ils sont imparfaits, limités et perfectibles.
JLLM : Certes à nouveau , mais nul ne prétend que la
délibération permet de "mieux délibérer en terme
de résultats" : elle est banalement un mode de décision plus
responsable , plus digne de l'humanité des "roseaux pensants"... je
me demande si la querelle n'est pas dans cette confusion : ce n'est pas par
rapport à "la bonne solution" universelle que l'on peut trancher en
comparant les résultats : dans tous les cas les résultats ne
seront jamais tres bons ! C'est par rapport au processus cognitif intelligible
d'élaboration de décisions responsables que l'on peut argumenter
. Le cas du juge qui se retranche derriere la position d'un psychiatre que
ce dernier ne peut rendre intelligible, est elle responsable ? Je ne crois
pas . L'affaire du sang contaminée est ici exemplaire : les politique
ont décidé sans comprendre en se retranchant derriere
l'autorité de l'expert J. Bernard et al , lequel , bien sur a
esquivé lorsqu'il a fallut reconnaitre qu'il s'était trompé
...laissnt le politique qui l'avait cru, seul responsable . Encore une fois
"l'attitude civique et scientifique , ce n'est pas croire (fut ce l'expert
) , c'est penser "
JM : Face à ces questions, les disciples plus ou moins directs de
G. Bateson ont pensé résoudre le problème en parlant
de "patient désigné", uniquement dépendant du regard
de l'observateur et du contexte où cette "désignation"
apparaît. Le résultat concret a abouti au fait que les
thérapeutes familiaux formés à la vulgate "systémique"
n'ont plus rencontré de familles confrontées à ces
pathologies difficiles à identifier, et encore plus à traiter.
Le relai a été pris par des thérapeutes dits
"comportementalo-cognitivistes", qui sont partis du postulat diamétralement
opposé, selon lequel les troubles constatés relèvent
bien d'une maladie, au sens classique du terme, qu'il s'agit de reconnaître
et d'objectiver. Ceux que l'on désigne comme "psychopathes" ou
"schizophrènes" sont peut- tre difficilement identifiables, mais il
continuent, malheureusement, à exister, à souffrir et à
courir des risques vitaux majeurs. Quant au traitement, il ne relève
plus, dans ce courant, d'interventions paradoxales, mais de conduites
psycho-éducatives consistant, pour les patients et leur proches, à
apprendre à gérer la maladie. On est ainsi passé de
Charybde en Scylla...
Ces phénomènes expliquent peut- tre en partie pourquoi la
communauté des cliniciens s'est trouvée en porte à faux
par rapport aux théories systémiques vulgarisées par
P. Watzlawick et ses successeurs. La clinique nous impose de complexifier
les hypothèses systémiques classiques, à requestionner
les ouvertures épistémologiques de G. Bateson moins
simplificatrices que celles de ses disciples directs, et à tenter
de procéder comme nous sommes en train de le faire ensemble : poursuivre
le dialogue épistémologique.
De la théorie du tiers autonome, j'ai retenu une hypothèse
forte : un résultat insuffisamment mauvais n'est pas équivalent
à un résultat suffisamment bon ; il se révèle
m me très nettement préférable, et somme toute
particulièrement heuristique dans ces situations marquées par
la tendance apparemment inexorable vers la violence brute, la
destructivité, l'entropie mortifère et meurtrière.
Je termine (provisoirement et récursivement!) en prolongeant mon
commentaire initial : relier, sans les séparer, l'interne et l'externe
; en l'occurence, les fonctionnements bio-psychologiques et les fonctionnements
familiaux et sociaux. Il se peut que ces considérations ne soient
pas complètement anodines si l'on considère les affres identitaires
dans lesquels se débat actuellement la constitution de l'Europe :
ne mésestimons pas la puissance des forces négatives qui menacent
la constitution des liens sociaux globaux, en considérant ce qui se
passe, sur notre terrain quotidien, aux niveaux locaux des personnes et des
familles les plus fragiles et les plus déstabilisées (et les
plus déstabilisantes). Telle pourrait tre ma très modeste
contribution aux débats initiés par l'AEMCX.
JLLM : Je retiens trés volontiers l'argument : ne jetons pas le
bébé avec l'eau du bain : L'infini complexité des
"équilibres psychiques " justifie que l'on s'attache avec passion
à s'en construire des représentations moins frustres que celles
de la dichotomie entre les fous et les autres . Passion qui incite à
ne pas se satisfaire d'un jargon que nul ne sait définir et
interpréter de façon stable et donc intelligible . Que cela
soit d'une extréme difficulté sans solution définitive
ne doit pas etre nié , et nous devons aider et stimuler les citoyens
qui s'y attachent pour nous aider à nous comporter de façon
moins indigne du roseau pensant . Mais nous devons aussi veiller à
ce qu'ils ne s'enferment pas dans l'illusion des sécurités
de leur jargon : s'ils ne peuvent pas nous rendre leur raisonnement intelligible
, il y a là un signal qu'il ne faut pas ignorer : on ne leur repprochera
pas de ne pas savoir , on leur reprochera de nier qu'ils ne savent pas, et
de ne pas nous inciter à assumer nos dignités d'humains
responsables de leur propre comportement . Je rejoins la conclusion de J.Miermont
: c'est pour cela que nous inventons ensemble le "programme Modélisation
de la Complexité"
Bien amicalement,
Jacques Miermont / Paris, 5 mai 1999
Addendum du 6 mai 1999
JM : Par ailleurs, pour simplifier la distinction entre psychopathie et
schizophrénie : la première se manifeste par des comportements
antisociaux qui sont clairement dirigés contre les règles et
les lois ; la seconde par des comportements asociaux, qui apparaissent incongrus,
incompréhensibles, illogiques, surprenant, paradoxaux. Dans la clinique
courante, on fait habituellement facilement la différence. Il y a
certes des parentés entre le travail du juge et du psychiatre, mais
ça n'est quand-m me pas le m me type de travail ou d'intervention.
Il existe certes une dimension thérapeutique dans l'intervention du
juge, et une dimension judiciaire dans l'intervention du psychiatre : mais
celles-ci sont incidentes, et ne doivent pas tre désignées
comme telles pour tre opérantes. Quand aux parents dans une famille,
ils assurent, de manière indissociable, des fonctions de police, de
justice, de soin, de thérapie. Il est intéressant de noter
que ces fonctions sont indémélables au sein de la famille,
et que l'organisation sociale repose sur leur distinction et leur
séparation. La thérapie familiale se situe à l'intersection
de ces processus de disjonction-conjonction.